La censure de la loi Avia en 2020 par le Conseil Constitutionnel est apparue comme une victoire pour l’association La Quadrature du Net. L’événement a souligné la capacité de cette petite association à intervenir dans les débats publics autour de la question de censure et de la promotion d’un « Internet libre ». Un sujet qui divise mais nécessite des réponses politiques.
La lutte contre la « haine en ligne » : peut-on vraiment s’y opposer ? Nombreux sont ceux qui souffrent de ces messages indésirables qui pullulent sur les réseaux sociaux[1]. Les plus susceptibles de s’effondrer face à celles-ci sont les enfants, notamment dans le cadre d’affaires d’harcèlement : Lucas[2], Lindsay[3], Clara[4]… Leurs prénoms sont connus, mais leurs histoires dramatiques ne sont pas les seules à faire écho au thème de la « haine en ligne ». En 2014, le parquet de Toulouse demandait la fermeture du site web Croach accusé de provocation à la haine raciale[5]. Face à ce sujet devenu une préoccupation majeure des citoyens, que nul ne peut ignorer, les solutions apportées par la classe politique ne font pas l’unanimité, notamment au sein de la société civile. Les mesures prises, en particulier la loi dite « Avia » sont décriées en raison du rôle d’organe de contrôle joué par les GAFAM[6] si la disposition originelle avait été appliquée. Parmi les acteurs de la contestation de la loi Avia, l’association La Quadrature du Net se place en tête de cortège pour la défense de la liberté d’expression. La lutte contre la haine en ligne doit-elle signifier la fin de l’Internet libre ? Une analyse de la Salle421.
L’action des pouvoirs publics contre la « haine en ligne »
La haine sur Internet est apparue dès le moment où ce dernier est devenu accessible au grand public. L’historien Marc Knobel dans son ouvrage La cyberhaine, analyse la croissance exponentielle de la violence en ligne[7]. S’il décompte déjà pas moins de 957 sites néonazis francophones en 1999, il en décompte en 2011 pratiquement 15 fois plus.
Cependant, malgré l’explosion de la violence en ligne ces dernières années, les géants du numérique font preuve d’une forme de permissivité ambivalente vis-à-vis de la haine diffusée sur leurs réseaux. C’est pourquoi, en janvier 2023, le secrétaire général des Nations Unies qualifiait de « complices »[8] les réseaux sociaux faisant preuve de laxisme en la matière. Sont alors mis en cause : Facebook, X, Tik Tok et plus généralement tous les réseaux qui permettent aujourd’hui la prolifération rapide des « discours de haine ». Mais alors, qui sont les mauvais élèves ?
En 2022, un rapport de l’Arcom[9] répond à cette question et fait ressortir qu’il y a eu 1 159 206 signalements sur la plateforme X/Twitter et que seuls 25% de ces signalements ont donné suite à une sanction. Cette statistique alarmante met en lumière l’inaction des gestionnaires des réseaux sociaux, ainsi que la complaisance de la modération de ces sites envers la haine en ligne.
Le rachat de Twitter par Elon Musk en octobre 2022 n’a d’ailleurs pas arrangé la situation, selon certains observateurs[10], compte tenu de la vision très néolibérale du milliardaire en ce qui concerne Internet. Nous l’avons dit, Internet est un moyen rapide et très efficace pour propager des informations à grande échelle. C’est ainsi la nature même de cet outil qui rend difficilement contrôlable la prolifération de propos haineux entre les internautes.
Cependant, si ce problème a bien été identifié, il est considéré comme un problème public qui doit donc être traité par les pouvoirs publics, lorsqu’il est inscrit à l’agenda politique. En effet, c’est par le processus d’« agenda-setting »,[11], qu’un problème social est susceptible d’être porté à l’attention du public, des décideurs politiques ou des médias. Erik Neveu, dans son ouvrage Sociologie politique des problèmes publics, théorise le processus d’identification d’un phénomène social comme problème public[12]. Dans le contexte de la lutte contre la « haine en ligne », cela implique de savoir comment et pourquoi un sujet devient majeur dans le discours public et politique.
