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Quand les journalistes se mobilisent : retour sur la grève d’iTélé (octobre-novembre 2016)

Le 17 octobre 2016, une grève majeure débute sur la chaîne d’information en continu iTélé (groupe Canal +). Les journalistes se mobilisent pendant un mois. Ils bénéficient du soutien de leurs confrères et d’une partie de l’opinion autour du slogan #jesoutiensITELE. Le fait est exceptionnel, car le recours à la grève est rare dans la profession. Comment expliquer le recours à ce mode d’action par la rédaction ? Quelles contraintes et ressources peuvent être mobilisées lorsque les journalistes manifestent leur mécontentement en suspendant leur activité éditoriale? Après une analyse de l’impossible négociation entre les grévistes et la direction de la chaine, nous verrons que la question des conditions de travail et des codes déontologiques s’est posée de façon centrale. Entre défense du droit du travail et réflexion sur le rôle de la presse, la grève à iTélé apparaît comme le symptôme d’un malaise dans la gestion et l’organisation des groupes médiatiques.

#jesoutiensITELE : retour sur un conflit médiatique

Le 17 octobre, les salariés d’iTélé votent à 85% le début d’une grève de 24h reconductible, pour protester contre la venue de l’animateur vedette Jean-Marc Morandini. Ce dernier est écarté de l’antenne sur NRJ12 en raison d’une mise en examen pour “corruption de mineurs aggravée[i]”. Après la publication d’une lettre ouverte, la rédaction décide le 11 octobre de voter une motion de défiance à 92%. Elle demande de reconsidérer la décision au nom du principe de précaution. Les salariés se heurtent au patron de la chaine, Vincent Bolloré qui n’entend pas céder de terrain. En parallèle, la direction facilite la possibilité de départ par clause de conscience[ii]. Le projet de fusion des chaines iTélé et Direct Matin pour former CNEWS se traduit par le déménagement d’une partie des locaux de ces derniers[iii]. Les tensions s’accroissent lorsque Serge Nadjar, déjà patron de Direct Matin, obtient le double rôle de directeur de la chaîne et de la rédaction. La mobilisation prend une nouvelle ampleur : les grévistes réclament une charte éthique ainsi que la nomination de deux directeurs distincts.
Le rapport de force ne date pas de l’annonce de la venue de Morandini[iv]. Depuis plus d’un an, les journalistes d’iTélé réclament une meilleure considération de leur direction. Ils déplorent la suppression future d’une cinquantaine de postes ainsi que le partenariat avec Direct Matin. Malgré une procédure de droit d’alerte le 16 mai, les négociations sont dans l’impasse. Les journalistes vont toutefois bénéficier de relais nombreux dans la presse. Le Parisien publie ainsi un article au premier jour du conflit, relatant la situation et les revendications des grévistes. Le journal soumet une question aux internautes : « Morandini sur iTélé, approuvez-vous la grève des journalistes de la chaîne ? ». Les votants sont unanimes : 79,5% de non, 20,5% de oui[v]. Par ailleurs, les grévistes mettent en place une cagnotte de solidarité dont Le Figaro se fait l’écho. Le quotidien Libération prend également position en pointant un malaise plus général : « Le combat d’iTélé est celui de toute la presse »[vi]. La rédaction s’associe aux manifestants et invite chaque journaliste à les soutenir. Le 26 octobre, Le Monde exprime à son tour son soutien : « iTélé : les bonnes raisons d’une grève »[viii]. L’éditorial dénonce le management de Vincent Bolloré et estime qu’un animateur mis en examen n’a pas sa place sur une chaîne d’information. Il insiste sur la nécessité d’une charte éthique dont le fondement serait une information libre et indépendante. Par ailleurs, il critique l’arrivée tardive des responsables politiques sur le sujet.
Cette interpellation fait réagir au plus haut niveau. Deux jours après le début des négociations, la Ministre de la Culture et de la Communication du gouvernement socialiste, Audrey Azoulay, déclare sur France Inter qu’une « entreprise de médias n’est pas une entreprise comme une autre »[ix]. Elle rappelle que la charte d’éthique et le comité d’indépendance ont été rendus obligatoires par la loi sur le pluralisme et l’indépendance des médias du 14 novembre 2016[x]. Malgré ces soutiens journalistiques et politiques, les salariés votent finalement le 16 novembre la reprise du travail à l’unanimité moins deux abstentions. Après 31 jours de grève[xi], un protocole d’accord doit être signé pour mettre fin au conflit. Si les salariés sortent de ce conflit « éreintés et meurtris, mais la tête haute[xii] », la rédaction est décimée. Face à la concurrence de BFMTV et la montée de LCI, la chaîne doit se réinventer. Milan Poyet, porte-parole du mouvement, fait part de son inquiétude. Une poignée d’anciens se lancent dans une nouvelle aventure, « Explicite JA », un nouveau média d’information en ligne.

