Compte rendu du dossier « Discours de haine dans les réseaux socionumériques » dirigé par Angeliki Monnier, Annabelle Seoane, Nicolas Hubé, Pierre Leroux, Mots. Les langages du politique 2021/1 (n° 125)
Le 5 novembre 2023, conformément au Digital Services Act de l’Union européenne, le réseau social X (ex-Twitter) a publié son premier rapport de transparence sur le contrôle des contenus. Selon celui-ci, la France serait la « championne » d’Europe des propos violents et illicites. Le dossier étudié est issu de la revue Mots, revue interdisciplinaire, entre sciences du langage, sciences du politique, en sciences de l’information et de la communication. En analysant des discours de haine, le dossier entend interroger les rapports entre les discours de haine et les réseaux socionumériques, et mettre en évidence comment « les discours de haine dans les réseaux socionumériques révèlent la frontière poreuse entre univers en ligne et univers hors ligne ». S’appuyant sur des terrains différents, européens comme américains, les auteurs apportent chacun leurs perspectives autour de thèmes et phénomènes communs, mettant en évidence les similarités dans les discours de haines au sein des sphères d’extrême droite en ligne en France, en Europe, ou dans les milieux universitaires américain. Plus qu’un comparatif spatial, le dossier vient tracer un fil rouge entre des discours de différentes natures mais tous discriminatoire parmi lesquels ont retrouve des structures et constructions communes, notamment dans leur prolifération dans les milieux numériques.
Introduction du dossier : “Discours de haine dans les réseaux socio-numérique”
L’article venant introduire le dossier “Discours de haine dans les réseaux socio-numérique” est coécrit par les directeur-ices du dossier Angeliki Monnier, professeure en sciences de l’information et de la communication spécialisée sur l’étude des médias et médias sociaux ainsi que des discours d’extrême droite, Annabelle Seoane, maître de conférence en sciences du langage traitant de l’étude des discours médiatique et discours de haine, Nicolas Hubé, professeur des Universités en sciences de l’information et de la communication qui étudie notamment la communication politique et les discours populistes, et enfin, Pierre Leroux, professeur en sciences de l’information et de la communication dont les recherches se concentrent sur la communication politique.
Les auteurs balaient donc les principales problématiques du dossier dans l’analyse des discours de haine en ligne. Parmi ces sujets, les représentations préalables et discours de haine basés sur des “savoirs de croyances” sont abordées dans l’article de F. Baider et L. Sini dans leur analyse de topos des discours complotistes. Les actes de langage sont mis en avant par S. Vernet et S.K. Määttä dans leur analyse des discours homophobes en ligne. L’article de K. Ghorbanzadeh sur la Ligue du LOL met en lumière des rapports de pouvoir cristallisés par ces discours de haine sur les réseaux sociaux numériques. Les cibles de la haine et la remise en question des “catégories protégées pré-établies est abordée dans l’article d’A. Mercier et de L. Amigo sur les discours de haine adressés aux médias. Le thème de la liberté d’expression et sa tension constante avec les discours de haine est abordé par S. Ridley dans son analyse des milieux universitaire américain.
Les auteurs viennent ainsi introduire les différents articles et leurs thématiques individuelles dans le dossier – chacun venant étayer les cinq problématiques des discours de haine en ligne listés ci-dessus.
“Le complotisme « transnational » et le discours de haine : le cas de Chypre et de l’Italie”
Co-écrit par Fabienne H. Baider et Lorella Sini, deux linguistes travaillant sur les discours de haine des extrêmes droites chypriote pour la première et italienne pour la seconde, le second article du dossier “Le complotisme « transnational » et le discours de haine : le cas de Chypre et de l’Italie” se repose sur une étude linguistique de corpus de commentaires et publications récoltées sur Facebook entre 2015 et 2016 pour le corpus chypriote/grec et sur Twitter pour l’italien.
L’étude de ces deux pays à la frontière de l’Europe qui connaissent depuis 2015 une montée de l’extrême droite, et avec elle des discours de haine envers les migrants permet aux autrices de dégager des topoï transnationaux, commun aux partisans nationalistes d’extrême droite de pays européens différents. L’article est ainsi construit autour du topoï “IMMIGRATION = INVASION”, assimilant l’immigration à une invasion violente (souvent associée dans ces discours à plusieurs types de violences, notamment sexuelles), mais aussi à un mal qui se répand, comme une maladie. Un autre topos relevé, “IMMIGRATION = SUBSTITUTION”, sous entends un remplacement de population, en lien avec les thèses complotistes du “Grand Remplacement” et du “Nouvel Ordre Mondial”. L’article met ainsi en exergue comment les thèses remplacistes provoquent une amplification de la haine dans les discours populistes – ici dans la parole des personnalités politiques comme dans celle des militants et sympathisants.
