Si l’entraide entre voisins n’est pas nouvelle, l’idée d’une surveillance de voisinage organisée l’est davantage. Elle apparait dans l’Amérique coloniale avec les Town Watch. Suite au tourbillon social que subissent les Etats-Unis dans les années 1960 avec les luttes pour les droits civiques et les répressions policières qui les accompagnent, le Neighborhood Watch s’impose aux yeux de ses promoteurs comme une solution à la montée de « l’insécurité » dans les rues. D’autres pays vont importer le dispositif. C’est le cas notamment de la France, d’abord sous la forme d’une « initiative citoyenne » pour lutter contre les cambriolages, lancée en 2002, puis sous l’impulsion de la Start Up « Voisins Vigilants », en 2012. Cette entreprise privée propose, ou plutôt vend ses services aux citoyens et municipalités intéressées. Le relatif engouement suscité par la démarche dans le pays pousse les autorités publiques à la réglementer en 2011. Ce dispositif qui se veut « apolitique » ne manque pas d’interroger. Comment expliquer son essaimage à l’échelle nationale ? Dans quelles conditions a-t-il reçu l’appui des pouvoirs publics ? Comment articule-t-il la défense affichée de l’intérêt général avec cette semi-délégation d’enjeux de sécurité à des acteurs privés ? S’agit-il de renforcer la citoyenneté, le lien social, la qualité de vie et la sécurité dans les quartiers, comme l’affirment ses promoteurs, ou bien de la vitrine d’une idéologie sécuritaire, faussement apolitique et fondamentalement conservatrice voire réactionnaire comme l’affirme ses opposants ?
Le sentiment d’insécurité dans les quartiers résidentiels : la construction d’un problème social
En mars 1964, une jeune gérante de bar de 28 ans du quartier du Queens (New York), Kitty Genovese, est victime de viol et de meurtre en pleine rue. Aucun des témoins de l’agression ne réagit. Emue de cette affaire, l’Association Nationale des Sheriffs décide de créer un programme national afin d’inciter les voisins à « garder un œil sur la rue ». Sous l’appellation Neighborhood Watch ou Crime Watch, des citoyens volontaires s’unissent par quartiers contre le vandalisme et les agressions. Ils se veulent des intermédiaires entre les autorités locales et les citoyens. Si l’affaire Trayvon Martin, tué en 2012 par un référent de quartier armé, alors que l’adolescent rentrait chez son père, a révélé au monde entier les limites de tels dispositifs de surveillance, la situation semble différente en France, en raison notamment d’une législation beaucoup plus stricte sur le porte d’arme. Ainsi, la start-up « Voisins Vigilants », cousin français du mouvement d’outre-Atlantique créé en 2012 , est davantage basé selon ses promoteurs sur la création de « liens » entre voisins et la prévention des cambriolages que sur une surveillance des crimes urbains. L’objectif principal du « zéro cambriolage » passe alors par un dispositif qui se veut « adapté aux mentalités françaises » sous la forme d’un réseau social de voisinage, comme le précise Thierry Chicha, cofondateur de « Voisins Vigilants » (site web). Le dispositif relève ainsi, au départ, d’une forme d’action collective. Selon Charles Tilly et Sidney Tarrow, l’action collective peut être définie comme étant un « groupement de personnes agissant ensemble sous le coup de leur grief, de leurs espoirs et de leurs intérêts communs ». Elle résulte d’une certaine « coordination des efforts au nom d’intérêts ou de programmes partagés » (Tilly, Tarrow, 2008).
A l’origine de ce dispositif, un constat officiel que l’entreprise reprend pour asseoir son argumentaire. L’observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales (ONDRP) annonce que 1000 cambriolages ont alors lieu chaque jour en France et que les actes de vandalisme sont en constante augmentation. La mobilisation se construit également autour d’un sentiment d’insécurité. En effet, les enquêtes « Cadre de vie et Sécurité » (Enquête CVS, Insee-SSMSI-ONDRP) rendent compte du fait que 16,6% de la population (de plus de 14 ans, en France métropolitaine) en 2013 contre 13,1% en 2008 déclarait ne pas se sentir « en sécurité à son domicile ». A l’instar des Neighborhood Watch anglo-saxons, des résidents de quartiers se sont donc mobilisés, avec pour objectif déclaré de faire diminuer les cambriolages en réinstaurant un climat de sécurité et d’entraide dans les communes. C’est ainsi que des groupes de surveillance résidentiels composés de volontaires se sont réunis et organisés localement, donnant naissance à des dispositifs officiels tels que les « Voisins Vigilants ».
