Le 9 septembre 2022, après plus de 18 ans d’existence, le mensuel satirique marseillais Le Ravi met la clef sous la porte, marquant la fin d’une aventure. En cause : l’arrêt brutal des subventions versées par les collectivités locales depuis l’année 2021. Mais pas que : les problèmes de financement des médias libres sont chroniques. Un appel aux dons a été lancé par le Fonds pour une Presse Libre (FPL), créé par Mediapart en 2019 afin de soutenir les médias indépendants. Les médias libres sont des organisations qui, comme les autres, doivent se financer, mais leur position sur des marchés de niche rend l’opération souvent complexe. Comment ces médias parviennent-ils alors à survivre entre modes de financement traditionnels et alternatifs, dans un contexte de crise de la presse écrite ?
Image 1 : Capture d’écran du site internet du Ravi – https://www.leravi.org/ [consulté le 30/10/22]
Les limites des modes de financement traditionnels : un contexte de concurrence accrue
En France, les médias traditionnels (presse, télévision, radio) sont majoritairement des sociétés commerciales[1], financées pour certaines par des actionnaires détenant une part du capital de l’entreprise. La presse payante destinée au grand public domine le marché, soit 96 % de la diffusion totale de la presse sur l’année 2021-2022. Cependant, malgré la baisse des ventes en kiosque au profit des abonnements, de plus en plus sur supports numériques, les lecteurs sont de moins en moins nombreux[2]. Et, pour diverses raisons, le prix des journaux ne suffit pas à couvrir les frais de production et de diffusion [3]. C’est pour cela que, depuis le XIXe siècle, même la presse payante a régulièrement recours à la publicité[4].
Si la publicité sert à compenser la baisse des ventes et des abonnements de la presse, certains médias présents uniquement en ligne, les pure players, basent entièrement leur modèle économique sur les revenus publicitaires[5]. C’est notamment le cas de médias gratuits, mêlant information et divertissement, tels que Konbini ou Vice. Ceux-ci privilégient souvent la vidéo au texte, et une publicité indirecte, notamment par la création de contenus sponsorisés mettant en avant les valeurs ou les engagements d’une marque plutôt que ses produits. Cependant, dans un contexte toujours plus concurrentiel, ce mode de financement reste tout de même limité : fin 2017, n’ayant pas atteint son objectif de chiffre d’affaires, le géant américain BuzzFeed a élargi son offre publicitaire[6]. La gratuité semble toujours rimer avec financement publicitaire. Mais ce constat est à nuancer, notamment en France, compte-tenu de l’importance des aides publiques à la presse.
L’audiovisuel public en France était, jusqu’en 2022, financé à 90 % par la contribution à l’audiovisuel public, aujourd’hui supprimée[7]. Pour les médias privés, l’État prévoit diverses aides publiques directes et indirectes. Cependant, en 2021, en prenant en compte seulement une partie des aides perçues, sur 431 titres de presse, seulement 17, et uniquement des quotidiens nationaux ou régionaux appartenant à de grands groupes de presse, ont reçu plus d’un million d’euros[8]. Les aides publiques ont alors un impact limité pour les petites rédactions, tandis que la presse à grand tirage peut réaliser des économies d’échelle importantes[9].
Le financement, de plus en plus difficile pour les médias traditionnels, l’est encore plus pour les médias libres revendiquant leur indépendance et une information de qualité. Bien souvent, ces médias cumulent alors des modes de financement traditionnels et alternatifs (dons, financement participatif, organisation d’événements…), impliquant plus directement le lecteur.
Les médias libres : entre logiques de marché et revendication d’une information libre
Les médias de presse écrite et numérique qui se définissent comme « libres »[10] s’autofinancent pour certains par la vente en kiosques et les abonnements. Considérant que l’information n’est pas une marchandise, les médias libres n’ont pas de « modèle économique » très stabilisé et ajustent les prix en fonction de différentes contraintes (part des salariés et des bénévoles, coûts d’impression et de distribution, etc.). Les médias libres vendent leurs journaux pour pérenniser leurs activités, et non pas pour la recherche exclusive de profits. Le prix peut être fixe, libre ou libre supérieur au coût d’impression, ce qui permet aux lecteurs de payer leur abonnement au prix souhaité. C’est par exemple le cas du média Streetpress, qui a pour slogan « un média gratuit à prix libre ». Cependant, avec la chute du nombre de lecteurs de la presse, l’autofinancement des médias libres est bien souvent insuffisant : c’est pour cela que ceux-ci ont recours à d’autres modalités de financements.
