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Rojava, la guerre des images

Carte du Rojava en 2019 (source : Emergency Committee for Rojava/Ritimo)

L’Université Libre de Bruxelles organise début 2023 un colloque consacré aux dix ans de la révolution kurde du Rojava, initiée en 2012 par la déclaration d’autonomie de trois cantons du nord-est de la Syrie. A la fin de l’année 2011, l’instabilité politique du régime syrien consécutive à la révolte populaire commencée en mars profite aux forces kurdes du Rojava, région du nord-est du pays. Celles-ci mettent en place un système politique fondé sur les principes révolutionnaires du “confédéralisme démocratique”, qui se veut socialiste, non-étatique féministe et écologiste. Dans les médias, plusieurs cadrages des événements du Rojava se disputent. Certains médias de pays frontaliers comme la Turquie dépeignent le Rojava comme un régime despotique et expansioniste, mis en difficulté par la guerre, et contribuent à discréditer la légitimité de ses dirigeant-es. D’un autre côté, certain-es journalistes et commentateur-ices, en particulier occidentaux, se font le relais des valeurs prônées et des mesures prises par les révolutionnaires kurdes, attestant du bon fonctionnement d’un système considéré comme exemplaire par des militant-es de gauche du monde entier. Comment comprendre et analyser ces descriptions si contrastées ? Entre l’image d’un foyer de dangereux terroristes, entretenue notamment par le gouvernement turc, et celle d’un combat héroïque pour la libération des femmes, la défense du « confédéralisme démocratique » et de l’écologie , entretenue dans des réseaux de soutien occidentaux, la révolution du Rojava est  au cœur d’un conflit de représentations politiques dans les médias. Analyse.

Une image caricaturale du Rojava dans la presse turque

Du côté de la presse turque, le cadrage journalistique de la révolution du Rojava est globalement hostile, du fait du conflit historique avec le mouvement nationaliste kurde. Après la Première Guerre mondiale, les Kurdes ont obtenu le droit de bâtir une nation indépendante, qui sera rapidement oubliée par l’arrivée au pouvoir du « Père des Turcs », Mustafa Kemal[1]. L’un des tournants dans l’histoire du conflit réside dans la création du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en 1978, qui est un mouvement armé pro-kurde, et considéré comme « terroriste » par la Turquie et une partie de la communauté internationale[2].

Aujourd’hui, les Kurdes constituent une nation sans Etat, dont le territoire d’implantation chevauche les frontières de quatre pays : la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran. La Turquie a mis en place un système de propagande afin de criminaliser les Kurdes. La quasi-totalité de la presse turque, tels que les journaux Yeni Safak, Zaman ou encore l’agence Anadolu, sont favorables au gouvernement. Ils mobilisent leurs publications en stigmatisant et dénonçant les activités dites « terroristes » des populations Kurdes[3]. Chaque opération ou arrestation est largement diffusée dans les médias traditionnels et sur les réseaux sociaux dans le but de légitimer la persécution des Kurdes[4]. Mis à part les associations ou médias spécialisés, le traitement journalistique des Kurdes par les médias turcs est relativement faible et défavorable à leur cause, ainsi qu’un certain nombre d’alliés occidentaux. Toutefois, ce n’est pas le traitement exclusif qui leur est réservé dans la presse occidentale.

La médiatisation du Rojava dans les pays occidentaux : une lecture stato-nationale et libérale

Du côté des médias occidentaux, le tableau est plus nuancé. Selon la journaliste américaine d’origine syro-palestinienne Nada Homsi, auteure d’une thèse sur « l’utopie du Rojava », les journaux et les gouvernements occidentaux livrent des informations fortement marquées par une perspective stato-nationale et libérale qui omet presque systématiquement les composantes anticapitaliste et écologiste de la révolution. Les médias occidentaux tendent ainsi à présenter le régime selon leur “imaginaire national”[5], en montrant des innovations allant dans le sens de la démocratie représentative et de l’économie capitaliste.

