La fronde des petits patrons : mobilisations des restaurateurs français durant la crise sanitaire (2020-2021)
17 décembre 2022
Qui veut la peau des médias libres ? La presse indépendante face à ses contraintes de financement
26 décembre 2022

Haro sur « l’islamo-gauchisme » et le « wokisme » : les nouvelles paniques réactionnaires.

Le 6 octobre 2022, l’écrivaine française Annie Ernaux reçoit le prix Nobel de littérature. Cette attribution déclenche une véritable tempête de réactions indignées, inédite dans l’histoire de ce prix. Connue pour ses prises de positions et engagements politiques à gauche, Annie Ernaux est dépeinte par les instigateurs de ces polémiques sous les traits d’une écrivaine « wokiste », « islamo-gauchiste » voire « anti-française ». Une librairie du XIVe arrondissement de Paris colle ainsi une affiche sur sa devanture, informant les passants de son refus de vendre les ouvrages de l‘écrivaine, rangés dans la catégorie des livres « collabo antisémites, hystéro-féministes, indigénistes, racialistes et tout ce qui est en liaison avec la puanteur woke ».

Les sciences sociales apportent un éclairage intéressant pour rendre compte de ce surprenant épisode. La catégorie de « wokisme » se présente comme le « digne successeur » de celle d’« islamo-gauchisme ». Largement popularisées en France par les mouvements d’extrême droite, ces catégories remplissent des fonctions sociales et politiques similaires. Comment expliquer l’intense circulation, dans des supports médiatiques de grande diffusion, de ces notions aussi floues que disqualifiantes ? Une partie de l’explication réside dans leur utilisation par des membres du gouvernement, qui leur ont fourni une forme de certification politique. Dans cette conjoncture, la médiatisation et la diffusion dans le champ politique des notions de « wokisme » et « d’islamo-gauchisme » en France ces dernières années semblent typiquement relever de ce que les sociologues appellent une « croisade symbolique » (Joseph Gusfield) ou encore, comme le suggère le sociologue Alex Mahoudeau dans un ouvrage récent, une « panique morale » (Stanley Cohen) portée par des groupes néo-réactionnaires. Cet article montre comment ces anathèmes politiques, comme beaucoup de mots en « isme », renseignent davantage sur leurs utilisateurs que sur la réalité qu’ils nomment[1]. Ils fonctionnent comme des instruments idéologiques de disqualification politique d’adversaires généralement associées à une partie de la gauche française.

Figure 1 : Devanture de la librairie parisienne « La Rose de Java »

Une rhétorique réactionnaire au service d’une panique morale

Le concept de « panique morale » provient d’un ouvrage du sociologue britannique Stanley Cohen, publié en 1972[2]. Il cherche alors à distinguer ce concept du « scandale », de la « polémique » ou de la « controverse ». Le concept sert à montrer que le camp d’en face s’agite sans aucune raison. Il reconnaît deux principaux acteurs : les « chefs moraux » (« moral entrepreneurs »), qui sont à l’origine de la dénonciation collective, et les « boucs-émissaires » (« folk devils »), qui sont les personnes ou groupes à l’origine de la vindicte. Stanley Cohen s’appuie sur des événements du début des années 1970 traités dans la presse en Grande-Bretagne. Des rixes entre bandes de jeunes se sont produites dans une station balnéaire de la côte britannique. Le sociologue montre comment les médias britanniques ont amplifié les événements en en faisant des phénomènes hors-sol et déformant afin d’attiser la peur. Stanley Cohen s’intéresse à la réverbération de la peur que ces bandes sont censées inspirer. En France, c’est l’historienne Michelle Perrot qui est la première à avoir utilisé l’expression pour expliquer le traitement que la presse réservait aux « Apaches », une expression désignant à l’origine une bande de jeunes de Belleville, puis progressivement tous les « voyous », en les décrivant comme une « armée de rôdeurs, de vagabonds, de souteneurs et de malandrins »[3].

