L’échange universitaire Erasmus constitue pour nous, étudiants, autant une opportunité qu’un impératif face aux enjeux qui seront les nôtres au cours de nos carrières professionnelles. A sa création en 1987 le projet incluait seulement onze pays avant de s’étendre progressivement aux trente pays de l’espace économique européen, soit le programme que nous connaissons aujourd’hui. L’Erasmus est souvent vu par les étudiants français comme une bouffée d’air frais dans leur parcours universitaire aussi interminable que dense.
En effet, dans mon cas personnel les trente heures hebdomadaires de mon Master ont laissé place à huit heures réparties sur trois jours. Mais pour autant il ne faut pas se méprendre : loin d’être un séjour de relaxation et de détente subventionné par l’UE, il s’agit d’une expérience prenante, grisante et constructive. La jeunesse est par essence inconsciente, et elle nourrit sa passion du plus formidable des paradoxes. La formulation pléonastique de notre titre trouve son sens dans les quelques éléments indissociables de l’aventure dont nous proposons ici d’établir une liste non exhaustive.
L’accoutumance à la culture anglaise…
Au fil de mon séjour, je prends conscience peu à peu de l’ouverture exceptionnelle que nous procure une telle entreprise. D’abord, j’ai dû me confronter à la culture Britannique. Nous avons beau être des voisins très proches, leurs habitudes n’ont eu de cesse de me surprendre. Une anecdote récente illustrera mon propos. L’idée (audacieuse mais non moins brillante) m’est venue d’initier mes colocataires, quatre étudiants anglais, à l’exceptionnelle expérience gustative que peut constituer un petit déjeuner à la française. Première conclusion, ils n’ont pas su saisir la supériorité du beurre normand demi-sel sur la margarine. Secundo, et j’ose à peine le confesser, j’ai dû leur faire comprendre que tartiner leur croissant de ketchup était un outrage à la bienséance la plus élémentaire. Enfin, le conflit centenaire entre le thé et le café a tourné encore une fois au vinaigre, et n’a pu trouver de salut qu’avec l’inclusion funeste et accablante de lait et de chantilly dans mes biens aimés expressos serrés.
Leur réticence à se confronter au raffinement français m’a bien évidemment chagriné, mais tel Jeanne sur le bûcher, je me suis fièrement tu dans ma fierté, laissant les flammes de la barbarie, du porridge et des haricots rouges consumer mon corps, refusant d’abjurer ma foi dans la baguette et le béret.
Toutefois, passant outre ces menus détails concernant l’exigence française dans la sustentation, j’ai embrassé avec joie les traditions et habitudes de nos amis Britons.
…sans pour autant perdre son identité.
L’un de mes cours en particulier me donne l’occasion de pleurer ma regrettée France deux fois par semaine. Il s’agit d’un cours sur les « Idéologies politiques et controverses sociales ». Lors des seminars (cours sous forme de débats) hebdomadaires, nous abordons des questions telles que la légalisation de la prostitution, la législation encadrant la consommation de tabac dans les lieux publics, ou la pertinence de la monarchie personnifiée par la Reine. J’ai choisi ces exemples à dessein, puisque je me prononce personnellement pour le droit de fumer au bordel en compagnie d’une ravissante courtisane à qui l’ont invoque la nécessité de passer la reine mère sur l’échafaud au plus vite pour en finir avec l’effarant archaïsme monarchique. Des propos qui n’ont pas manqué de surprendre mon professeur. Il a d’ailleurs mis en garde le reste de la classe contre les périls que constituait une nouvelle invasion française incarnée par Haya et moi-même.
Le sentiment européen à l’épreuve des clichés?