En France, la lutte contre la « haine en ligne » a fait naître différentes initiatives : plateformes dédiées au signalement de contenu haineux comme le site Pharos ; sensibilisation des jeunes aux dangers de la « haine en ligne » ; éducation aux médias et à la citoyenneté numérique ; incitation des GAFAM à permettre une suppression rapide des contenus haineux… C’est précisément cette dernière idée que soutenait la proposition de loi Avia[13] en 2019, preuve de la mise à l’agenda politique de la lutte contre la haine sur Internet. L’objectif de la loi ? Réduire le nombre de propos haineux sur Internet. Comment ? Par la création d’un observatoire de la « haine en ligne » et par l’ obligation pour les plateformes digitales de supprimer tout contenu signalé comme étant illicite, y compris les propos haineux évidemment. Avec cette loi, on pourrait logiquement penser que les pouvoirs publics ont identifié le problème et saisi ce dernier à bras le corps dans l’objectif de l’endiguer. Pourtant, ce n’est pas comme nous allons le voir l’analyse qu’en propose l’association la Quadrature du Net
Une proposition de loi jugée “excessive” par La Quadrature du Net
En 2020, La Quadrature du Net, association française qui s’est donnée pour mission de défendre les droits et les libertés fondamentales des citoyens sur Internet[14], s’est fermement opposée à la loi Avia, qu’elle jugeait attentatoire à certaines libertés fondamentales. Créée en 2008 par cinq militants, l’association a pour ambition de protéger de grands principes tels que la liberté d’expression sur internet, les droits d’auteurs, le respect de la vie privée en ligne ou encore, la neutralité du net.
Liberté d’expression sur Internet, droits d’auteurs, respect de la vie privée en ligne, neutralité du net et surveillance du numérique… À cette fin, elle mène de nombreux combats qui incluent la lutte contre les atteintes à la vie privée, la censure et la surveillance de masse – qu’elles viennent de l’État ou d’entreprises privées – ; les lois antiterroristes qu’elle considère comme attentatoires aux libertés individuelles ; ainsi que contre les tentatives de restrictions de la neutralité du Web. Il s’agit de défendre l’idée selon laquelle tous les contenus et services en ligne doivent être traités de manière égale par les fournisseurs d’accès à Internet, sans discrimination ni blocage. De manière plus globale, l’association œuvre donc pour un Internet libre, principe auquel il est trop régulièrement porté atteinte selon ses militants.
C’est pour toutes ces raisons, qu’à la suite de l’annonce du projet de loi Avia, La Quadrature du Net a exprimé des inquiétudes majeures concernant les dangers potentiels liés à la censure automatisée et à la délégation du pouvoir à des entités privées telles que les GAFAM. En effet, les membres de La Quadrature du Net et leurs adhérents sont persuadés que derrière la lutte du gouvernement contre la « haine en ligne », se cache un risque de mise en péril de notre liberté d’expression. Comme le rapporte Le Monde[15] dans un de ses articles, l’association considère que permettre aux GAFAM de décider de supprimer un post ou commentaire jugé haineux consisterait à leur donner le pouvoir d’approuver ou non ce que l’on peut dire en ligne. La loi Avia est à leurs yeux problématique en cela qu’elle faciliterait une “censure politique” arbitraire[16].
C’est pourquoi La Quadrature du Net a décidé d’attirer l’attention sur les risques inhérents à la censure automatisée : contournement des juges et absence de garde-fous dans le processus de suppression de contenus en ligne. L’association considère “qu’il ne faut pas réguler Facebook ou Google mais s’en libérer”. En ce sens, elle appelle à “l’interopérabilité des grandes plateformes”[17] qui renvoie à la possibilité de permettre aux utilisateurs de communiquer entre différentes plateformes. En effet, l’association considère que la concentration du pouvoir entre les mains de quelques géants du web, tels que Facebook et Google, participe à une recentralisation du Web, ce qui aurait pour conséquence de limiter la diversité et la résistance en ligne. L’interopérabilité, préconisée par La Quadrature du Net, est présentée comme une solution technique pour contrer ce phénomène.