Pour qu’il y ait « panique morale », il faut d’abord des acteurs (politiques, militants, journalistes…) qui cherchent à mettre à l’agenda politique un enjeu et une certaine façon de le penser. Le sociologue Howard Becker les nomme « entrepreneurs de morale »[4]. Ils vont définir un comportement comme étant déviant par rapport à une norme qu’ils défendent. Cette définition peut largement se diffuser dans la société s’ils partent en « croisade morale » pour imposer leur vision du problème. Lorsqu’ils disposent d’un accès aux médias de grande diffusion, ces entrepreneurs peuvent contribuer à fabriquer des inquiétudes collectives. La « panique morale » est donc un terme qui disqualifie l’adversaire, le renvoie à une forme d’hystérie, comme le signale Erik Neveu dans un entretien récent à la revue Émulations.[5]

Comment caractériser les paniques autour du « wokisme » et de l' »islamo-gauchisme » ?

Les paniques morales autour du « wokisme » et de « l’islamo-gauchisme » se caractérisent par l’utilisation de ce qu’Albert Hirschman appelle une rhétorique réactionnaire[6]. Dans un esprit comparable à la stratégie de « l’alt-right », ou droite alternative, aux États-Unis (mouvance d’extrême droite née à al fin des années 2000 qui milite pour le suprémacisme blanc), cette rhétorique cherche à conforter dans l’opinion l’idée d’un « ennemi de l’intérieur » cherchant à détruire les principes de la République. L’« islamo-gauchisme », associé à l’« idéologie woke », seraient ainsi des instruments idéologiques menaçant l’école républicaine et les principes de la laïcité. Nouveau fer de lance du « politiquement correct » ou de la « cancel culture[8]», ils infiltreraient les centres de pouvoir, les médias mais également les grandes entreprises, encourageant une « déconstruction » du monde par le biais d’une génération « radicalisée ». Cette radicalité est indiquée dans l’appellation même « d’islamo-gauchisme » qui permet d’associer une partie de la gauche, désignée comme « woke », à l’islamisme radical (voire au terrorisme islamiste), lui-même confondu avec l’islam politique, voire l’islam tout court.

Ces militants dissimuleraient leurs véritables intentions sous l’angle de l’antiracisme et les autres leur serviraient « d’idiot utiles », voire de complices. C’est ce qu’illustre l’exemple du romancier et essayiste français Pascal Bruckner sur Europe 1. À la suite de l’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre 2022, il déclare qu’une« hydre islamiste a pénétré tous les secteurs de la France ». Bruckner appelle alors à ce qu’on « désigne les complices », en particulier la France Insoumise, coupable selon lui d’avoir participé à la manifestation de novembre 2019 contre l’islamophobie[9]. L’utilisation de ces termes révèle ainsi à la fois de techniques de disqualification politique et intellectuelle mais également, d’un champ lexical du complot mondial d’une minorité active[10] : les « islamo-gauchistes » seraient « peu nombreux, mais puissants », « agissant en réseau », « disposant de relais médiatiques et politiques », « dans le but inavoué de menacer les États-nations européens ».

La visibilité croissante des mouvements réactionnaires

Comment expliquer le succès politique et médiatique de ce vocable ? Les thématiques sécuritaires s’imposent depuis longtemps dans le débat public et les mouvements réactionnaires prennent de plus en plus de place dans les médias. Les années 1980 et 1990 sont marquées par l’amplification et le durcissement des discours sur la sécurité à travers l’imposition de catégories floues telles que « violences urbaines », « incivilités », « sécurité intérieure ». L’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour des présidentielles en 2002 est un pas de plus vers l’imposition de thématiques sécuritaires dans le débat public. L’assassinat de Samuel Paty est ainsi l’occasion, d’après l’association de critique des médias Acrimed, d’une « séquence d’hystérie médiatique »[11] de la part de la droite et de l’extrême-droite – mais pas que. En effet, de nombreuses figures politiques de gauche et d’extrême gauche sont étiquetées « islamo-gauchistes » par des personnalités de tout le champ politique. A titre d’exemple, l’ancien Premier ministre, Manuel Valls, alors membre du Parti Socialiste catégorisé au centre gauche qui sur BFMTV, après avoir accusé Jean-Luc Mélenchon de « très grande complicité », énumère la liste des complices : « La France Insoumise, la gauche journalistique, Edwy Plenel, la gauche syndicale bien sûr l’Unef, mais aussi la Ligue de l’enseignement, la Ligue des droits de l’Homme »10. La majorité des radios et chaînes d’informations en continu accorde un temps d’antenne considérable aux représentants de ce mouvement réactionnaire.

