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Greta Thunberg, de la cause climatique au vedettariat médiatique

«How dare you ! (Comment osez-vous !)» : ces mots de Greta Thunberg, prononcés en septembre 2019 lors du sommet sur le climat à l’ONU, ont contribué à la prise de conscience de l’urgence climatique. Dès la fin de l’été 2018, cette jeune suédoise née en 2003 entame une grève scolaire pour demander à son gouvernement de respecter l’accord de Paris sur le climat et attirer l’attention de la planète, notamment de la jeunesse. A l’origine des grèves scolaires mondiales pour le climat, elle impulse le mouvement Youth for Climate qui répond à un appel international à la mobilisation et réuni plus de deux millions de jeunes participants aux grèves[1].

Devenue aujourd’hui une figure incontournable de la lutte contre les bouleversements climatiques à l’échelle mondiale, Greta Thunberg s’est imposée sur la scène médiatique et politique. Elle tend à incarner un rôle de porte-parole des experts scientifiques, dont les études alarmistes ne semblent pas avoir provoqué de réactions à la hauteur des enjeux que leurs travaux soulèvent, inédits dans l’histoire de l’humanité. Si les questions relatives au climat ne sont pas nouvelles (un premier rapport du GIEC alertait sur les changements climatiques en 1990), l’arrivée de Greta Thunberg dans le paysage médiatique semble avoir contribué à la « personnification » du problème climatique. Celui-ci peut apparaître comme large et abstrait,  au point de se voir contesté par des climatosceptiques dont les relais médiatiques ne sont pas négligeables[2]. On peut toutefois se demander si la cause climatique défendue par Greta Thunberg n’a pas laissé place à la construction d’une icône politico-journalistique.

Greta Thunberg a cumulé un important « capital médiatique » qu’elle a su reconvertir dans la politique internationale. La notion de « capital médiatique » repose sur l’hypothèse selon laquelle « tout se passe comme si l’événement journalistique était une forme reconvertie, dans la logique relativement autonome du champ journalistique, du capital économique, institutionnel, culturel ou symbolique dont disposent les groupes sociaux »[3]. Elle est définie par Dominique Marchetti comme « une forme de capital spécifique, qui permet d’accélérer et d’agir à des degrés divers et selon les périodes dans le champ journalistique »[4].On peut se demander dans quelle mesure ce rôle politique n’a pas constitué pour sa cause un « piège » symbolique. Les médias, comme le montre l’exemple de la presse généraliste nationale française, a rapidement opéré, pour des raisons que nous allons étudier, une « starification » de Greta Thunberg : ce recadrage médiatique a tendu à porter une attention croissante sur la vie du personnage plutôt que sur la cause climatique elle-même.

Accumulation et reconversion d’un « capital médiatique »

Ce qui n’est pas médiatisé, n’existe pas ! En 2018, Ingmar Rentzhog, cofondateur de la start-up We Don’t Have Time croise Greta Thunberg devant le parlement Suedois. Il la photographie et publie le cliché sur Facebook. Quatre jours après est publié le livre Scènes de notre cœur dans lequel les parents de Greta racontent leur engagement pour le climat, mais aussi l’autisme de leurs deux filles. Quelques mois plus tard, sa campagne «Fridays For Future» mobilise les enfants du monde pour une grève globale en faveur du climat.

L’apparition du nom de Greta Thunberg dans la presse nationale et internationale a contribué à en faire une « vedette ». Le sociologue Todd Gitlin montre que les médias de grande diffusion peuvent transformer les porte-parole des mouvement sociaux en célébrité, déstabilisant les organisations militantes et les éloignant de leur cause initiale : c’est ce qu’il appelle le processus de « certification médiatique » des leaders[5]. En 2019, Greta Thunberg est ainsi désignée « personnalité de l’année » par le Time Magazine, qui la considère comme « la voix la plus puissante sur le plus grand problème auquel la planète est confrontée ». Son nom est proposée pour le prix Nobel de la paix.

