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Migration et crise : une co-occurrence encombrante (compte-rendu)

Migration et crise : une co-occurrence encombrante, publié dans Mots. Les langages du politique 2022/2 (N° 129) sous la direction de Laura Calabrese, Chloé Gaboriaux et Marie Veniard

La migration est un sujet qui préoccupe l’Europe depuis des années, non seulement au niveau de l’Union Européenne mais aussi au niveau des pays membres. Le dossier Migration et Crise : une co-occurrence encombrante, publié dans la revue Mots. Les langages du politique, est consacré à l’étude scientifique des mouvements migratoires et plus spécifiquement aux mots employés pour qualifier ces phénomènes. Le dossier, composé d’une introduction et de trois études de cas de pays européens (Belgique, Allemagne et Italie) ainsi que l’analyse d’un rapport du HCR, se penche sur la question du cadrage (Framing) des différents mouvements de fuite en Europe et analyse comment ces mouvements sont discutés dans la politique et les médias. Le dossier, publié en 2022, examine les tendances des mouvements migratoires européens du début des années 2000 jusqu’à aujourd’hui. Il montre ainsi que le thème de la migration en Europe ne se limite pas à 2015. La  question centrale  du dossier est la suivante  : en quoi le choix du syntagme « crise » influence la prise de décision des institutions politiques en charge des questions migratoires.

La revue Mots. Les langages du politique s’inscrit dans une perspective interdisciplinaire à la croisée des sciences politiques, des sciences du langage et des sciences de l’information et de la communication. Tous les articles, sans exception, sont également publiés en anglais, ce qui montre que le sujet est d’importance internationale. La nature de l’approche adoptée dans le dossier n’est pas le fruit du hasard : elle porte, comme le titre de la revue, sur le choix des mots pour cadrer les débats publics sur cette question en envisageant une pluralité de cadres nationaux et internationaux. 

Alors que tous les articles du dossier traitent du thème de la migration d’un point de vue communicationnel, les différentes questions qui découlent de contextes variés justifient une tentative d’éclairage global. L’article consacré à la Belgique, par exemple, examine les différences de communication dues au bilinguisme tandis que l’article qui met l’accent sur la Willkommenskultur (« culture de la bienvenue ») en Allemagne se penche résolument sur le mouvement des réfugiés de 2015-2016 et discute de l’influence du discours des médias et de la politique sur l’opinion et la perception du public. La troisième étude de cas s’intéresse au groupe professionnel des travailleurs sociaux et à la manière dont leur discours est lié à leurs pratiques en relation avec les demandeurs d’asile. Enfin, le quatrième et dernier article du dossier remet en question le discours tenu jusqu’à présent par le réseau des Nations Unies pour les réfugiés et discute de la politisation des mouvements migratoires.

Le sujet est d’autant plus important qu’il ne concerne pas seulement les pays individuellement, mais aussi les grandes institutions telles que l’Union Européenne ou les Nations Unies. La discussion scientifique dans le cadre de ce dossier montre non seulement différentes stratégies de gestion des mouvements migratoires au niveau national, mais aussi contribue à un débat nuancé à partir duquel les approches existantes peuvent être non seulement discutées, mais aussi élaborées antérieurement. En ce sens, le dossier est un condensé des dernières années, dont on peut tirer des analyses pour comprendre lesdes mouvements migratoires en Belgique, en Allemagne et en Italie. Cécile Balty et Valériane Mistiaen, chercheuses dans le domaine de l’analyse du discours et des études médiatiques ont étudié les particularités du bilinguisme en Belgique; Catherine Perron est une politologue diplômée de Sciences Po et de l’université libre de Berlin qui s’intéresse aux migrations forcées et aux politiques de la mémoire en Allemagne et dans les pays d’Europe centrale et orientale. L’étude de cas sur l’Italie a été réalisée par Pina Lalli, politologue et sociologue et Elena Giacomelli, qui est spécialisée en sociologie et droit des affaires. Enfin, Odile Vallée, chercheuse en sciences de l’information et de la communication, se penche sur la politique des réfugiés du HCR. La succession des articles dans le dossier permet de jeter un regard contrasté et nuancé sur le sujet discuté. Le dernier article du dossier, portant sur le HCR, élargit le débat du niveau national au niveau international et tente de rassembler les approches discutées.

En ce qui concerne les approches méthodologiques mobilisées, elles sont également de nature variée. Balty et Mistiaen s’appuient sur une analyse du discours. De 2011 à 2020, elles ont analysé les différents acteurs impliqués dans le processus de gestion des mouvements migratoires, tant dans la partie française que flamande de la Belgique. Balty et Mistiaen ont analysé le discours, le positionnement discursif et la manière dont la « crise » est cadrée et comment cela influence la représentation des mouvements migratoires et leur institutionnalisation en Belgique L’article de Catherine Perron s’appuie sur une analyse de mots-clés des articles dans la Stuttgarter Zeitung, un des plus grands journaux du Bade-Wurtemberg, une source médiatique, et sur l’analyse des discours et des protocoles des débats en plénière du ministre-président Winfried Kretschmann, une source politique. Les mots-clés ont ensuite été synthétisés en un corpus faisant l’objet d’une analyse détaillée. L’article de Lalli et Giacomelli s’appuie, quant à lui, sur des entretiens menés avec des travailleurs sociaux qui travaillent dans des centres d’accueil à Trente en Italie. Enfin, Odile Vallée réalise une analyse semi-discursive de cinq rapports d’activité globaux du HCR à partir du début de la guerre en Syrie en 2015 jusqu’à 2019 avec l’objectif d’explorer la manière dont le type de discours encadre les formes de politisation..

