La lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes en Europe ne date pas d’hier. Au cours des dernières décennies, cette lutte a connu des avancées significatives grâce à la mise en place de politiques publiques, de lois ainsi qu’à l’engagement de la société civile. L’Union européenne a adopté plusieurs directives et résolutions en faveur de l’égalité entre les sexes, notamment en matière d’éducation, de travail et de participation politique. Toutefois du chemin reste à parcourir et les mentalités à changer. Tout le monde se souvient de la célèbre phrase de Laurent Fabius à Ségolène Royal en 2006 : « Mais qui va garder les enfants ? », renvoyant alors la femme politique et candidate socialiste à la présidentielle de 2007 à son rôle de mère. Aujourd’hui en Europe, l’index d’égalité 2022 entre les femmes et les hommes est égal à 68,6 points, un nombre en hausse, mais qui peut être nettement amélioré.
En ce sens, le Lobby européen des femmes (Lef)[1] a accordé un entretien aux étudiant·e·s de la Salle 421 dans le cadre du cours Médias et médiatisation de la politique en Europe de M. Yohann Garcia, doctorant à l’UPEC. Le lobbying renvoie aux actions menées par un groupe d’intérêt afin d’influencer directement ou indirectement l’élaboration, l’application ou l’interprétation des décisions des pouvoirs publics. Au sein de l’Union européenne, le lobbying est une pratique institutionnalisée, répandue et encadrée par le registre de transparence. Bruxelles compte environ 12 000 organisations enregistrées sur ce registre[2].
Le 9 mars 2023, Jéromine Andolfatto, chargée de mission des politiques et des campagnes, nous a présenté le rôle du Lobby européen des femmes ainsi que ses missions au sein de cette organisation Le Lobby européen des femmes est créé en septembre 1990 par la Commission européenne après une prise de conscience de la nécessité de représentation et d’information des femmes au niveau européen. La Commission souhaite avoir une expertise dans le domaine de l’égalité des genres. Le Lef représente 2 000 organisations à travers 26 pays différents, correspondant à l’Europe géographique. La mission principale du Lobby européen des femmes est de fournir une expertise aux institutions européennes et de faciliter le dialogue entre celles-ci et les citoyen·nes. Le domaine d’expertise du Lef s’étend sur plusieurs sujets tels que la participation des femmes en politique, les violences faites aux femmes, la défense des droits reproductifs et sexuels, la lutte contre l’exploitation sexuelle ainsi que sur l’indépendance économique des femmes.
Pour une plus grande reconnaissance de la place de la femme au niveau européen
Le Lobby européen des femmes croit en une Europe féministe. L’organisation s’est donné pour mission de représenter les femmes dans toute leur diversité (organisations de femmes en situation de handicap, juives, médecins, migrantes…). L’objectif est d’accéder à une plus grande représentativité des femmes au niveau européen : « Une grande partie de notre travail est la représentation, faire en sorte que les femmes aient accès à ces postes-là [hauts postes] et représenter les femmes dans leur diversité ». Jéromine Andolfatto a débuté l’entretien en nous rappelant quelques chiffres marquants. Par exemple, au sein de l’Union européenne, la proportion de femmes parlementaires est de 33 % en 2021. En 2022, le pays le moins avancé en matière de femmes parlementaires est la Hongrie avec une proportion de 14,1 %[3]. Il existe plusieurs barrières à l’accès des femmes aux hauts postes au sein de l’Union européenne. D’une part, une ségrégation dite « verticale », c’est-à-dire des barrières pour l’accès aux hauts postes. D’autre part, une ségrégation dite « horizontale », c’est-à-dire qu’une fois que les femmes ont accédé à de hauts postes, elles demeurent affectées à certains portfolios considérés symboliquement moins prestigieux comme le social ou l’enfance tandis que les hommes sont en charge des affaires étrangères ou du budget.
Outre sa mission de représentation, le Lef se consacre en grande partie à des activités de plaidoyer. Afin de bien comprendre le fonctionnement de cette organisation, Jéromine Andolfatto a expliqué que le Lef avait recours à deux types de lobbying : un lobbying proactif et un lobbying réactif. Le premier consiste en la mise à l’agenda de sujets traités notamment par l’organisation d’événements, de rencontres avec des associations et de rapports d’expertise. Le LefF prévoit par ailleurs plusieurs événements dans les mois prochains tels que le lancement d’un manifeste, des rencontres entre anciennes élues et futures candidates aux élections européennes afin qu’elles partagent leurs expériences ainsi qu’une formation en gender mainstreaming[4] pour les groupes politiques. Le second type de lobbying est plus formel et implique notamment la rédaction d’amendements, des interviews avec les médias ou encore l’élaboration de campagnes de communication dans le but de montrer l’approbation ou la désapprobation envers une mesure.