Les aides publiques sont nombreuses et peuvent servir d’appui financier pour les médias libres en difficulté. Ces aides publiques prennent plusieurs formes, et peuvent être directes ou indirectes. Le ministère de la Culture et de la communication propose différentes aides telles que « les aides directes au pluralisme »[11], qui comprennent « le fonds aux publications nationales d’information politique et générale à faibles ressources publicitaires », « le fonds d’aide aux quotidiens régionaux, départementaux et locaux d’information politique et générale à faibles ressources de petites annonces » et enfin « le fonds d’aide au pluralisme de la presse périodique, régionale et locale ». Le montant total de ces aides s’élève à 17,14 millions d’euros, pour un total de 409 médias bénéficiaires. Il existe aussi un « fond de soutien aux médias d’information sociale de proximité » qui accompagne les médias ancrés localement. Créé en 2016, ce fonds met en valeur les médias de proximité qui partagent de l’information d’intérêt général. Toutefois, l’enveloppe est insuffisante puisqu’elle n’était que de 1,83 million d’euros pour 152 médias bénéficiaires en 2022.
C’est une des raisons pour lesquelles le crowdfunding, ou financement participatif, s’est imposé comme un mode de financement possible. Il permet aux lecteurs de faire un don à un média libre sur des plateformes telles que KissKissBankBank, Ulule ou encore HelloAsso. Souvent, un événement est créé avec un objectif financier à atteindre dans un temps donné. Ce type de financement est paradoxal pour les médias libres, traditionnellement rétifs à laisser les questions d’argent parasiter leurs activités. Il nécessite en effet de faire une campagne d’appel aux dons et donc d’employer des techniques marketings demandant un certain savoir-faire pour mobiliser les différents acteurs qui participent à ce financement participatif que sont les donateurs, la plateforme de financement, ou le média qui lance cette campagne de dons. En ce sens, on peut ici parler avec Guillaume Goasdoué de « marché concurrentiel du don »[12] pour lequel chaque média doit mettre en récit son appel aux dons afin de mobiliser les lecteurs éventuels et les donateurs. Dans ce contexte, seuls les médias qui ont un capital symbolique assez important peuvent mener à bien leurs campagnes, avec l’objectif d’aussi bien se financer que de partager leurs activités à une audience plus large. Ainsi, cette campagne d’appel aux dons est en un sens valorisante pour le donateur qui se sent chargé d’une mission d’intérêt général et, d’autre part, cela entretient la croyance dans le fait que le lecteur « a son mot à dire » et qu’il détient un certain pouvoir sur la production des médias libres. Les médias libres, tout en revendiquant pour bon nombre d’entre eux leur opposition aux « lois du marché » néolibéral, doivent ainsi, de plus en plus, faire appel à des logiques mercantiles pour s’autofinancer.
En outre, les médias libres peuvent s’appuyer sur des aides de fondations privées philanthropiques ayant vocation à défendre la liberté de l’information, le pluralisme de la presse et l’indépendance du journalisme[13]. C’est le cas du FPL (Fonds pour une Presse Libre) ouvert par Mediapart en 2019. Ce fonds permet d’octroyer une aide aux médias libres en création ou déjà existants. Mediapart garantit une totale autonomie des journaux bénéficiant de cette aide. Or, il existe des critères à respecter tel qu’une charte déontologique. Ces différents types de financement privé – crowdfunding et fondations philanthropiques, peuvent se combiner. Ainsi, le média Streetpress a à la fois bénéficié de l’aide du FPL, et fait un appel aux dons sur son site web.