Un épisode révélateur

Le conflit à iTélé a des racines profondes sur lesquelles il faut revenir pour en saisir la portée politique et symbolique. Lors de sa création en 1999, iTélé est une chaîne privée, payante jusqu’à son arrivée sur la TNT en 2005. Vincent Bolloré la rachète alors qu’elle est déficitaire. Disposer d’une chaîne de télévision répond à un objectif personnel qui, selon le journaliste Laurent Mauduit de Médiapart, est de s’offrir un espace médiatique lui permettant de diffuser ses idées conservatrices[xiii]. Bolloré a échoué à racheter TF1 en 1997, empochant 1,5 milliard de francs dans l’opération. L’acquisition d’une société représente une simple pièce dans le puzzle de sa holding Vivendi[xiv], chacune permettant de mettre en valeur les autres. iTélé dispose de la légitimité de sa rédaction, qu’il utilise en imposant une censure pour ne pas froisser ses partenaires actuels ou futurs.
Les « méthodes Bolloré » font parler d’elles. Ainsi, l’industriel obtint à titre gratuit la fréquence pour son projet Direct 8 lors de l’appel d’offres émis par l’Etat. En 2006, la chaîne présente un programme, « Paroles d’Afrique », pour présenter le continent africain sous un meilleur jour. Pour cela, pourquoi ne pas faire intervenir des personnalités susceptibles de défendre… les intérêts commerciaux du Groupe Bolloré ? C’est le cas, selon Olivier Mongin, lors d’une émission consacrée au développement des infrastructures en Afrique, qui accueille le PDG de la Société Internationale de transport africain par rail, futur Ministre ivoirien des Transports[xv]. Bolloré espérait-il un appui gouvernemental pour ses futurs projets[xvi] ? L’année suivante, l’émission « Face à Alain Minc » marque une nouvelle étape : elle offre une tribune où il peut défendre les pratiques des grands industriels. Il sera épinglé plus tard pour avoir défendu la solidité de l’économie mondiale… quelques mois à peine avant la crise des subprimes[xvii]. En 2011, Vincent Bolloré vend Direct 8 et Direct Star au groupe Canal + contre des actions Vivendi, alors au plus bas. Il continue à acquérir des titres et devient rapidement actionnaire principal puis président du Conseil de Surveillance. En 2015, la propulsion à la tête d’iTélé de Guillaume Zeller, partisan de l’Algérie Française et rédacteur pour le site d’extrême-droite Boulevard Voltaire, ajoute aux inquiétudes de la rédaction.
Bolloré n’est qu’un exemple d’une situation globale de l’industrie médiatique, qui suit une tendance à la concentration[xviii]. En Europe, le millefeuille administratif masque le fait que les Etats ne cherchent pas à annuler fusions et acquisitions en raison de legitimate interests car ils y trouvent un intérêt économique[xix]. En France, une infographie réalisée par Le Monde Diplomatique et l’association Acrimed résume la situation[xx]. En dehors des médias publics, 9 milliardaires contrôlent 90% des médias. Aucun n’a fait fortune dans ce domaine. De plus, les relations entre dirigeants politiques, acteurs industriels et journalistes posent à nouveau frais la question du pluralisme des médias et de l’indépendance de la profession[xxi].

