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Militer par les données : de la construction des causes à la politisation d’un problème public

Le « datactivisme », néologisme tiré du mot-valise anglais datactivism, s’est imposé comme un sous-secteur de mobilisation aux Etats-Unis, avant de se diffuser dans plusieurs pays[1]. Le mot peine à s’imposer en France, malgré l’existence de mobilisations qui pourraient parfaitement se rattacher à cette étiquette. Un ouvrage de référence sur la question du « statactivisme » a néanmoins été publié en France en 2013[2].

De quoi parle-t-on ? En 2019, les réseaux sociaux affichaient chaque jour un compteur du nombre de femmes tuées sous les coups de leur conjoint : voici un bon exemple d’un usage militant de ce que le sociologue Alain Desrosières appelle « l’argument statistique »[3], qui consiste à retourner les usages sociaux dominants des chiffres au service des groupes dominés. Les développements du « Big Data » et de « l’Open Data » favorisent non seulement des usages sociaux, politiques et économiques croissants des données, mais l’émergence de nouveaux problèmes publics les concernant[4]. A l’heure du capitalisme de plateforme et de la société de surveillance[5], les données personnelles, devenues sources d’activités rentables, sont désormais considérées par les élites dirigeantes comme « le nouveau pétrole »[6]. Les datas peuvent-elles néanmoins constituer, et à quelles conditions, des instruments de lutte pour les mouvements sociaux ?

De nombreuses organisations militantes se saisissent des données, notamment statistiques, pour construire et mobiliser le consensus autour des causes qu’elles défendent. Elles agissent ainsi, sans forcément revendiquer cette appellation, comme des « data-activistes ». Ces pratiques s’inscrivent dans un contexte politique et économique qui en détermine les conditions de possibilité. Si les principes de responsabilité et de transparence régissent en effet l’usage des données, les GAFAM[7] et les gouvernements ne les respectent pas toujours, au risque d’entrainer peur et méfiance chez les usagers .

Ce manque de confiance de l’usager peut être renforcé lors de scandale comme celui de la messagerie instantanée WhatsApp et de son éventuelle violation du Règlement général sur la protection des données. En effet, WhatsApp a semblé faire preuve d’un manque de transparence quant à sa politique de confidentialité permettant ainsi à Facebook (WhatsApp et Facebook appartiennent au même groupe) de profiter des données des utilisateurs. Le but pour les mouvements sociaux : mobiliser les données pour illustrer leur démarche et ce qu’ils dénoncent. Dans ce contexte de diffusion massive de données publiques, les arguments statistiques permettent aux défenseurs de cause d’utiliser à bon escient ces datas. Il s’agit alors de déterminer de quelle manière les données et leurs usages s’illustrent à la fois comme un outil, l’argument statistique, de construction des problèmes publics, mais également comme un outil de mobilisations sociales.

L’argument statistique au service de la construction des problèmes publics

L’argument statistique est défini par Alain Desrosières comme le recours aux indicateurs quantitatifs, aux données chiffrés pour appuyer une décision politique et/ou une revendication. Quand bien même cet argument peut être vu comme une source d’ «empowerment»[8] pour les organisations des mouvements sociaux face à l’État, les inégalités d’accès aux données ainsi qu’aux outils de leur mise en forme, de leur diffusion et de leur systématisation creusent les écarts entre les groupes qui en font un usage politique [9].

Cependant, il peut être employé comme arme symbolique par les organisations des mouvements sociaux dans la construction des problèmes publics. En contraste avec les usages militants des émotions ou du scandale [10], le recours aux données chiffrées se donne à voir comme un « langage de rationalité ».[11] Il peut légitimer une cause en se fondant sur des données officielles qui rendent le discours plus légitime. En effet, l’argumentation en faveur d’une cause n’agit pas seule : la manière dont elle sera émise et reçue conditionnera sa crédibilité.