Image 2 : Appel aux dons du média Streetpress – https://www.streetpress.com/soutenir%20
La fermeture d’un mensuel « pas pareil » : la revendication d’une singularité sous contrainte économique
Édité par une association indépendante, La Tchatche, le mensuel satirique marseillais Le Ravi proposait un journalisme d’investigation mêlant enquêtes, dessins de presse, et dessins satiriques. Revendiquant la liberté d’expression par l’humour, le journal réalisait des actions d’éducation aux médias dans les écoles et dans les quartiers en sensibilisant les acteurs de demain au dessin et aux fake news. Leur petite économie reposait donc en partie sur un modèle pluriel avec la vente de leurs journaux, mais principalement des subventions, à hauteur de 80 % pour leurs actions d’éducation populaire et d’éducation aux médias[14].
Dans ses dernières années, le canard[15]a privilégié la parution de ses articles sur son site internet, rencontrant des difficultés financières dans la vente de ses journaux papiers. Un an avant sa liquidation, sans aides des institutions locales, le journal avait atteint un niveau d’autofinancement de 78 %, avec un taux de progression de son chiffre d’affaires lié aux ventes de 6 %. En mars 2022, au bord du gouffre, pour cause de grosses difficultés financières, le journal satirique avait tenté un appel à l’aide, en lançant un « SOS » à son lectorat appelant aux dons. « Le Ravi, qui ne veut pas devenir un fantôme, lance un SOS. Pour vivre et cesser de survivre, il doit réunir 100 000 euros d’ici mai. Sans blague ? C’est beaucoup, c’est urgent et pourtant essentiel. Et avec vous c’est possible ! L’avenir de l’unique journal satirique régional et celui de son association, la Tchatche, avec ses actions citoyennes, sont sur le tapis. Rien ne va plus ? À vous de jouer ! »[16]
Image 3 : Appel aux dons du Ravi – https://www.leravi.org/sosravi/
Rapportant 65 000 euros et leur permettant d’avoir pu survivre encore quelques mois, leurs nombreux appels aux dons n’auront pas suffi à les sauver, malgré un plan de soutien financier mis en place par la mairie de Marseille, s’avérant trop tardif. La liquidation du mensuel « pas pareil » est exemplaire des nombreuses tensions financières et politiques liées au le financement de cette presse « libre ». Dans son communiqué, le Ravi dénonce l’hypocrisie de la presse et des pouvoirs publics sur ce sujet : « Et voilà, pour ne rien arranger, que l’État façon Macron, pourtant très généreux pour les milliardaires qui possèdent les « grands » médias ».[17] Selon eux, les médias « mainstream [18]» seraient financièrement privilégiés par l’État, bénéficiant de toutes les aides au gré des petits médias « secondaires » mis sur la touche.
Un article publié le 27 octobre dernier[19] par Mediapart interroge également la responsabilité de l’État qui attribue la grande majorité de ses aides publiques aux grands médias, possédés majoritairement par les plus grandes fortunes du pays. Le manque de transparence de l’État est également remis en cause. En effet, depuis 2019, le ministère de la Culture et de la communication refuse de publier la liste des aides et montants perçus par les journaux. Cependant, à partir d’informations dénichées par le quotidien La lettre A, Mediapart publie un classement des montants versés aux principaux bénéficiaires des aides à la presse durant l’année 2020 et 2021. En première position arrive le groupe Les Échos-Le Parisien, possédé par Bernard Arnaud, l’une des trois plus grosses fortunes au monde, avec plus 22,5 millions attribués en 2020 et 16 millions d’euros en 2021. Le groupe Le Monde se place juste après, ayant reçu plus de 18 millions d’euros d’aides publiques en deux ans[20]. Malgré les aides publiques qui ne sont pas réservées aux grands médias, la fermeture du Ravi est une illustration des contraintes de financement qui rythment le quotidien de nombreuses rédactions.