Présenté comme une démarche de « participation citoyenne », « Voisins Vigilants » est en réalité, comme le souligne Romain Mathieu (2010) un dispositif hiérarchisé et complexe. Ce chercheur l’analyse comme un « véritable maillage territorial » : des référents sont recrutés par la gendarmerie qui font l’interface avec des « voisins » chargés eux-aussi de constituer un réseau. A cette hiérarchisation s’ajoute une collaboration étroite entre la gendarmerie et les habitants, qu’il qualifie de « communication à double sens ». En effet, les « voisins vigilants » font remonter aux autorités les informations récoltées sur le terrain, mais la gendarmerie communique également aux habitants des renseignements relatifs à leur quartier. Les « voisins vigilants » deviennent ainsi des adjoints des autorités publiques.
Entre rhétorique solidaire et logique sécuritaire
Ces actions de vigilantisme et leur éventuelle institutionnalisation font l’objet d’appréciations contrastées. Le « criminologue » Sébastian Roché explique que les mouvements conservateurs ont la volonté de « mobiliser la communauté dans la lutte contre le crime », à l’instar du Neighborhood Watch où la mobilisation de la population s’effectue à un niveau local. (Roché, 2004). Katherine Beckett et Theodore Sasson expliquent que le système Neighborhood Watch est davantage présent dans les quartiers où vit majoritairement une population blanche issue des classes moyennes. Ce dispositif est peu présent voir totalement absent dans quartiers afro-américains. (Beckett & Sasson, 2004). Aux élections de 2008, seul 1% de ces Afro-Américains avaient voté pour le Parti Républicain (L’Obs, 2012), dont le logiciel politique est proche de l’idéologie du Neighborhood Watch.
Le dispositif de surveillance du voisinage est donc présent (notamment) en France et aux Etats-Unis, bien que leur application diffère. Alors que Neighborhood Watch base davantage sa communication sur les notions de protection du crime et de sécurité, « Voisins vigilants » s’inscrit selon ses promoteurs dans une démarche non seulement sécuritaire mais aussi de « solidarité », de « citoyenneté » et de « création de lien social » entre voisins. Cette différence de présentation entre les deux mouvements peut être analysée comme une volonté d’assurer que les éventuelles dérives observées aux Etats-Unis ne se reproduisent pas en France, en montrant que l’objectif des deux organisations n’est pas le même. La forte présence d’armes à feu chez les habitants aux Etats-Unis (85 armes pour 100 habitants (Breteau, 2017)) a des conséquences parfois désastreuses sur le dispositif.
Pour se développer, « Voisins Vigilants » a pu compter sur la publicité donnée à ses initiatives dans certains médias d’information. C’est notamment dans la presse locale que l’on trouve la plus forte couverture sur le sujet. Comment l’expliquer ? Tout simplement parce que les initiatives locales sont le créneau favori de la Presse Quotidienne Régionale (PQR). Comme le précise Dominique Gerbaud, la presse locale a pour devoir d’informer mais aussi de soutenir le « dynamisme » de la région à laquelle elle est attachée (Gerbaud, 1996). La majorité des articles écrits sur « voisins vigilants » relate ainsi l’instauration du dispositif dans une commune. Souvent interpellés à l’approche ou à la suite d’une réunion publique, les journalistes locaux balancent entre deux cadrages : encourager ou, à l’inverse, dénoncer le dispositif. Et leur avis compte, car la presse quotidienne régionale est la presse la plus lue en France : 17,8 millions de lecteurs par jour (L’Union de la presse régionale, 2015). De plus, elle représente un très fort enjeu politique à l’échelle locale, de par sa proximité avec les citoyens et les élus : son pouvoir d’influence est communément admis.
D’abord traité au niveau local, « voisins vigilants » fait aussi l’objet de plusieurs articles dans la presse nationale (69 depuis 2001, d’après Europresse). Plus ouvertement politisée, la presse nationale affiche également, selon les cas, un soutien assumé et à de fortes critiques. Dans les partisans de la première heure, nous retrouvons Le Figaro (Le Figaro, 2010) , avec 19 articles, mais aussi La Croix, Le Point, et l’Express. Le Monde y consacre neuf articles, tandis que l’Humanité n’y consacre qu’un seul papier, et Libération aucun. Parmi la palette de couleurs politiques de ces médias, une se distingue alors dans son traitement du dispositif : la presse de droite. Un traitement médiatique à deux vitesses pour « Voisins Vigilants », fortement suivi par les titres à tendance conservatrice et peu traité par la presse nationale de gauche.
Un aveu d’échec des politiques sécuritaires ?
Le dispositif « Voisin Vigilant » est pris en charge par les autorités publiques au travers notamment de la circulaire du 22 juin 2011 (Ministère de l’intérieur, de l’outre-mer, des collectivités territoriales et de l’immigration, 2011). Cette dernière a pour objectif d’associer les citoyens dans le cadre d’une « sécurité partagée ». Elle fait de la délinquance à l’échelle locale, un problème public contre lequel lutter avec l’aide des réseaux de communications (milieu associatif, réunion de quartier). Ainsi, le rôle de l’Etat est de promouvoir ce modèle déjà existant et d’encadrer son application. Cette impulsion donnée par le Ministre de l’Intérieur de l’époque, Claude Guéant, sonne comme un aveu involontaire d’échec des politiques sécuritaires dans la mesure où l’Etat donne l’impression de se désengager d’une fonction régalienne.