Concentration des m+®dias

Infographie réalisée par Le Monde Diplomatique et Acrimed

Journaliste, une profession à part et encadrée

La profession de journalistes est une profession relativement à part qui dispose de ses propres règles et statuts. La loi de 1881 sur la liberté de la presse reconnaît l’indépendance du secteur[xxii]. Elle acte la mise en place de régimes procéduraux et de responsabilité pénale spécifiques. Ce dispositif favorise les luttes pour l’autonomie professionnelle. La légalisation des syndicats permet la naissance du Syndicat National des Journalistes en 1918. Sa victoire est la loi de 1935 qui apporte plusieurs évolutions : Commission de la Carte d’Identité des Journalistes Professionnels, clause de conscience, droits d’auteur, arbitrage des conflits. En 1944, les ordonnances sur la presse abolissent la censure et instaurent les nouvelles règles de la presse libre. Le conflit majeur de l’après-guerre est la grève de l’Office de Radiodiffusion-Télévision Française (ORTF) en 1968. Les techniciens et personnels sont en grève dès le 13 mai et les journalistes suivent le 25 en demandant une plus grande autonomie. Le 23 juin, la reprise du travail est actée. La grève aura duré sept semaines et est encore la plus longue de l’audiovisuel français. L’opinion soutiendra l’ORTF en raison des méthodes du ministre de l’Information, Yves Guéna, et du Général de Gaulle, qui ordonne de « mettre les trublions à la porte ». La libéralisation arrive à partir de 1969 et l’ORTF est dissoute en 1974.
Les réformes néolibérales des années 1980 constituent un tournant majeur pour le secteur des médias audiviosuels. Avant le démantèlement, ce que certains chercheurs appellent aujourd’hui la « paléo-télévision[xxiii] » a une mission principale d’information. L’arrivée de spots publicitaires amorce une course à l’audimat et à la rentabilité[xxiv]. En 1974, Giscard d’Estaing divise l’ORTF en sept sociétés indépendantes. C’est durant cette décennie que la contestation du monopole étatique se renforce. En 1981, François Mitterrand tient sa promesse d’une radio et d’une télévision « décentralisées et pluralistes » : le monopole public prend fin et la première chaîne privée, Canal +, voit le jour. Ce processus de privatisation apparaît de prime abord comme favorable au pluralisme. Cependant, on peut se demander si les risques de monopoles privés ne se substituent pas aux risques de monopoles publics. Le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, créé en 1988, veille à ce que le public « dispose d’une information politique diversifiée »[xxv]. Mais la multiplication des chaînes de divertissement et d’information en continu, qui relègue les ambitions culturelles au second plan et favorise la dégradation des conditions de travail dans les rédactions, rappelle le bien-fondé de la méfiance du Conseil National de la Résistance à l’égard des « puissances d’argent ».
L’épisode de la grève à iTélé relève ainsi d’un combat idéologique, éthique et moral plus large sur la conception de l’information et des moyens accordés à celle-ci. Tandis que certains salariés cherchent à négocier les conditions de départ, d’autres regrettent le manque de médiatisation du conflit. Bien que la grève a débouché sur un échec relatif, elle a mis en lumière les pressions dont sont victimes les médias rachetés par des hommes d’affaires. On constate néanmoins l’émergence de modèles alternatifs qui, de Médiapart au Le Canard enchaîné en passant par Le monde Diplomatique, parviennent à faire tenir ensemble la viabilité économique et la qualité journalistique.

David Cissé, Aymeric Cotard, Marion D’Hondt, Carla Dobré, Antoine Dubois, Kevin Ünver (promotion 2017-2018)


[i] MARTEAU Stéphanie, PIEL Simon, PIQUARD Alexandre, « Morandini mis en examen pour ‘corruption de mineurs’ », Le Monde, 26/09/2016. Url : http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2016/09/23/jean-marc-morandini-mis-en-examen-pour-corruption-de-mineur_5002447_1653578.html [Consulté le 18/10/2017]
[ii] La clause de conscience permet à un journaliste de quitter son emploi, de sa propre initiative et sans préavis, tout en bénéficiant d’indemnités égales à celles qu’il aurait perçues en cas de licenciement.
[iii] DEHARO Ambre, « Grève à iTélé : le déménagement précipité d’une partie des bureaux accroît les tensions », LCI, 23/10/2016. Url : http://www.lci.fr/medias/greve-a-itele-le-demenagement-precipite-d-une-partie-des-bureaux-accroit-les-tensions-2009108.html. [Consulté le 18/10/2017] ; Compte Twitter des grévistes, 22/10/2016. Url : https://twitter.com/greve_i/status/789868585481015296 [Consulté le 18/10/2017].
[iv] ROUX Axel, BAIETTO Thomas, « iTélé en grève : Morandini, c’est juste un déclencheur », FranceTvinfo, 17/10/2016. Url : http://www.francetvinfo.fr/economie/medias/morandini/i-tele-en-greve-morandini-c-est-juste-un-declencheur_1876605.html [consulté le 18/10/2017]
[v] LADET Aurélie, « Morandini sur iTélé : approuvez-vous la grève des journalistes de la chaîne ? », Le Parisien, 1710/2016. Url : http://www.leparisien.fr/culture-loisirs/morandini-sur-itele-approuvez-vous-la-greve-des-journalistes-de-la-chaine-17-10-2016-6219777. [Consulté le 18/10/2017]
[vi] LEFILLIATRE Jérôme, « Le Combat d’iTélé est celui de toute la presse », Libération, 24/10/2016. Url : http://www.liberation.fr/debats/2016/10/24/le-combat-d-i-tele-est-celui-de-toute-la-presse_1524050 [Consulté le 18/10/2017]