Selon le chercheur Akin Cihan Erdost, auteur d’une étude sur la couverture journalistique du Rojava dans sept médias d’information britanniques et étasuniens entre 2014 et 2019[6], les principaux médias aux Etats-Unis et au Royaume-Uni réduisent la situation du Rojava à trois aspects principaux : un mouvement séparatiste, représentant une menace pour la sécurité du fait de son caractère expansionniste ; un régime expérimental, qui ne serait pas nature que provisoire ; et une révolution sociale, souvent réduite à des circonstances géographiques et historiques singulières, ou à l’une de ses dimensions comme l’émancipation féminine. Ces cadrages dominants contribuent à délégitimer le projet du Rojava, soit du fait de leur caractère ouvertement hostile, soit en raison de leur condescendance orientaliste, qui empêche de saisir la révolution dans ses propres termes et selon sa propre logique.

Le Rojava, l’idéal démocratique et émancipateur

Face à la propagande anti-kurde ou à « l’exoticisation » de leur lutte, les révolutionnaires du Rojava prônent l’existence d’un régime radicalement démocratique. Une des difficultés qui se posent à eux pour diffuser leur propre cadrage de la lutte est d’ordre linguistique. Si leur langue locale a une importance politique pour les Kurdes, dans la mesure où elle leur permet d’affirmer leur identité, le caractère minoritaire de celle-ci ne les avantage pas toujours. Les médias internationaux, et turcs peuvent, par le jeu des traductions, modifier les messages que les Kurdes du Rojava souhaitent diffuser à l’étranger. Le sens des mots et des phrases change selon le prisme politique des uns et des autres. L’analyse de Nada Homsi montre ainsi que les médias traduisent en fonction de l’audience cible : la traduction anglaise donne une image embellie des femmes tandis que la traduction arabe met en avant la rébellion[7].

Une autre difficulté tient au fait que les récits journalistiques sont largement dépendants d’une actualité régionale dans laquelle la révolution du Rojava est rarement le sujet principal. La lutte contre l’Etat islamique a certes été un facteur important de la légitimation des revendications des Kurdes de Syrie par les médias occidentaux : le traitement journalistique du conflit a permis la diffusion de ces idées à une plus large audience. Loué-es pour leur engagement contre le terrorisme, les YPG (“Unités de protection du peuple” affiliées au PYD), ont été soutenues par la coalition internationale et présentées comme les seules forces armées efficaces pour défaire Daesh, les armées régulières locales se trouvant en difficulté. Les raisons d’un tel intérêt sont évidentes et compréhensibles. Mais on peut s’interroger sur la viabilité du soutien apporté au Rojava à l’époque. L’affaiblissement de la question dans l’espace médiatique après 2017, alors que les YPG poursuivaient la lutte contre l’occupation turque, peut suggérer une forme d’instrumentalisation, en occultant la question politique centrale chez les Kurdes.

Ces dernier-es théorisent la lutte armée et la guérilla comme un outil de leur projet politique. Ainsi, la figure du/de la combattant-e est souvent glorifiée et les martyrs morts au combat sont nombreux-ses, y compris parmi les combattant-es internationaux-ales volontaires[8]. Les moyens de communication sont également souvent utilisés pour parler et faire parler de la guerre, à l’image du site Internet kurde Gerîla TV. Si la lutte armée est aussi centrale pour les figures politiques locales, c’est parce qu’elles agissent dans un contexte de tension et de menace permanent et, ainsi, combattre toutes les menaces fascistes, aussi bien du côté des forces d’invasion turques que des islamistes de Daesh.

Une image romantisée par les médias kurdes et occidentaux

Toutefois, depuis l’effondrement de l’Etat islamique en 2017 en Syrie, les forces kurdes ne sont plus seulement réduites à leur rôle dans la coalition. Ainsi, l’attention médiatique s’est à la fois affaiblie, et peu à peu déplacée vers le régime autonome qu’ils ont formé de facto sur les territoires qu’ils contrôlent depuis 2012.