Dans la concurrence inégale pour la mise à l’agenda des problèmes publics[12], l’expertise scientifique participe activement au renforcement de l’argument statistique.  L’objectivité qui lui est associée est un outil de mise en conformité à la grammaire du débat public[13]. Ainsi, le travail de mise en chiffre effectué par le GIEC[14], dans ses rapports sur la situation environnementale, favorise une médiatisation statistiquement argumentée et contribue à la crédibilisation du problème des dérèglements climatiques[15]. De plus, le prisme de logiques comparatives tant au niveau local qu’international (benchmarketing), ouvre cette stratégie de l’argument statistique à de nouvelles réflexions et problématisations.[16]

L’usage de la donnée chiffrée fonctionne alors comme un argument d’autorité, capable d’annihiler par anticipation toute critique ou contradiction. En enfermant le réel dans de la quantification, il devient facile de dissimuler l’aspect politique d’un choix ou d’une action[17]. Cette instrumentalisation politique des statistiques nécessite une adaptation tactique de la part des de l’activisme politique, qui a donné naissance au « statactivisme ». Le terme qualifie les entreprises qui visent à se réapproprier le pouvoir des statistiques pour s’émanciper des autorités consacrées. Traditionnellement utilisé dans le mouvement ouvrier[18], l’usage de la statistique sert aussi bien à produire une représentation de la réalité – par exemple en mettant en exergue la prédominance d’un genre, d’une ethnie, d’une tranche d’âge dans un milieu professionnel donné – qu’à contester des représentations existantes. Par exemple, un indice de prix alternatif a été créé par la CGT, opposé à celui de l’INSEE, arguant qu’il reposait sur des hypothèses correspondant au mode de consommation de la classe moyenne plus que des classes populaires, niant ainsi la perspective de « réalité » qu’offrait l’indice de prix de l’INSEE. Le but du statactivisme est donc de retourner l’usage des statistiques dans un monde dominé par le néo-libéralisme qui, typiquement, utilise des données économiques pour justifier une politique[19].

Pour ne pas être paralysé par l’argument des chiffres, une distinction peut cependant être opérée, comme le propose le sociologue Luc Boltanski, entre les perceptions de « la réalité » reposant sur une normalité construite par les institutions, et « le monde » entendu comme le flux perpétuel d’informations, d’observations, d’expériences, sorte de « flux de la vie » qui se manifeste indépendamment de ce cadrage institutionnel et ne pouvant faire l’objet d’une représentation exhaustive[20]. Ce raisonnement est au cœur du statactivisme : il procure la liberté d’esprit nécessaire pour user des chiffres et contrecarrer certains points de vue dominants ou, au contraire, en faire naitre de nouveaux.

Les données : un outil de mobilisation sociale

Aujourd’hui, les exemples sont nombreux de mobilisations par les données qui conduisent à l’acquisition d’une visibilité favorable et large sur le terrain médiatique. Ces données chiffrées sont une véritable ressource symbolique pour les militants, car elle assoit subjectivement l’existence d’un « problème social » comme une situation objective indépendante de l’action volontariste de certains acteurs[21]. John Kitsuse et Malcolm Spector définissent un problème social comme des « activités d’individus ou de groupes qui se plaignent ou demandent réparation d’une situation supposée ou réelle »[22]. Or, pour rendre une situation « réelle », les informations chiffrées peut faire office de « preuves »[23].

Selon la chercheuse Stefania Milan, le développement de la technologie a permis aux mouvements sociaux de construire leur identité à travers leurs pratiques technologiques[24]. Pour certains mouvements, la technologie est au cœur de leur domaine d’intervention. Cela leur a permis, par exemple, de surveiller les activités de l’État[25]. C’est précisément cette part considérable qu’occupe la technologie dans la lutte des mouvements sociaux qui a fait émerger l’expression de « data-activisme »[26]. Le data-activisme vise un changement de cadre normatif à long terme et se caractérise par l’utilisation qu’il fait de la technologie pour créer des identités collectives, communiquer, mobiliser, démontrer et agir[27]. Les data-activistes forment des réseaux souvent peu hiérarchisés, informels et organisés qui font un usage non conventionnel de la technologie et génèrent des occasions favorables au changement social[28].

En cinquante ans, l’Europe a vu l’émergence et l’institutionnalisation du mouvement écologiste. Ce mouvement s’est appuyé sur des données chiffrées conduisant ainsi à un débat sur la question environnementale. Les chiffres sont en effet de nature à inquiéter sur l’avenir : entre 1950 et 2015, 8,3 milliards de tonnes de plastique ont été produites[29]. 25% des morts et maladies ont été causées par les conditions environnementales que l’homme a provoquées[30]. La mobilisation de telles données chiffrées a contribué à une conscience environnementale permettant d’avoir un effet sur le monde politique.