Cette consécration permet à « Greta » de multiplier les apparitions à la télévision. D’un côté, elle saisit cette tribune comme une opportunité pour parler davantage de la cause climatique. D’un autre, les médias ne parlent que d’elle. Deux documentaires la concernant sont produits coup sur coup: I am Greta, diffusé le 13 novembre 2020, est produit par l’Américain Hulu. Ce dernier a suivi son travail, depuis ses premières grèves scolaires à Stockholm jusqu’à son discours à l’ONU. Un autre est en cours de production : la BBC a annoncé en février 2020 une série documentaire portant sur la « croisade internationale » de l’adolescente. Ajoutons à cette liste non-exhaustive son intervention à l’ONU en 2019, qui lui a offert une visibilité internationale sans précédent : son discours a été repris 93,800 fois par des médias du monde entier et évoqué 7,5 millions de fois sur les réseaux sociaux[6]. Sur Twitter, son compte est suivi par quatre millions d’abonnés. Elle en profite pour confronter des leaders politiques tels que Donald Trump ou Jair Bolsonaro qui l’attaque davantage sur sa personne plutôt que pour sa cause.

L’accumulation de « capital médiatique » par Greta Thunberg dans la presse montre la propension des journalistes à mesurer la valeur d’une information selon des critères qui leur sont propres. On ne peut s’empêcher d’y voir une nouvelle manifestation de « l’imposition de nouvelles normes de rentabilité et de productivité dans les entreprises de presse »[7]. Le traitement personnalisé du problème climatique à travers la figure de Greta Thunberg se retrouve dans des titres extrêmement différents d’un point de vue éditorial. Ainsi l’hebdomadaire d’extrême-droite Valeurs Actuelles titre le 18 janvier 2020 : « Comment Greta Thunberg est devenue la grande prêtresse de l’écolo-catastrophisme», tandis que le magazine culturel Les Inrockuptibles, , plutôt classé à gauche, publie le 23 juillet 2019 un article intitulé : « Haine anti Greta Thunberg: Les gardiens du système climaticide ne trouvent plus d’arguments ». Il est remarquable d’observer la similarité du cadrage médiatique proposé, centré sur la militante, malgré des orientations politiques et éditoriales opposées.

L’instrumentalisation politique du capital médiatique

Pour Sandrine Lévêque, « les contenus des médias de masse donnent une vision déformée du monde social ».[8] L’analyse des « cadrages médiatiques » permet ainsi de comprendre la manière dont les médias évoquent un sujet, en captant la réflexion du lecteur sous des angles déterminés. Erving Goffman a introduit le concept de « cadres de l’expérience » pour décrire des schémas d’interprétation utilisés pour donner un sens aux divers événements survenant dans l’environnement immédiat des individus[9]. Selon Robert Entman, « cadrer, c’est sélectionner certains aspects d’une réalité perçue et les rendre plus saillants dans un texte de communication, de manière à promouvoir une définition particulière d’un problème, une interprétation causale, une évaluation morale et/ou une recommandation de traitement pour l’élément décrit »[10]

On peut comprendre les différents cadrages des titres de presses françaises au sujet de Greta Thunberg avec l’exemple de deux journaux d’opinions. aleurs Actuelles, journal, piloté par Olivier Dassault, entre 2006 et 2012 et, depuis 2015, par Iskandar Safa,[11], le journaliste Étienne Mougeotte [12] et Charles Villeneuve, insiste en général sur « l’imposture » de l’écologiste. En comparaison, un journal comme l’Humanité [13] constitue un soutien indéfectible Greta Thunberg. Mais ce soutien doit être compris au regard des enjeux de positionnements éditoriaux qui marquent les différences, dans le champ journalistique, entre les journaux nationaux d’information générale et politique. Ainsi, L’Huma, reprend de façon satirique la lecture que propose Valeurs actuelles, à travers un procédé que le sociologue Erving Goffman appelle « retournement de stigmates » [14]  : l’article «l’Ensorceleuse» déconstruit point par point l’argumentation de l’hebdomadaire de droite (« Le diable s’habille en Greta », 16/01/2020) pour tenter de recadrer le traitement médiatique de Greta Thunberg.