En tant que chargée de mission des politiques et des campagnes, Jéromine Andolfatto raconte une mission de lobbying sur laquelle elle a travaillée : « J’ai beaucoup travaillé l’année dernière sur la réforme de la loi électorale de l’Union européenne, la loi qui régit comment se déroulent les élections, quel type de scrutin il va y avoir, quel est l’âge pour aller voter, etc. ». En 2019, une première tentative de réforme de cette loi a échoué. Jéromine Andolfatto considère cette mission comme une opportunité, car dans cette réforme, en 2019, le texte du Parlement proposait des articles concernant l’égalité femmes-hommes. Une des grandes ambitions du rapport était l’adoption de deux scrutins pour les élections européennes : un vote pour désigner les député·e·s européen·ne·s au niveau national et un vote pour élire des député·e·s de manière paneuropéenne, sur une liste transnationale. Ces deux modes de scrutin prévoyaient d’utiliser des quotas ou des listes avec alternance des candidat·e·s pour les listes. Cela aurait été un avancement dans la représentation des femmes au Parlement européen qui ne représentent actuellement que 39,3 % des eurodéputé·e·s[5]. Cependant, le Conseil européen (chef·fe·s d’État et de gouvernement) y est peu favorable, car ils y voient une atteinte au principe de subsidiarité. Sur ce sujet, Jéromine Andolfatto a eu l’occasion de rédiger un advocacy paper, un document reprenant les positions et les messages clés du Lef. Elle a participé à des événements en tant que panéliste ainsi qu’à des conférences sur le sujet avec des parties prenantes de la décision. Également, il a été question d’un travail avec les parlementaires sur le rapport, entre rendez-vous, propositions d’amendements ou encore mailing. Enfin, Jéromine Andolfatto a été amenée à travailler avec le rapporteur et les rapporteur·e·s fictif·ve·s sur ce dossier : « Le souci est que très rapidement certains rapporteurs ont été prêts à faire de grosses concessions sur les articles concernant l’égalité femmes-hommes et le droit des femmes. Trouver un accord sur des sujets qui divisent tels que les listes transnationales et l’égalité femmes-hommes est compliqué. Dans ce cas c’est souvent ce genre de propositions qui sont sacrifiées ». En ce moment, l’un des dossiers importants du Lobby européen des femmes est la préparation des élections européennes 2024.
Concilier le point de vue de plus de 2 000 organisations luttant pour les droits des femmes représentées par le Lobby européen des femmes : un exercice difficile ?
Concilier le point de vue d’autant d’organisations représentant les femmes dans un espace comme l’Union européenne, où les droits des femmes ne sont pas acquis de manière homogène et durable, peut s’avérer complexe. Le Lef est une organisation « parapluie » qui s’appuie sur 31 coordinations nationales ainsi que des membres partout en Europe. Nous voulions savoir de quelle manière le Lobby européen des femmes gérait les potentielles divergences, sur les questions de prostitution par exemple. Jéromine Andolfatto nous a expliqué que dès le début, le Lef était très clair sur ses positions, des positions que les organisations de femmes doivent par conséquent accepter. En matière de prostitution, une question qui divise au sein du mouvement féministe, le Lef se positionne sur la promotion du modèle nordique[6]. Ce modèle repose sur la criminalisation de l’achat de services sexuels et du proxénétisme, mais décriminalise les personnes prostituées en promouvant la mise en place de ressources pour les femmes désirant quitter la prostitution (soins, logements, moyens d’accéder à une indépendance économique…). Le modèle nordique situe la prostitution dans le continuum de la violence envers les femmes. Le Lef est donc clair quant à cette position.
La recrudescence du conservatisme en Europe : quel impact sur le droit des femmes ?
Ces dernières années, l’Europe a fait face à une hausse du conservatisme et de facto, au recul des droits des femmes dans différents pays notamment sur des questions d’égalité des sexes, sur l’accès à l’éducation, à l’emploi, à la contraception ou à l’avortement. Jéromine Andolfatto donne l’exemple de Malte ou de la Pologne où il n’est pas possible d’avorter. En Pologne, en 2022, au moins 6 femmes sont mortes, car elles n’ont pas pu interrompre leurs grossesses[7]. La Pologne a récemment adopté une loi interdisant pratiquement toutes les formes d’avortement, même en cas de viol, de malformation fœtale ou de danger pour le vie des femmes[8]. C’est une décision qui a été vivement critiquée en Europe. Certains mouvements et partis conservateurs ont une représentation traditionnelle du rôle de la femme, en considérant qu’elle ne doit pas se montrer en public et se cantonner au travail domestique et plus largement aux activités du care[9]. Le care renvoie à « l’ensemble des pratiques qui apportent soin, hygiène, attention à autrui et sans lesquelles il n’y aurait pas de vie humaine collective possible ». Il englobe à la fois les tâches domestiques non rémunérées et les emplois rémunérés dans le secteur marchand, notamment ceux liés à « l’économie du care ». Ces derniers demeurent mal rémunérés et peu valorisés dans la société.