Un sujet de discorde qui fragmente le débat public
Si, tout au long de son examen par les différentes assemblées, la loi Avia[18] a fait l’objet de nombreux débats, elle a finalement été adoptée en mai 2020. Cependant, considérant cette loi comme inconstitutionnelle, une soixantaine de sénateurs Les Républicains, soutenus par plusieurs associations telles que la Quadrature du Net, ont décidé de saisir le Conseil constitutionnel. Le 18 juin 2020, le Conseil constitutionnel a donné raison aux requérants en censurant la quasi-totalité de la loi Avia. En effet, les sages ont considéré que cette dernière portait une atteinte “non nécessaire” et “disproportionnée”[19] à la liberté d’expression.
Suite à cette décision, les réactions de l’opposition ne se sont pas faites attendre. Contre toute attente, si l’opposition à cette loi semblait devoir faire l’unanimité à gauche, certaines associations telles que SOS homophobie, SOS Racisme ou encore la LICRA, ont soutenu la loi Avia, au motif qu’elle constituerait un bon outil de lutte contre la « haine en ligne ». A contrario, le groupe Les Républicains, qui n’a pourtant pas les mêmes positions que la QDN sur un plan politique (celle-ci pouvant être classée à gauche), s’est réjoui de la censure de cette loi.
La Quadrature du Net et les nombreuses associations qui s’étaient opposées à cette loi se sont réjouies de la décision rendue par la Conseil Constitutionnel. En effet, La Quadrature du Net s’est battue pendant un an contre la loi Avia. L’association a, à cette période, vivement critiqué le plan d’action contre la « haine en ligne ». Elle a aussi rédigé une lettre commune regroupant associations et institutions opposées à la loi. En résumé, la QDN a mis en œuvre une diversité d’actions, consultables sur son site. L’association L’inter LGBT s’était aussi opposée à la loi Avia en soulignant que son application entraînerait une suppression rapide des contenus, empêchant les plateformes de faire la distinction entre ce qui est conforme aux règles et ce qui ne l’est pas. La porte-parole de l’Inter-LGBT dénonçait « des raids de personnes qui veulent que ces contenus disparaissent », en ciblant particulièrement les contenus LGBT[20].
Malgré sa victoire face à la loi Avia, l’association n’en a pas terminé avec son combat contre la censure au regard de la récente saisine du Conseil constitutionnel contre un règlement européen traitant de la lutte contre le terrorisme, qui selon La Quadrature du Net « banalise la censure privée et le contournement de la justice »[21].
Julie Martin, Ninon Quere, Valentin Quehen, Matthias Benammi (promotion M1 2023-2024)
[1] « Harcèlement scolaire : Les géants du Net « ont leur part de responsabilité », estime une spécialiste en éducation numérique ». (2023, septembre 18). Franceinfo. https://www.francetvinfo.fr/societe/education/harcelement-a-l-ecole/harcelement-scolaire-les-geants-du-net-ont-leur-part-de-responsabilite-estime-une-specialiste-en-education-numerique_6069165.html
[2] « Suicide de Lucas, 13 ans, victime de harcèlement : l’heure du jugement pour quatre ados ». ladepeche.fr, https://www.ladepeche.fr/2023/06/03/suicide-de-lucas-13-ans-victime-de-harcelement-lheure-du-jugement-pour-quatre-ados-11237834.php.