Affiche réalisée pour la Marche pour le climat d’avril 2017 (Source : https://nexusmedianews.com/scenes-from-the-peoples-climate-march-81064890391c/)

Il est aussi intéressant d’illustrer l’importance d’une donnée chiffrée en tant qu’outil pour le monde militant en se penchant sur le cas des féminicides. La statistique sur le nombre de victimes a en effet un rôle important afin de pointer du doigt la gravité de ce problème public, le rendant ainsi important, prioritaire et reconnu par les pouvoirs publics[31]. Grâce à ces statistiques, les mouvements ont pu informer tout en argumentant sur le fait que 149 femmes avaient été tuées sous les coups de leur partenaire ou ex-partenaire[32] donnant ainsi une visibilité médiatique à l’association « Les Colleuses »[33] par le biais de leur communication.

Pour maintenir sa dynamique, un mouvement social a besoin d’appuis cognitifs. Les chiffres sont une ressource importante en offrant une représentation parfois alternative de la réalité perçue. Par ailleurs, avec le développement des médias numériques, “l’usager n’est […] plus un simple consommateur d’information, il devient un producteur de contenus interagissant avec d’autres”[34]. Ainsi, cette volonté d’ouvrir la production des données à quiconque voudrait s’en emparer – à l’instar de l’encyclopédie Wikipédia, ne laisse pas indifférent[35]. Un pan de la population – nommé les « ré activistes » – se refuse à laisser en libre accès ses données personnelles. Pour contrer cela, se mettent en place des réseaux de cryptages pour rester anonyme sur internet, comme l’utilisation de « VPN » ou encore le moteur de recherche « Qwant » qui tend à ne pas conserver les données personnelles de ses utilisateurs. L’utilisation de ces outils permet aux utilisateurs de manifester contre l’utilisation des données, bien que leur efficacité reste encore à démontrer.

Antonin BERNARD, Sara DURAND, Dana EL BATAL, Zelda FLAME, Cassandra GONCALVES, Arthur HAMANT, Alexandre HASCOET (Promo 2020/2021)


[1] GUTIERREZ M., Data Activism and Social Change, Palgrave Studies in Communication for Social Change, 2018, p.60, url : https://www.researchgate.net/publication/324893872_Data_Activism_and_Social_Change/link/5c155e3492851c39ebf082da/download

[2] BRUNO Isabelle, DIDIER Emmanuel, PREVIEUX Julien, Statactivisme, comment lutter avec des nombres, Paris, Zones, 2014, url : https://www.editions-zones.fr/lyber?statactivisme#pre-001

[3] DESROSIERES Alain, Gouverner par les nombres, L’argument statistique II , 2008, url : https://books-openedition-org.ezproxy.u-pec.fr/pressesmines/341

[4] NEVEU Érik, « Problème public » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 06 janvier 2021. Dernière modification le 19 janvier 2021. url : http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/probleme-public

[5] MATTELART Armand, La globalisation de la surveillance. Aux origines de l’ordre sécuritaire, Paris, La Découverte/Poche, 2008, CODACCIONI Vanessa, La société de vigilance. Auto-surveillance, délation et haines sécuritaires, Paris, Textuel, 2021.

[6] BERNIER Claire. « Le RGPD en 4 leçons pour les retardataires », Sécurité et stratégie, vol. 28, no. 4, 2017, p. 85-90, url : https://www-cairn-info.ezproxy.u-pec.fr/revue-securite-et-strategie-2017-4-page-85.htm#

[7] GAFAM est un acronyme désignant les géants du web : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft.

[8] GOËTA Samuel, MABI Clément, « L’open data peut-il (encore) servir les citoyens ? », Mouvements 2014/3 (n° 79), p. 81-91, url : https://www.cairn.info/revue-mouvements-2014-3-page-81.htm

[9] NEVEU Erik, Sociologie politique des problèmes publics, 2015, Chapitre 4, url : https://www-cairn-info.ezproxy.u-pec.fr/sociologie-politique-des-problemes-publics–9782200291648.htm

[10] SOMMIER Isabelle, « 9. La dimension affectuelle des mouvements sociaux », Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte, « Recherches », 2010, p. 185-202.

[11] DESROSIERES Alain, Gouverner par les nombres... Op. Cit.