Si les médias s’intéressaient initialement au combat de Greta Thunberg en tant que tel, on peut voir que l’attention journalistique s’est peu à peu concentrée sur la vie du personnage lui-même. Ce recadrage médiatique s’observe notamment par le changement de place qu’elle occupe dans les articles. Alors qu’elle avait une présence médiatique de 84% dans les rubriques de journaux qui concernaient principalement l’écologie et le climat avant mai 2019, elle ne s’y retrouve plus qu’à 68% aujourd’hui. On la retrouve dans des articles moins directement en lien avec la cause pour laquelle elle se bat : elle est classée dans des rubriques bien plus variées comme la culture, l’économie ou même la mode. On place désormais Greta Thunberg au centre du sujet. Alors que son nom n’apparaissait que dans 15% des titres des articles avant mai 2019, il est maintenant présent dans le titre dans 77.5% des cas. Ainsi, sur un total de 40 articles apparus dans Le Monde, 34 étaient placés dans la rubrique “planète” avant mai 2019 contre 27 après mai 2020. Sur ces 40 articles, son nom était présent dans 5 titres avant mai 2019 contre 31 titres après mai 2020.. On peut faire l’hypothèse que le choix de cette mise en avant est lié au symbole que représente la jeune fille, perçue comme « adolescente, femme, autiste asperger, au discours clivant car contestataire, plutôt à l’aise face aux caméras, constante dans son apparence et dans ses propos, qui permet à tous de se positionner facilement.»[15]

La mise en avant de Greta Thunberg, vecteur de succès

La personnification de la lutte écologique au nom de Greta Thunberg, a favorisé ce que l’on peut appeler une «starification» ou un «vedettariat[16]» médiatique. Ce phénomène est basé sur la notoriété accordée à certaines figures politiques, autour desquelles se forge un culte sur l’image. Leur notoriété est alors alimentée par l’utilisation de symboles et de rites[17]. Depuis l’essor des télévisions privées et la multiplication des chaînes d’information[18], une concurrence accrue entre les chaînes a favorisé une «théâtralisation»[19] de l’information. Le « spectacle de l’actualité » met de plus en plus l’accent sur des événements spectaculaires, contribuant à l’émergence de nouvelles vedettes destinées à séduire le public, à l’instar de Greta Thunberg[20]. Cette place importante accordée à la dramatisation de l’information remonte à l’avènement des mass-médias au XIXe siècle, mais il a pris une ampleur sans précédent depuis les années 1980[21]. Greta Thunberg est aussi mise en avant car elle permet de traiter la montée des enjeux environnementaux dans lesquels de nombreux journalistes professionnels se spécialisent[22]. De plus, il s’agit d’un sujet susceptible d’intéresser une fraction des plus jeunes lecteurs, qui lisent eux-mêmes de moins en moins de presse écrite, notamment car elle est souvent payante, peu accessible et sur des sujets jugés pas assez intéressants.[23]

L’emploi répété de son nom, de son mouvement et de son image par les différents médias d’information met ainsi en évidence la logique proprement journalistique consistant à saisir l’époque, sa culture et ses changements (« l’actualité ») en en faisant tirer des profits  pour les entreprises de presse qui les emploient. Toutefois, cette disposition n’est pas distribuée de façon homogène : la sociologie a ainsi observé la polarisation du champ journalistique autour de trois pôles principaux : commercial, politique et culturel[24]. On constate d’ailleurs que la militante a annoncé le 29 janvier 2020 avoir déposé son nom et celui de son mouvement Friday For Future en tant que marque afin d’empêcher « leur utilisation à des fins commerciales sans aucun accord ». L’hégémonie de la logique commerciale[25] qui entoure sa médiatisation apparaît ainsi fortement, même si elle s’accompagne d’un cadrage proprement journalistique. Certains journalistes participent ainsi à une réhabilitation symbolique de la jeune fille en écrivant des articles approfondis et engagés non seulement sur elle, mais sur la cause qu’elle défend. Ils font donc preuve d’un certain «sens de l’honneur journalistique»[26]. C’est le cas par exemple de l’article de Reporterre, quotidien en ligne de l’écologie, intitulé « le capitalisme vert utilise Greta Thunberg » (9 février 2019).