Image 4 : Classement des principaux bénéficiaires des aides à la presse en 2020 et 2021 – https://blogs.mediapart.fr/fpl/blog/261022/le-scandale-des-aides-publiques-la-presse-se-poursuit
Johanna HALIOUA, Julien ISNARD, Mathys LOUIS, Alassane BA, Luce GIOVANNETTI (promo 2022-2023)
[1] Acrimed, « Lu : L’Information est un bien public, de Julia Cagé et Benoît Huet », 18 mars 2022 (page consultée le 14 octobre 2022). https://www.acrimed.org/Lu-L-Information-est-un-bien-public-de-Julia-Cage
[2] Communiqué de presse ACPM, « La diffusion et la fréquentation de la Presse Française contrôlées sur l’année 2021-2022 », Paris, le 15/09/2022
[3] Toussaint-Desmoulins, Nadine. « Le financement de la presse », in Nadine Toussaint-Desmoulins éd., L’économie des médias. Presses Universitaires de France, 2015, pp. 83-102. https://www.cairn.info/l-economie-des-medias–9782130650645.htm
[4] Feyel Gilles, « Presse et publicité en France (XVIIIe et XIXe siècles) », Revue historique, 2003/4 (n° 628), p. 837-868.
[5] Sonnac N., Gabszewicz J. (2013), L’industrie des médias à l’ère numérique [2006] Paris, La Découverte, Repères.
[6] Le Monde, « Les médias numériques américains à la peine », 25 novembre 2017 (page consultée le 31 octobre 2022). https://www.lemonde.fr/economie/article/2017/11/25/les-medias-numeriques-americains-a-la-peine_5220415_3234.html
[7] Direction de l’information légale et administrative, « Financement de l’audiovisuel public : une réforme « nécessaire » mais risquée », vie-publique.fr, 20 juillet 2022. https://www.vie-publique.fr/en-bref/285735-financement-de-laudiovisuel-public-une-reforme-necessaire
[8] Ministère de la Culture, « Aides à la presse : classement des titres de presse aidés », 2021. https://data.culture.gouv.fr/explore/dataset/aides-a-la-presse-classement-des-titres-de-presse-aides/table/?disjunctive.annee&refine.annee=2021&sort=total_des_aides_individuelles_1_2_3_4_5_en_eur
[9]Ibid.
[10 ] Ferron Benjamin, « Les médias alternatifs : entre luttes de définition et luttes de (dé-)légitimation », Les enjeux de l’information et de la communication, 2007. Mis en ligne le 19 janvier 2007.
[11]Ministère de la Culture, « Tableaux des titres et groupes de presse aidés en 2019 » https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Presse/Aides-a-la-Presse/Tableaux-des-titres-et-groupes-de-presse-aides-en-2019
[12] Guillaume Goasdoué, « Le recours au financement participatif par les médias d’information : levier de communication, travail en soi, idéologie marchande », Questions de communication, 29 | 2016, 289-306. https://www.cairn.info/revue-questions-de-communication-2016-1-page-289.htm
[13] Fonds pour une Presse Libre. https://fondspresselibre.org/qui-sommes-nous
[14] BFM Marseille « « Le Ravi « : un journal satirique qui lance un appel à l’aide pour sa survie », bfmtv.com, [En ligne],https://www.bfmtv.com/marseille/replay-emissions/bonjour-marseille/le-ravi-un-journal-satirique-qui-lance-un-appel-a-l-aide-pour-sa-survie_VN-202203080163.html, (Page consultée le 14 octobre 2022)
[15] Synonyme argotique de journal
[16] #SOSRAVI, Okpal.com, https://www.okpal.com/leravi/#/ (Page consultée le 14 octobre 2022)
[17] Le Ravi, « Le Ravi baisse les bras », Leravi.org, [En ligne], https://www.leravi.org/medias/presse-pas-pareille/depot-de-bilan-liquidation-cest-termine-pour-le-ravi-et-la-tchatche-qui-edite-le-journal-pas-pareil/, (Page consultée le 14 octobre 2022)
[18] Terme utilisé pour qualifier les grands médias de masse ou médias dominants.
[19] Le Club de Mediapart, « Le scandale des aides publiques à la presse se poursuit », blogs.mediapart.fr, [En ligne], https://blogs.mediapart.fr/fpl/blog/261022/le-scandale-des-aides-publiques-la-presse-se-poursuit
[20]Ibid.