“Modalités syntaxiques et argumentatives du discours homophobe en ligne : chroniques de la haine ordinaire”
Cet article est rédigé par Samuel Vernet, chercheur en sociolinguistique et Simo K. Määttä, professeur associé en études de traduction au département de langues de l’Université d’Helsinki.
Cet article explore l’impact des conditions d’interaction socio-techno-langagières sur la diffusion des discours de haine en ligne, en se concentrant spécifiquement sur les discours homophobes. L’ancrage théorique se base sur une large définition du discours de haine allant des insultes ou menaces, aux actes illocutoires comme des moyens visant à subordonner certains groupes, légitimer des comportements discriminants et prôner la violence. La performativité des énoncés étudiés ici, issue des travaux de John L. Austin, est également soulignée, ces derniers accomplissant les actions qu’ils décrivent.
Les travaux les plus récents soulignent l’importance de ne pas séparer les activités hors ligne et en ligne, suggérant que sur Internet, la visibilité des discours polarisés peut être plus marquée que la violence verbale elle-même.
Le terrain de l’étude concerne l’analyse de discussions en ligne liée à l’émission « Homophobie : stop à la vague de haine ! » diffusée sur France 2 en janvier 2019. Le corpus de commentaires, nettoyé pour éliminer les messages non pertinents, se compose de 258 messages répartis en 34 séquences comportant au moins un commentaire homophobe. L’analyse révèle que ces discours peuvent échapper à la censure en brouillant la frontière entre la croyance légitime et l’attaque verbale, contribuant ainsi à la polarisation des discours en ligne.
En conclusion, le texte souligne que l’homophobie en ligne est construite de manière argumentative en trois étapes, allant de l’établissement d’un cadre de vérité partagée à la revendication d’un droit d’opinion et de liberté d’expression. Les discours homophobes dans le corpus ne contiennent pas d’insultes directes, mais sont considérés comme une forme de haine dissimulée, contribuant à une nouvelle manifestation de la haine ordinaire adaptée au contexte virtuel.
“Bêtes et méchants ? Pour une analyse positionnelle de la Ligue du LOL”
Le troisième article du dossier, “Bêtes et méchants ? Pour une analyse positionnelle du discours de la Ligue du LOL” a été rédigé en 2019 par Keyvan Ghorbanzadeh, doctorant au Centre européen de sociologie et de science politique. La médiatisation de l’affaire de la Ligue du LOL (LDL) en 2019 constitue un premier corpus d’articles, utilisé pour éviter les « définitions axiologiques artificielles du discours de haine », en s’appuyant sur celles des 28 témoins et victimes de la LDL dégagées. Le second corpus, constitué des données contextuelles produites entre 2009 et 2019 par les acteurs de la LDL, répond notamment à l’enjeu de “retrouver […] les positions occupées par les accusées durant les dix ans séparant les faits de l’affaire”. Pour y parvenir, deux concepts sociologiques principaux sont mobilisés et imprègnent l’ensemble de l’analyse. Le concept de capital (Bourdieu) est mobilisé dans la problématique : « en quoi la logique de renom de Twitter, en rencontrant les capitaux importés des espaces du journalisme et de la communication, permet l’énonciation d’un discours de haine, en tant que stratégie de positionnement professionnel, par ce qui peut passer pour de la « provocation » et qui est présenté comme tel ». Plus largement, c’est par les concepts de capitaux préexistants, de capitaux importés, et d’accumulation de capitaux, que l’auteur entend montrer la transposition des capitaux acquis hors-ligne dans les sphères en ligne. Par ailleurs, un autre article paru en 2020, “L’agence de communication, une rédaction comme une autre ?” l’auteur interroge également l’effacement de la frontière entre information et communication. Ainsi, les concepts de misère de position (Bourdieu, 1993), de positions subalterne (Estienne, 2007), et de rareté de la position (Bourdieu, Delsaut, 1975) amènent l’auteur à affirmer que “Il faut ainsi considérer l’espace numérique comme l’extension médiée de rapports de pouvoir préexistants”. L’article considère que la pratique du LOL sur Twitter joue un rôle de positionnement social, à la fois au sein du champ journalistique traditionnel et du nouveau champ des journalistes web. Pour autant, ce n’est pas dans cette perspective que les journalistes web et les communicants investissent cette pratique : ils voient en Twitter un moyen de s’objectiver comme avant-garde en rupture avec le champ journalistique traditionnel. Le discours de haine devient alors un moyen pour se positionner en opposition avec un autre champ. Et en l’occurrence, l’environnement de Twitter, qui devient de plus en plus concurrentiel, incite les acteurs de la LDL à user de ce moyen pour maintenir leur position. Plus largement, l’ensemble du dossier constate que les discours de haine suivent des logiques d’identification à un groupe, tout en participant à son objectivation.