En somme, la mission du Lef est d’œuvrer à une société où la contribution des femmes à tous les aspects de la vie est reconnue, appréciée et célébrée. Que ce soit dans les rôles de leadership, les soins ou la production, les femmes jouent un rôle essentiel et méritent une reconnaissance équitable. Ce modèle de société implique que chaque femme ait confiance en elle, ait la liberté de choisir son propre chemin et soit protégée contre la violence et l’exploitation ; de sorte qu’aucune femme ou fille ne soit laissée pour compte. Comme pour bon nombre de groupes d’intérêt agissant à l’échelle européenne, l’expertise fait partie du répertoire d’action du Lef[10]. En ayant développé ce que la chercheuse norvégienne en science politique, Helena Seibicke, nomme une « expertise de genre »[11], le Lef s’est imposé comme un acteur incontournable des politiques publiques européennes en matière de droits des femmes et au-delà. On peut rapprocher ce constat des travaux de Loïc Blondiaux[12] dans lesquels il explique que les groupes d’intérêt sont fondés sur la démocratie délibérative, ce qui permet en théorie la valorisation de l’expertise et l’expression de la société civile organisée au niveau des institutions.
Compte-rendu rédigé par Julia Lesperance & Mélissa Borrallo.
(Promotion 2022 – 2023 du M1 Communication politique & publique)
[1] https://womenlobby.org/?lang=en. URL consultée pour la dernière fois le 22 mars 2023.
[2] https://www.europarl.europa.eu/news/fr/headlines/eu-affairs/20180108STO91215/qui-sont-les-lobbyistes-aupres-de-l-ue-infographie. URL consultée pour la dernière fois le 22 mars 2023.
[3] https://www.ipu.org/fr/file/16273/download. URL consultée pour la dernière fois le 22 mars 2023.
[4] Le gender mainstreaming ou approche intégrée de l’égalité entre les femmes et les hommes renvoie à une stratégie et à un moyen pour atteindre l’égalité femmes-hommes. Elle consiste à adopter une perspective prenant en compte l’égalité des genres à tous les stades du développement des politiques et des budgets (gender budgeting) : préparation, développement, application, monitoring, évaluation. Voir https://www.coe.int/fr/web/genderequality/what-is-gender-mainstreaming pour une présentation et Dauphin, S. & Sénac, R. (2008). Gender mainstreaming : analyse des enjeux d’un ‘concept-méthode’ : Introduction. Cahiers du Genre, 44, 5-16. https ://doi.org/10.3917/cdge.044.0005 pour une analyse. URL consultées pour la dernière fois le 22 mars 2023.
[5] https://www.europarl.europa.eu/news/fr/headlines/society/20190226STO28804/les-femmes-au-parlement-europeen-infographie. URL consultée pour la dernière fois le 22 mars 2023.
[6] http://www.lacles.org/wp/wp-content/uploads/MOD%C3%88LE-NORDIQUE-FINAL.pdf. URL consultée pour la dernière fois le 22 mars 2023.
[7] https://www.euractiv.fr/section/sante-modes-de-vie/news/interdiction-de-lavortement-en-pologne-des-mortes-qui-aurait-pu-etre-evitees/. URL consultée pour la dernière fois le 22 mars 2023.
[8] https://www.lemonde.fr/international/article/2023/01/08/en-pologne-les-ravages-des-restrictions-d-acces-a-l-ivg_6157024_3210.html#:~:text=Pr%C3%A8s%20de%20deux%20ans%20se,(IVG)%20dans%20le%20pays. URL consultée pour la dernière fois le 22 mars 2023.
[9] https://metropolitiques.eu/La-mondialisation-du-care.html#:~:text=Le%20travail%20du%20care%20d%C3%A9signe,de%20vie%20humaine%20collective%20possible. URL consultée pour la dernière fois le 22 mars 2023.
[10] Saurugger, S. (2002). L’expertise : Un mode de participation des groupes d’intérêt au processus décisionnel communautaire. Revue française de science politique, 52(4), 375‑401. https://doi.org/10.3917/rfsp.524.0375
[11] Seibicke, H. (2020). Gender Expertise in Public Policymaking: The European Women’s Lobby and the EU Maternity Leave Directive. Social Politics: International Studies in Gender, State & Society, 27(2), 385‑408. https://doi.org/10.1093/sp/jxz007
[12] Blondiaux L. (2008), Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Paris, Éditions du Seuil, Coll. La République des idées.