[3] P. F. G. L. 17 juin 2023. (2023, juin 17). « Lindsay ne montrait pas qu’elle avait peur » : Maïlys, sa meilleure amie, se confie. leparisien.fr. https://www.leparisien.fr/societe/lindsay-ne-montrait-pas-quelle-avait-peur-mailys-sa-meilleure-amie-se-confie-17-06-2023-XSBRIXLIOJFMRDFKXT6TFUHNXE.php
[4] « Harcèlement : Des réseaux sociaux hors de contrôle ». (2023, juin 22). Franceinfo. https://www.francetvinfo.fr/societe/harcelement/harcelement-des-reseaux-sociaux-hors-de-controle_5904014.html
[5] à 13h28, P. L. 26 mars 2014. (2014, mars 26). Haine raciale : Le parquet assigne «Joe le Corbeau» pour faire fermer son site. leparisien.fr. https://www.leparisien.fr/faits-divers/haine-raciale-le-parquet-assigne-joe-le-corbeau-pour-faire-fermer-son-site-26-03-2014-3711287.php
[6] GAFAM = cet acronyme est utilisé pour désigner les plus puissantes multinationales des technologies de l’information et de la communication, aussi appelés « géants du Net » : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft
[7] Cyberhaine : Propagande et antisémitisme sur internet-marc knobel-editions hermann. (2021, juin 9). Hermann. https://www.editions-hermann.fr/livre/cyberhaine-propagande-et-antisemitisme-sur-internet-marc-knobel
[8] Haine en ligne : « la complicité » des réseaux sociaux selon l’ONU. (2023, janvier 28). La Tribune. https://www.latribune.fr/technos-medias/internet/haine-en-ligne-la-complicite-des-reseaux-sociaux-selon-l-onu-949699.html
[9] Digitale, Usine. Réseaux sociaux : l’Arcom juge les plateformes sur leurs efforts pour lutter contre la haine en ligne. juillet 2023. www.usine-digitale.fr, https://www.usine-digitale.fr/article/reseaux-sociaux-l-arcom-juge-les-plateformes-sur-leurs-efforts-pour-lutter-contre-la-haine-en-ligne.N2156052.
[10] ENQUÊTE. Rachat de Twitter : Ce que l’arrivée d’Elon Musk a déjà changé. (2023, janvier 28). Franceinfo. https://www.francetvinfo.fr/internet/reseaux-sociaux/twitter/rachat-de-twitter-ce-que-l-arrivee-d-elon-musk-a-deja-change_5624819.html
[11] McCombs, Maxwell E., et Donald L. Shaw. « The Agenda-Setting Function of Mass Media ». Public Opinion Quarterly, vol. 36, nᵒ 2, 1972, p. 176. DOI.org (Crossref), https://doi.org/10.1086/267990.
[12] Neveu, É. (2015). Sociologie politique des problèmes publics. Armand Colin. https://doi.org/10.3917/arco.neve.2015.01
[13] Version finale de la loi, disponible sur Légifrance « LOI n° 2020-766 du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet (1) ». 2020-766, juin 2020.
[14] « Nous ». La Quadrature du Net, https://www.laquadrature.net/nous/.
[15] « La loi Avia contre la haine en ligne largement retoquée par le Conseil constitutionnel ». Le Monde.fr, 18 juin 2020. Le Monde, https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/06/18/le-conseil-constitutionnel-censure-la-disposition-phare-de-la-loi-avia-contre-la-haine-en-ligne_6043323_4408996.html.
[16] « Deuxième analyse de la loi « haine » ». La Quadrature du Net, 27 juin 2019, https://www.laquadrature.net/2019/06/27/deuxieme-analyse-de-la-loi-haine/.
[17] « Deuxième analyse de la loi « haine » ». La Quadrature du Net, 27 juin 2019, https://www.laquadrature.net/2019/06/27/deuxieme-analyse-de-la-loi-haine/.
[18] « LOI n° 2020-766 du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet (1) ». 2020-766, juin 2020.
[19] Décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020 | Conseil constitutionnel. https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2020/2020801DC.htm.
[20] https://tetu.com/2020/05/13/les-associations-lgbt-inquietes-apres-le-vote-de-la-loi-avia-contre-la-haine-en-ligne/.
[21] « Censure ». La Quadrature du Net, https://www.laquadrature.net/censure/.