[12] HILGARTNER S., BOSK C., « The rise and fall of social problems: a public arenas model », American Journal of Sociology, 94/1, 1988

[13] HENRY Emmanuel, « Construction des problèmes publics », in Olivier Fillieule et al., Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po « Références », 2020 p. 146-154, url : http://www.cairn.info/dictionnaire-des-mouvements-sociaux—page-146.htm

[14] Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat, créé en 1988 par l’Organisation Météorologique Mondiale, OMM, et le Programme pour l’Environnement des Nations Unies, PNUE. Cet organisme publie des rapports synthétisant les travaux de milliers de scientifiques sur la question des changements climatiques.

[15] COMBY Jean-Baptiste, La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, Paris, Raisons d’agir, Cours & travaux, 2015.

[16] Le Benchmarking est une technique, notamment utilisée dans le domaine du marketing, qui se base sur une observation des autres sociétés pour déterminer les modes d’organisation ou systèmes qui fonctionnent et ainsi s’en inspirer et en tirer le meilleur.

[17] BRUNO Isabelle, DIDIER Emmanuel, PREVIEUX Julien, Statactivisme… Op. Cit.

[18] VITALE Tommaso, “Statactivism, forms of action between disclosure and affirmation”, 2014, url : https://www.researchgate.net/publication/263924237_Statactivism_Forms_of_action_between_disclosure_and_affirmation

[19] BRUNO Isabelle et al., Statactivisme… Op .Cit

[20] BOLTANSKI Luc, De la critique, 2009, url : https://journals.openedition.org/sociologie/117

[21] FULLER & MYERS, 1941, p. 320 cité par HENRY Emmanuel, « Construction des problèmes publics… Op. Cit.

[22] SPECTOR & KITSUSE, Constructing social problems, 1977

[23] ASSOCIATION PÉNOMBRE, Chiffres en folie. Petit abécédaire de l’usage des nombres dans le débat public et les médias. Paris, La Découverte, 1999, url : http://www.penombre.org/divers/livre.html?fbclid=IwAR2z88tgMyy2vQjVgtTjkCIZhnrhUJiUreEwYjWyHJkLiGSpulu2gWf4s1g  

[24] MILAN S., Social Movements and Their Technologies, Hampshire and New York: Palgrave Macmillan, 2013 cité par GUTTIERREZ M., Data Activism and Social Change, …. op. cit., p. 59

[25] HOWARD P., The Digital Origins of Dictatorship and Democracy, Oxford: Oxford Studies in Digital Politics, 2010, cité in Ibid.

[26] GUTIERREZ M., Data Activism and Social Change… Op. Cit. p.60

[27] Ibid.

[28] GRISONI Anahita & NÉMOZ Sophie, « Les mouvements sociaux écologistes : entre réforme de soi et rapports de classe, entre histoires nationales et circulations européennes », Socio-logos, OpenEdition Journals, 2017, url : https://journals.openedition.org/socio-logos/3145

[29] THIBERGE Clémentine, « Depuis 1950, l’homme a fabriqué 8,3 milliards de tonnes de plastiques », Le Monde, 20/07/2017, url : https://www.lemonde.fr/pollution/article/2017/07/19/depuis-1950-l-homme-a-fabrique-8-3-milliards-de-tonnes-de-plastiques_5162660_1652666.html

[30] ONU, Rapports sur l’état de la planète, 13/03/2019

[31] SIEFRIDT Julie, MUAIRON Coraline & MILITON Valentin, « Féminicides » : la construction politique et médiatique d’un problème public, Avril21, url : https://avril21.eu/2019/12/26/feminicides-la-construction-politique-et-mediatique-dun-probleme-public/

[32] KHENICHE Ouafia, 2019 : l’année où le féminicide s’est imposé dans la société française, France Inter, 31/12/2019, url : https://www.franceinter.fr/societe/2019-l-annee-ou-le-feminicide-s-est-impose-dans-la-societe-francaise

[33] Association qui a pour but de dénoncer les féminicides en collant des affiches qui dénoncent cet acte. Elles peuvent faire le compte de femmes mortes sous les coups de leur conjoint, parler de situations de tous les jours… en jamais plus de deux mots.  

[34] DUPONT Luc. « Relations publiques… », Op . Cit.

[35] LEVREL Julien, « Wikipedia, un dispositif médiatique de publics participants », Réseaux, 2006/4 (no 138), p. 185-218. url : https://www.cairn.info/revue-reseaux1-2006-4-page-185.htm