Par ailleurs, il apparaît nécessaire de se poser la question des limites posées par « Voisins Vigilants » aux droits et aux libertés fondamentales. La Ligue des Droits de l’Homme du Val d’Oise parle ainsi de « délation organisée » et d’une pratique « inacceptable et indigne d’une démocratie » (Ducouret, 2014). Par ailleurs, l’étude faite par Matthijs Gardenier sur le collectif « Sauvons Calais » illustre les dérives de modèles voisins (Gardenier, 2016). L’auteur considère le « vigilitantisme » de ce groupe comme une forme d’activisme et de violence politique. À travers une idéologie marquée à l’extrême droite, ce groupe entend établir une milice populaire basée sur le Neighbourhood Watch mais avec des pouvoirs étendus pour mener directement la répression contre les migrants, alors que les « Voisins Vigilants » doivent eux faire appel aux forces de police lorsqu’un problème est détecté.
Pour conclure, la dimension politique d’un tel dispositif qui se présente pourtant comme « apolitique » ne peut être occultée. Il est en effet initié au cours de « réunions informatives » qui selon Romain Mathieu constituent, qu’on le veuille ou non, un « acte politique visant à convaincre ». Il suppose la collaboration d’intervenants qui, par leur seule présence, renforcent la légitimité du dispositif. Affirmant toutefois ne s’occuper que du quotidien, le maire entend s’opposer à toute politique politicienne en appelant les citoyens à leur « bon sens ». Chahuté par certains partis politiques et médias, « Voisins vigilants » semble pourtant tenir le cap. Comme l’attestent régulièrement des articles de presse, les bilans sont jugés positifs dans les communes ayant adopté le dispositif : selon le Ministère de l’Intérieur, les cambriolages auraient baissé de 40% dans les communes où sont installés des « Voisins Vigilants ». Pourtant, pour la start-up, une ombre se profile au tableau. Promesse faite par le candidat Macron, la police de proximité pourrait faire son retour dès 2018. Son objectif ? Lutter contre les incivilités, prévenir la délinquance et préserver la paix dans les quartiers. Si les actions de la « police de sécurité quotidienne » sont plus variées que celles de « Voisins vigilants », on peut se poser la question du « doublon ». Ce dernier résistera-t-il face au futur dispositif ministériel ? Affaire à suivre.
UPDATE : Après la rédaction de cet article, l’entreprise « Voisins Vigilants » s’est renommé en « Voisins Vigilants et Solidaire » et a ainsi modifié une partie de sa communication afin de mettre davantage en lumière son aspect de création de liens sociaux pour des raisons évoquées dans notre article .
Anaïs Duval, Lauraly Gasteau, Guillaume Faucher, Jeanne Dufour, Alexandre Ghaffari, Adèle Epossi Mbonjo (promotion 2017-2018)
Références
Beckett, K., & Sasson, T. (2004). The Politics of Injustice: Crime and Punishment in America.Sage Publications, Inc.
Borredon, L. (4/8/2011). L’opération « Voisins vigilants » ne fait pas recette. Le Monde. Url : http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/08/04/l-operation-voisins-vigilants-ne-fait-pas-recette_1556008_3224.html#G4IKDkPQkbb7fEoO.99
Breteau, P. (2/10/2017). Les Etats-Unis, le pays occidental où le taux d’armes en circulation est le plus élevé. Le Monde.
Céfaï, D. (2007). Pourquoi se mobilise-t-on? Les théories de l’action collective. Paris: La Découverte.
Ducouret, J. (2014, décembre 3). Voisins vigilants : la Ligue des Droits de l’homme du Val-d’Oise coince. La Gazette du Val d’Oise. Url : https://actu.fr/societe/voisins-vigilants-la-ligue-des-droits-de-lhomme-du-val-doise-coince_12118127.html
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Gardenier, M. (2016). Vigilante Groups and the Refugee Situation in Calais. Localities, vol. 6, pp. 33-58. Url : http://www.localities.kr/sub_pg/img/161222/01-2.pdf
Gerbaud, D. (1996). La presse locale, facteur de cohésion sociale. Communication et Langages, 109/1, pp. 10-16 Url : http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_1996_num_109_1_2693
Le Figaro. (18/10/2010). Voisins vigilants: commission d’enquête? Lefigaro.fr Url: http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2010/10/18/97001-20101018FILWWW00616-voisins-vigilants-commission-d-enquete.php
L’Obs. (15/10/2012). Infographie. Qui vote républicain?. Url: http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/presidentielle-us-2012/20121009.OBS5058/infographie-qui-vote-republicain.html
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