Les limites d’un discours migratoire européen performatif

Dans son analyse, Catherine Perron identifie l’année 2015 comme un tournant clair en matière de communication sur les mouvements migratoires en Allemagne, qui se manifeste d’une part par des protestations de la population allemande à l’encontre des réfugiés, mais aussi par un changement de vocabulaire dans la Stuttgarter Zeitung, où le terme Flüchtlingskrise ainsi que des dénominations telles que Flüchtlingsstrom (flux de réfugiés), -welle (vague), -flut (flot), voire -ansturm (ruée) deviennent plus fréquents. En même temps, le discours de la Willkommenskultur reste fort, les aspects négatifs du cadrage de la dynamique migratoire en tant que crise ont donc été atténués par celui de la Willkommenskultur. L’un des principaux problèmes identifiés dans les entretiens de Lalli et Giacomelli concernant l’accueil des réfugiés est le manque de temps que les travailleurs sociaux passent avec les personnes qui arrivent. Leur travail est réduit à de la gestion d’urgence, ce qui rend impossible la mise en place de projets à long terme et d’un suivi professionnel. Les travailleurs sociaux interviewés citent comme défis la professionnalisation de l’accueil des personnes et la définition d’une mission.

La question qui sous-tend l’analyse des rapports du HCR menée par Odile Vallée est la suivante : « Comment les réfugiés sont-ils représentés dans les rapports ? ». Ils sont le plus souvent représentés par des photographies ou des tableaux, montrant des activités quotidiennes paisibles, comme la vie en famille ou les enfants scolarisés. Ce qui est montré de la part des pays d’accueil, c’est une intégration réussie dans les sociétés ; les situations conflictuelles ou les cas d’échec vis-à-vis du HCR ne sont pas mentionnés. Grâce à ces rapports, le HCR parvient à se positionner en tant que porteur de solutions. Enfin, l’analyse de la Belgique menée dans l’article de Cécile Balty et Valériane Mistiaen avec ses deux zones linguistiques a montré que le discours sur les mouvements migratoires est soumis à une variété de subtilités linguistiques. L’analyse des différents types de crises (la crise d’accueil (des demandeurs d’asile), la crise d’asile, la crise humanitaire, la crise des réfugiés, la crise des migrants, la crise migratoire) a montré que la dénomination la crise de l’accueil est utilisée par tous les acteurs du corpus pour référer à la saturation du réseau de l’accueil en Belgique entre 2008 et 2012 (c’est le système d’accueil qui est en crise selon cette formulation).

Ce dossier, en mettant l’accent sur les discours officiels de différents pays ainsi que du HCR permet dès lors d’analyser les différents effets de cadrage discursifs autour des phénomènes migratoires et permet surtout de dénaturaliser l’emploi du terme crise associé aux questions migratoires. En Allemagne par exemple, les politiques migratoires vont dans le sens de l’accueil. Le discours de la Willkommenskultur a été imposé par la chancelière et l’exécutif allemand bien que ce discours de la « culture de la bienvenue » ne soit pas uniquement le fruit de la bienveillance allemande mais également un profit économique plus calculateur. Dans le land du Bade-Wurtemberg le discours s’est institutionnalisé. On pourrait presque croire à un ruissellement. Ce discours institutionnel est avant tout destiné à l’opinion publique. Celui portant sur le HCR est quant à lui juridique. Il dessine des catégories de migrants, et lui de déterminer des conditions d’accueil. Le Haut Commissariat de l’ONU pour les réfugiés est présenté comme « une organisation internationale (Devin, 2016) mandataire de l’ONU créée en 1950 pour organiser et coordonner l’action internationale sur la question des réfugiés et des catégories de population apparentées ». Le HCR a donc un rôle supranational de régulateur.

Néanmoins, la réalité est moins évidente que la parfaite pyramide hiérarchique évoquée ci-dessus. Les ONG et les institutions para-publiques sont les premières à prendre en charge les populations. Alors qu’elles semblent les plus à même d’établir une feuille de route claire sur la gestion de l’accueil, elles reçoivent des directives de partout, parfois contradictoires entre elles. Les États délèguent le plus de responsabilité possible aux régions, elles-mêmes n’ont parfois pas les compétences pour répondre aux défis soulevés. Les différences de traitement d’une région à l’autre sont notables. Les organes régulateurs ne régulent pas suffisamment. Il s’agit d’un véritable millefeuille administratif où se diluent les directives d’un échelon à l’autre. Peut-on même parler « d’échelons » quand tant d’échelles se côtoient ? Le dossier de cette revue est loin d’apporter une réponse de ce point de vue. Il pointe du doigt : l’analyse des discours est le papier tournesol qui révèle ce flou administratif. Les rôles ne sont pas distribués ce qui résulte d’une dé-responsabilisation pratique des pouvoirs publics. Sans réelle ligne de conduite, les accusations non plus ne prennent pas de direction. Le flou est une ressource. Les mots sont des instruments, parfois inutiles. Certes, la crainte est distillée par le cadrage anxiogène, mais même lorsqu’il est positif, ce cadrage ne fait pas le poids face à une mauvaise gestion.

Une recension de Lena Besson et Bettina Zöttl