Recueil de récits de combattants internationaux au Rojava (éditions Libertalia, 2020)

La fédération kurde pose les bases d’un régime nouveau basé sur un éventail de valeurs en théorie chères aux démocraties occidentales. Le ton est donné dans leur constitution, adoptée dès 2014 : elle se porte garante de “la liberté, de la justice, de la dignité et de la démocratie, et dans le respect des principes d’égalité et de développement durable”[9]. La mise en place de ces idées dans un territoire enclavé entre deux régimes autoritaires ne manque pas d’éveiller la curiosité des médias destinés à des publics occidentaux. Ainsi, la médiatisation du régime est romantisée, notamment par les titres qui évoquent la figure de l’Utopie : “Voyage au cœur d’une utopie libertaire”[10], “En attendant Utopie(s) ? #11 : Rojava, une utopie au cœur du chaos”[11]. Cette image tient aussi aux Kurdes eux-mêmes qui créent leurs propres canaux de communication, indépendants du pouvoir syrien. On peut citer comme exemple l’Union de la presse féminine qui est l’instigatrice de nombreux articles à destination des Kurdes et des Occidentaux[12] ou encore La commune du film du Rojava où la population locale produit et réalise des films[13].

Ce nouvel aspect de la médiatisation du Rojava est aussi le fruit de témoignages d’universitaires et de combattant-es occidentaux-ales livrant des récits plus proches de la réalité du terrain.

Egalité des sexes, pluralisme politique, liberté de la presse : les critiques adressées au projet politique du Rojava

Des images de courageuses combattantes du Rojava ont séduit les médias du monde entier. Cependant, pour certains observateurs, ces images de femmes libres ne correspondent pas toujours à la réalité. “L’accès aux femmes est […] strictement contrôlé par des hommes qui choisissent celles que l’on doit suivre ou interviewer”, raconte par exemple une reporter française de Libération.[14] Un rapport de Human Rights Watch[15] documente par ailleurs plusieurs cas dans lesquels les forces de sécurité du PYD semblent avoir détenu arbitrairement des individus affiliés à des partis politiques d’opposition kurdes, en raison de leur activité politique pacifique contre le PYD. Enfin, Reporters Sans Frontières[16] dénonce en 2016 une dégradation de la liberté de l’information dans les territoires contrôlés par le PYD. Arrestations, enlèvements, intimidations et parfois expulsions du territoire de journalistes trop critiques vis-à-vis du parti : l’organisation a recensé un nombre croissant d’exactions à l’encontre des acteur-ices syrien-nes de l’information.

Cependant, il ne faut pas oublier que cette expérimentation du Rojava est menée dans l’un des endroits les plus instables et dangereux de la planète, encore très conservateur. Peut-on se proclamer démocratie quand la liberté d’expression, le pluralisme politique, ainsi que l’égalité des genres ne sont pas toujours respectés ? Poser la question, c’est sans doute supposer que les pays qui se disent « démocratiques » respectent ces principes, ce que l’actualité en Amérique du Nord et en Europe occidentale est loin d’attester.

Un faible intérêt médiatique pour la construction politique du Rojava

Source : Europresse

Enfin, la médiatisation du Rojava en Occident, et notamment en France, a connu un net coup d’arrêt avec la pandémie de Covid-19. De plus, avec les récents événements en Ukraine ou encore en Afghanistan, la Fédération kurde est devenue une préoccupation mineure pour la majorité de l’opinion publique des pays occidentaux. Comme l’indique le graphique ci-contre, réalisé à partir des articles contenant le mot « Rojava » dans la base Europresse, la représentation du Rojava a évolué. La région a été de plus en plus citée des années 2013 à 2016, jusqu’à la diminution de sa présence médiatique en 2017, moment qui correspond à la chute de l’Etat Islamique. Pendant ces années, l’attention était surtout portée sur la guerre que menaient les Kurdes contre les terroristes. Mais entre 2018 et 2019, une métamorphose s’opère. La région devient très médiatisée pour ses relations conflictuelles avec la Turquie, mais aussi parce qu’elle héberge de nombreuses prisons de djihadistes. Au final, l’attention porte très peu sur le régime qu’ont mis en place les Kurdes, et hormis quelques articles allant dans ce sens et de nombreux témoignages de combattant-es revenu-es en France après s’être battu-es pour le Rojava, la fédération reste très méconnue du grand public.