Ces obsessions réactionnaires et l’hystérisation du débat médiatique semblent contribuer à neutraliser les voix dissidentes et à l’appauvrissement du débat public. En stigmatisant les principaux accusés et en les excluant, peu de place est laissée à la contradiction. Prenons l’exemple de l’ancienne Ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal demandant l’ouverture d’une enquête sur « l’islamo-gauchisme » au sein de l’université et à la suite duquel le CNRS a rappelé dans un communiqué que ce terme ne correspondait à aucune réalité scientifique. Au terme d’« islamo-gauchisme » a succédé dès la fin des années 2010 « wokisme ». Remarquons le nombre de vidéos partagées par Sud Radio,  positionnée à l’extrême droite, mettant en scène des débats à sens unique sur le « wokisme »[12]. Pourtant, un sondage réalisé par l’IFOP en février 2021, révèle que seuls 14% des Français interrogés avaient en réalité déjà entendu parler de ce terme.

Une normalisation des discours d’extrême-droite

Alex Mahoudeau[13], enseignant-chercheur en sciences sociales, considère la polémique autour du « wokisme », comme relevant typiquement d’une panique morale, largement vide de sens, bien que révélatrice de « l’agenda des réactionnaires et du fonctionnement du champ journalistique ». Les médias plutôt placés à droite sur l’échiquier politique, comme Le Figaro, se sont rapidement appropriés ce terme avec des titres tels que « Comment l’idéologie woke infiltre la classe politique ». Le journaliste français Julien Bugier s’emploie quant à lui à définir la « woke culture », dans une émission d’Europe 1 « Bienvenue au Wokistant », qui serait  un « mouvement de censure qui touche médias et universités ». Les anti-wokes mobilisent de plus en plus l’attention des médias en utilisant des sujets de fonds tels que le racisme ou le sexisme et construisent eux-mêmes leur propre « vérité » sur les minorités.

La montée électorale de l’extrême-droite menée par le Rassemblement National, ou l’extrême droite « identitaire » incarnée par Eric Zemmour, ces dernières années a centré l’attention des médias sur leurs discours. Cette logique suit un processus de dédiabolisation et de normalisation selon le chercheur en sciences sociales, Aurélien Mondon, qui tend à rendre leurs discours conformes aux normes démocratiques et les prendre comme acquis. La mise à l’agenda de thématiques qui leur sont favorables a rendu leurs apparitions médiatiques plus fréquentes, créant ainsi un terrain propice à leur croisade morale. Un intérêt significatif est accordé aux questions de l’insécurité, de l’immigration et de « l’islamisme radical », bien que tirés de faits divers. Le sociologue Rodney Benson[14] a déterminé à ce sujet trois axes de lecture chez les médias français et américains : celui de « l’économie globale », faisant de l’immigration le symptôme d’un problème de pauvreté ; « l’immigré héros », soulignant les aspects positifs de la différence ; et l’immigré perçu comme une menace pour l’ordre public et la cohésion nationale.