“Tweets injurieux et haineux contre les journalistes et les « merdias »”
Arnaud Mercier, professeur en communication à l’Institut français de presse (université Paris Panthéon-Assas), et Laura Amigo, collaboratrice scientifique à l’Académie du journalisme et des médias, établissent un travail scientifique qui s’appuie sur des études anglo-saxones basées sur les discours de haine (hate speechs). C’est une étude qui s’inspire aussi des variables institutionnelles au sens où elle puise sa portée définitionnelle dans les délimitations fixées du “discours de haine” par le Conseil de l’Europe, qui le définit comme étant “toutes formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de haine fondées sur l’intolérance qui s’exprime sous forme de nationalisme agressif et d’ethnocentrisme, de discrimination et d’hostilité à l’encontre des minorités, des immigrés et des personnes issues de l’immigration”. Néanmoins, les auteurs cadrent leur terrain d’étude autour de l’expression de la haine sur twitter dans un contexte d’élection présidentielle, et en relevant des lexiques d’usage propres à un public pour insulter et attaquer des journalistes. Ils s’inspirent de Warner, Hirschberg, 2012; et Cohen-Almagor, 2011, pour démontrer le postulat selon lequel les tweets comportant des insultes relèveraient du discours de haine.
Tout comme une grande partie des textes de ce dossier, cet article mobilise les outils de l’analyse qualitative en procédant par une lecture et une indexation systématiques, tweet par tweet, commencées aléatoirement pour chaque mois, “afin de dégager des tendances nettes et d’accumuler des verbatim significatif”. L’étude fait état d’un phénomène de société qui se diffuse sur les réseaux sociaux et qui traduit la décadence socioculturelle qui existe entre le public et les institutions politiques et médiatiques. Elle fait montre de la perception d’un fossé social et culturel qui s’emploie par la critique des médias “politisé” et excédée alors par les rhétoriques usuelles condamnant les dysfonctionnements de l’information.
“Les discours de haine et l’université : des flame wars à l’alt-right”
Le sixième et dernier article du dossier, “Les discours de haine et l’université : des flame wars à l’alt-right” présente une étude “ethnographique comparative et multisitué” réalisée par Simon Ridley, doctorant français en sociologie sur la liberté d’expression au sein des milieux universitaire américains. Il y pose et analyse la tension entre discours de haine et liberté d’expression. Contrastant avec les études discursives des articles précédents, ce dernier se repose sur deux séjours d’observation à l’université de Berkeley en 2014 et 2017, d’observations de déambulations – mais aussi de l’usage des outils numériques dans le suivi des groupes de mouvance d’extrême droite. L’article revient sur l’histoire de la montée en puissance de l’alt–right sur les campus américains avec le développement d’internet et la création de Usenet des années 80 et 90 jusqu’à nos jours. Plus qu’un historique, l’auteur avance l’hypothèse, que par une politique de régulation de la parole visant à limiter leur prolifération, les universités “ont paradoxalement contribué à l’émergence d’une culture des discours de haine dans les réseaux socio numériques, qui se matérialise désormais par une offensive contre l’institution”.
L’étude est centrée sur la question de liberté d’expression et les tensions l’entourant dans un contexte d’exceptionnalisme américain sur la question. Là où son interprétation y est “absolutiste”, l’émergence de la Critical Race Theory vient proposer “une conceptualisation des discours de haine en vue de leur régulation”. Simon Ridley revient sur le modus operandi de l’extrême droite sur les campus américains qui par la propagation organisée de provocations et de discours de haine appelés “flame wars” – via les forums de discussion universitaires dans un premier temps, puis les réseaux sociaux – cherche à recentrer “le débat sur la liberté d’expression, permettant à l’agresseur d’adopter la posture de victime”. Un retournement de stigmate mis en avant par l’article et présent dans les discours de haine, vient ici s’en prendre à une figure d’autorité, l’université, accusée de censure par les mouvements alt-right et conservateurs.
Conclusion
Ce dossier s’inscrit dans une interdisciplinarité située au carrefour des Sciences de l’Information et de communication, des sciences du langage, des sciences politiques, de la sociologie…. En ce sens, il mobilise un ensemble d’outils d’analyse textuelle, politique et sociologique. Entre l’étude des phénomènes socio-numériques liés à la discrimination et au discours de haine en particulier, il y a en quelques sortes le rapport entre le monde réel et le monde que l’on décrit comme étant virtuel, et qui par ricochet n’est que la société dans sa radicalité exposé en miniature. Il transpose les problématiques des peuples, de la place des institutions politiques et publiques, mais aussi des rapports de force et luttes politiques qui se manifestent à travers ses réseaux par le rejet et l’outrance verbale.
Enfin, il est intéressant de constater que tous les articles analysent des discours de haine au sein de mouvements de l’extrême droite. L’analyse des discours de haine, n’étant pas réservée qu’à l’extrême droite, aurait-on obtenu les mêmes résultats en analysant des mouvements d’extrême gauche ?
Alassane Bah, Natan Pillot, Julien Isnard, Baptiste Le Bouquin, Lola Ramsden (promo M2, 2023-2024)