L’un des atouts indéniables du séjour est la rencontre avec la jeune Europe. Les étudiants venus des quatre coins du continent ont en commun le déracinement et l’envie de faire de cette expérience un moment fort de leur vie. En dépit de l’impératif croissant d’une maitrise de la langue de Shakespeare dans nos compétences, la Grande Bretagne n’est pas le pays phare du programme, loin de là. En termes quantitatifs, l’Espagne et la France attirent bien plus les étudiants européens que le Royaume Uni. Les jeunes gens rencontrés tout au long de ce séjour offrent un kaléidoscope de leurs cultures respectives qui cristallisent la riche esquisse du brouillon communautaire. L’Erasmus incarne dès lors pour nous l’occasion de nous sentir immiscés dans ce bouillon commun européen. Ne sommes-nous pas l’une des premières générations à pouvoir nous prétendre légitimement européens ? Les clichés mutuels concernant les différences, de tous côtés des frontières, persistent cependant, en particulier au sein d’une Europe où chaque peuple a appris pendant des siècles à détester son voisin.
Les clichés sont les éléments d’une culture stéréotypique dont la maîtrise répond avant tout à un besoin d’appréhender l’autre par un biais rassurant. Il faut apprendre à différencier ce qui relève du trait de culture de ce qui s’avère un fantasme arbitrairement outrancier. Après quelques mois passés entouré d’Européens, certaines idées reçues s’avèrent tout de même fondées :
Les Italiens, quand ils ne se vantent pas de la supériorité de leur gastronomie, usent d’un surprenant double langage à propos des femmes, opérant cette fabuleuse et salutaire dichotomie entre leur mère et le reste de la gente féminine. Les Espagnols font preuve d’une hospitalité et d’une convivialité à toute épreuve, notamment lorsqu’il s’agit d’inviter tout le monde à déguster l’apéritif à l’extérieur, ce qui leur tient à cœur même sous vingt centimètres de neige (attesté dans un parc). Les Anglais quant à eux, peuvent absorber n’importe quel liquide tant que celui-ci possède un degré suffisant d’alcool pour leur faire oublier qu’ils passent leurs soirées à se battre. Leur seule lueur de clairvoyance réside dans leur conscience qu’un système de protection sociale incluant un accès aux soins dentaires leur serait plus qu’utile, mais pour s’ôter les maux de la bouche, s’enivrer fonctionne aussi, brillante découverte. Mais que dire de nous-même, les Français, puisque la moindre émission d’un doute est perçue comme la preuve que nous sommes les meilleurs râleurs du continent ! On ne peut évoquer les atouts (pourtant incontestables) de la France dans le domaine des Arts et Lettres sans voir s’abattre une pluie de critiques sur notre vanité et notre capacité prétendument erronée à identifier l’Art partout et en chacun. Mais est-ce notre faute si notre pays a engendré les plus beaux hommages au nombril, qu’il s’agisse du nôtre ou de celui de l’Olympia Manesque ?
Ces différences sont autant de sources d’une rivalité, qui on le sent, n’a plus guère sa place que dans les sourires et autres boutades de mauvais goût. Nous nous complaisons dans un amour cruel, où la rancœur embrase un désir soumis à l’inconscience. Et c’est connu, les contraires s’attirent.
Le sentiment qui prône, c’est que nous sommes des amants réciproquement détestés et contraints par la raison à s’unir. Aussi, n’en déplaise à Erasme, c’est dans un bain de luxure que nous nous plongeons, nous, jeune Europe, et avec délectation ! Notre ultime extravagance est d’avoir détourné la figure du sage chrétien pour en faire « l’Erasmus orgasmus » ce sobriquet bien connu des initiés qui incarne un voyage dont l’évocation suffit à faire frémir les jeunes d’Europe. C’est cela l’Europe : un antagonisme qui, après avoir été poussé à son paroxysme, se mue pour devenir la plus imposante orgie qu’une institution supra étatique ait jamais organisé. Mais enfin pardonnez à la jeunesse ses outrages, et ne blâmez pas un peuple qui ne rêve que d’amour, lié par la plus digne quête que l’on puisse entreprendre, celle de façonner un avenir commun !