Jean-Pierre Salamoun, Martin Levrel-Loury, Maxime Hollard-Bosetti, Oumeyma Jamazi, Saïd Keddache, Nicolas Le Bot, Marion Jamois (promotion 2020-2021)


[1] Site officiel “Youth for Climate” (https://youthforclimate.fr/qui-sommes-nous/)

[2] Jean-Baptiste Comby, La question climatique: genèse et dépolitisation d’un problème public, Paris,Raisons d’agir, Cours & travaux, 2015.

[3] Patrick Champagne, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, Minu.it, 1990, p. 239

[4] Dominique Marchetti, « Les conditions de réussite d’une mobilisation médiatique : l’exemple d’Act Up-Paris », in La Politique ailleurs, Paris, PUF, 1998, p. 277. URL :  https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01423474/document

[5] Todd Gitlin, The Whole World is Watching. Mass Media in the Making & Unmaking of the New Left, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1980, p. 146-179.

[6] Munawar, Ahmad, Social Media Reactions: Greta Thunberg, UN Climate Action Summit 2019, 2019.

[7] Cyril Lemieux Critique du journalisme, comment repolitiser le débat, Mouvements, 2001/3, (15-16), p. 131-137

[8] Sandrine Lévêque, « Cadrage médiatique et production journalistique du genre », Genre, sexualité et société, hors-série n° 2,  2013. Url : http://journals.openedition.org/gss/2624 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gss.2624

[9] Erving Goffman, Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991 [1974], p. 38

[10] Robert Entman . « Framing: Toward clarification of a fractured paradigm”,  Journal of Communication, 1993, p. 52.

[11] Iskandar Safa est un homme d’affaire, notamment un intermédiaire important du marché de l’armement, en lien avec la famille Dassaut comme l’explique dans le journal Lyon Capitale (Maroun Zainoun, « Valeurs actuelles : une vente en trompe-l’œil », Lyon Capitale, 07/05/2015)

[12] ex directeur des rédactions du Figaro de 2008 à 2012

[13] Ancien organe officiel du PCF de 1920 à 1994, L’Humanité passe sous la direction de deux membres du PCF Pierre Zirka en 1994 à Patrick Hyaric en 2000 (D. B :  Patrick Le Hyaric : un Breton passionné, Lundi 20 Novembre 2000)

[14]  Goffman : Stigmate,1975 : le stigmate est ce qui, lors d’une interaction, affecte, en le discréditant, l’identité sociale d’un individu

[15] Julia Tasse, Sofia Kabbej, Iris France “La mobilisation de la jeunesse pour le climat en France (2/3)”, 11/2019, URL : https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2019/11/Obs-Climat-12.pdf

[16] Rémy Rieffel, « Du vedettariat médiatique », Hermès, La Revue, 1989, 4(1), p. 215-222.

[17] J. Desterbecq, La peopolisation politique: Analyse en Belgique, France et Grande-Bretagne, Louvain-la-Neuve, Belgique: De Boeck Supérieur, 2015, p. 7-9..

[18] Alexandre Foatelli, « Les chaînes d’info en continu, une exception française », La revue des médias, 14 octobre 2016 — Mis à jour le 02 mars 2019. Url : https://larevuedesmedias.ina.fr/les-chaines-dinfo-en-continu-une-exception-francaise

[19]Rémy Rieffel, « Du vedettariat médiatique… Op. Cit..

[20]Ibid.

[21] J. Desterbecq, La peopolisation politique… Op. Cit.

[22] Comby Jean-Baptiste, « Quand l’environnement devient ‘médiatique’. Conditions et effets de l’institutionnalisation d’une spécialité journalistique », Réseaux, 5/157-158, 2009, p. 157-190.

[23] Rapport de mission remis par M. Bernard Spitz au Ministre de la culture et de la communication.

[24] Patrick Champagne, La double dépendance… Op .Cit.

[25] Benjamin Ferron Ferron et Jean-Baptiste Comby, « La subordination au pouvoir économique. Dépolarisation et verticalisation du champ journalistique », Savoir/Agir, 2018/4 (46), . p. 11-15

[26] Ibid.