Malgré l’image plutôt positive renvoyée par le régime, elle n’a pas été suffisante pour mobiliser la population et les gouvernements occidentaux, qui ont abandonné la région à son sort lors de l’invasion turque de 2019. Dix ans après la révolution du Rojava, force est de constater que celle-ci fait office d’exemple – positif ou négatif – en développant un modèle de société autonome, égalitaire, fondé sur l’émancipation des femmes et le respect de l’environnement. L’existence de ce système est d’autant plus surprenante que les territoires du Kurdistan syrien restent en guerre. Cependant, sa médiatisation est imprégnée de biais d’interprétation qui rendent difficile l’obtention d’informations fiables sur la situation locale. La Turquie en particulier continue de mener activement son combat militaire et idéologique contre l’autonomie des Kurdes et travaille concrètement à détruire cette « utopie » en stigmatisant et bombardant le Kurdistan, sous l’œil passif ou indifférent des pays occidentaux. 

Lola RAMSDEN, Clémence MARTIN, Léa PEROTIN, Baptiste LE BOUQUIN, Coline PACAUD (promotion 2022-2023)


[1] INA, « Aux origines du conflit kurde en Turquie », L’ina éclair l’actu, 14 octobre 2019. Url ?

[2] Centre Démocratique Kurde Marseille, « La Communauté Internationale doit assumer ses responsabilités vis-à-vis de la résistance kurde », kurdistan-au-feminin, 21 mai 2021.

[3] « Offensive contre les Kurdes : des médias turcs se félicitent de l’exécution de civils », Courrier international, 13 octobre 2019.

[4] reportage vidéo de TV5monde « Syrie : à la rencontre des femmes kurdes victimes de la terreur des mercenaires pro-turcs », sorti en décembre 2021 Donner la référence complète et un lien URL

[5]  ANDERSON Benedict, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme [1983], Paris, La Découverte & Syros, 2002.

[6] AKIN, Cihan Erdost, “Making the Revolution Intelligible, Rendering Political Imaginations Unthinkable: A Postcolonial Reading of British and American Media Representations of Rojava”. Kurdish Studies, 8(2), 2020, p. 313-338.  

[7] Postnational Utopia : An Analysis Of Rojava’s Disjuncted Mediation

[8] Collectif, Hommage au Rojava. Les combattants internationalistes témoignent, Libertalia, 2020.

[9] Constitution du Rojava. Wikipédia, l’encyclopédie libre. Page consultée le 1 octobre, 2022 à partir de http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Constitution_du_Rojava&oldid=194620673.

[10] COURT Mireille, DEN HOND Chris “voyage au cœur d’une Utopie libertaire” Manière de Voir/Le Monde. N°169, 1er février 2020

[11] POULAIN Henri, Data Gueule,“En attendant Utopie(s) ? #11 : Rojava, une utopie au cœur du chaos”, 16 juin 2020

[12] ANHA, « Rojava. La presse féminine lutte pour être la voix des femmes », Kurdistan au féminin, 1/7/2020. ROJAVA. La presse féminine lutte pour être la voix des femmes – Kurdistan au féminin (kurdistan-au-feminin.fr)

[13] TUCOULET Pauline, “Nouvelles fabriques des « films kurdes »”, NewsPress. 21 septembre 2020.

[14] Hala Kodmani. (2016). Combattantes kurdes, la bataille de l’image. Libération. https://www.liberation.fr/planete/2016/09/20/combattantes-kurdes-la-bataille-de-l-image_1504238/

[15] Human Rights Watch. (2014). Summary, Syria: Abuses in Kurdish-run Enclaves. Human Rights Watch. https://www.hrw.org/report/2014/06/19/under-kurdish-rule/abuses-pyd-run-enclaves-syr

[16] Reporters Sans Frontières. (2016). Le Rojava ou comment le PYD entend contrôler les médias et mettre au pas les acteurs de l’information. Reporters Sans Frontières.https://rsf.org/fr/le-rojava-ou-comment-le-pyd-entend-contr%C3%B4ler-les-m%C3%A9dias-et-mettre-au-pas-les-acteurs-de-l