Cette panique morale prend de l’ampleur avec les prises de position médiatiques de plusieurs membres du gouvernement. Citons les propos de l’ancien Ministre de l’Education nationale Jean Michel Blanquer sur Europe 1 : « Ce qu’on appelle l’islamo-gauchisme fait des ravages ». De nombreuses initiatives ont été prises pour lutter contre le « wokisme » comme la mise en place d’un colloque à la Sorbonne, censé dénoncer le diktat du « wokisme » au sein des universités ou encore, la création d’un « Laboratoire de la République » prétendant défendre le « véritable féminisme » ou l’« antiracisme authentique ». Ces idées ont migré de la sphère partisane à la sphère gouvernementale où les figures autorisées contribuent à les renforcer. Cela permet au célèbre présentateur de CNEWS, Pascal Praud, d’affirmer : « C’est intéressant, parce que ce n’est pas Marine Le Pen qui le dit, ce ne sont pas des éditorialistes qui le disent, c’est le Ministre de la République. »[15]

L’omniprésence de ces notions dans les débats médiatiques et au sein d’une partie des élites politiques s’inscrit selon Alex Mahoudeau dans le « principe de fabrique de l’information ». Il explique en effet qu’avec des médias très concentrés, certaines chaînes de télévision ont besoin de produire de l’information rapidement et en continu. Ce modèle favorise le recours à quelques intellectuels que Pierre Bourdieu qualifiait de « fast thinkers »[16], prêts à produire de l’information, à analyser et expertiser tout et n’importe quoi – à n’importe quel prix.

YVES Anastasia, BORDIN Sarah, SELSANE Wijden, BORRALLO Mélissa, ELIMAS Galléane (Promotion 2022-2023).


[1] Collovald Annie, « Histoire d’un mot de passe : le poujadisme. Contribution à une analyse des ‘ismes’ », Genèses, 3, 1991, p. 97-119.

[2] COHEN Stanley, Folk Devils and Moral Panic : The Creation of the Mods and Rockers, Londres, Routeledge, 1972.

[3] LEPRINCE Chloé, «Panique morale l’origine d’une expression pour attiser la peur » France culture, 9 mars 2021.

[4] BECKER Howard, « Les entrepreneurs de morale », in Outsiders: Études de sociologie de la déviance , Paris, Éditions Métailié, 1985, p. 171-188.

[5]NEVEU Erik, MAVROT Céline Mavrot, PASSARD Cédric, LITS Grégoire, « Rock’n’roll, étiquetage et third – person effect: Entretien avec Erik Neveu» ,Émulations, n°41, Mise en ligne le 20 juin 2022.

[6] HIRSCHMAN, Albert O. (1991). The Rhetoric of Reaction: Perversity, Futility, Jeopardy. Cambridge, MA: The Belknap Press of Harvard University Press. 

[7] POLICAR Alain, « De woke au wokisme : anatomie d’un anathème », Raison présente, 2022/1 (N° 221), p. 115-118. DOI : 10.3917/rpre.221.0115.

[8] Cancel culture : pratique d’origine américaine consistant à la dénonciation publique d’individus, ou groupes responsables d’actes, de comportements ou de propos perçus comme inadmissible et de les éjecter de l’espace publique.

[9]https://www.europe1.fr/emissions/le-billet-de-patrick-cohen/extrait-pascal-bruckner-lhydre-islamiste-a-penetre-tous-les-secteurs-de-la-france-3999670

[10] TORREKENS Corinne, « Islamo-gauchisme, histoire d’un glissement sémantique », AOC, 22 février 2021.

[11] LEMAIRE Frédéric, FRIOT Maxime, PERRENOT Pauline ,« ‘Islamo-gauchistes’ : une chasse aux sorcières médiatique », Acrimed, 30 octobre 2020.

[12]Sud Radio et wokisme :https://www.youtube.com/results?search_query=sud+radio+wokisme

[13]MAHOUDEAU Alex, La Panique woke. Anatomie d’une offensive réactionnaire, Paris, Textuel, Petite encyclopédie critique, 2022.

[14] BENSON Rodney, L’immigration au prisme des médias, Presse universitaires  de Rennes, Rennes, 2018

[15]  LEMAIRE Frédéric, FRIOT Maxime, PERRENOT Pauline ,« ‘Islamo-gauchistes’ : une chasse aux sorcières médiatique »,Acrimed, 30 octobre 2020.

[16] BOURDIEU Pierre, Sur la télévision, Paris, Liber, 1996.