[viii] Éditorial « iTélé, les bonnes raisons d’une grève », Le Monde, 26/10/2016. Url : http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/10/26/i-tele-les-bonnes-raisons-d-une-greve_5020632_3232.html [Consulté le 18/10/2017]
[ix] « Vidéo : Grève à iTélé : Audrey Azoulay juge le conflit à iTélé ‘beaucoup trop long’ », FranceTvinfo, 15/11/2016. Url : http://www.francetvinfo.fr/economie/medias/crise-a-i-tele/video-audrey-azoulay-juge-le-conflit-a-i-tele-beaucoup-trop-long_1921667.html [Consulté le 18/10/2017]
[x] LOI n° 2016-1524 du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias, JORF n°0265 du 15 novembre 2016. Url : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000033385368&categorieLien=id [Consulté le 22/10/2017]
[xi] RENAULT Enguérand, « Les salariés d’iTélé votent la fin de la grève », Le Figaro, 16/11/2016. Url : http://www.lefigaro.fr/medias/2016/11/16/20004-20161116ARTFIG00156-les-salaries-d-itele-votent-la-fin-de-la-greve.php [Consulté le 18/10/2017]
[xii] Les salariés d’iTélé, « Ce combat fut celui de notre indépendance éditoriale », Les Jours, 16/11/2016. Url : https://lesjours.fr/obsessions/l-empire/ep42-texteitele/ [Consulté le 18/10/2017]
[xiii] MAUDUIT Laurent, Main basse sur l’information, Don Quichotte, 2016, p.69
[xiv] Ibid., p. 71-80
[xv] DELTOMBE Thomas, « Direct 8, chaîne de l’afro-optimisme industriel », Le Monde diplomatique, Avril 2009. Url : https://www.monde-diplomatique.fr/2009/04/DELTOMBE/16978 [Consulté le 18/10/2017]
[xvi] MONGIN Olivier. « Bolloré à la conquête de Canal + », Esprit, 10, octobre, 2015, pp. 122-124.
[xvii] BALBASTRE Gilles, KERGOAT Yannick, Les Nouveaux chiens de garde, 2012, d’après l’essai de Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, Paris, Liber, Raisons d’agir, 1997.
[xviii] LABARTHE, Gilles. « ‪Éric George, dir., Concentration des médias, changements technologiques et pluralisme de l’information‪. Québec, Presses de l’université Laval, 2015, 288 pages », Questions de communication, vol. 30, no. 2, 2016, pp. 464-466
[xix]  GIROUX Daniel pour le Centre d’études sur les médias, « Les politiques relatives à la propriété des médias aux Etats-Unis, à l’Union européenne, au Royaume-Uni, en France et en Australie », juin 2017. Disponible à l’Url : http://www.cem.ulaval.ca/pdf/Synthese.pdf [Consulté le 18/10/2017]



[xx] BEYER Marie, FABRE Jérémie, « Médias français : qui possède quoi ? », Acrimed, 15/03/2017. Url : http://www.acrimed.org/Medias-francais-qui-possede-quoi [Consulté le 18/10/2017]

[xxi] BALBASTRE Gilles, KERGOAT Yannick, Les Nouveaux. Op. cit.
[xxii] BLOCHE Patrick, député de la République Française, Rapport n°2939 relatif à l’indépendance des rédactions, Assemblée Nationale, 12/11/2010. Url : http://www.assemblee-nationale.fr/13/rapports/r2939.asp [Consulté le 18/10/2017]

[xxiii] CASETTI Francesco, ODIN Roger, « De la paléo- à la néo-télévision », Communications, 51, 1990. Télévisions / mutations, sous la dir. de Francesco Casetti et Roger Odin, pp. 9-26.
[xxiv] ECO, Umberto, La guerre du faux, Éditions Grasset & Fasquelle, 1985
[xxv] CSA, « Qu’est-ce que le pluralisme ? », Url : http://www.csa.fr/Television/Le-suivi-des-programmes/Le-pluralisme-politique-et-les-campagnes-electorales/Qu-est-ce-que-le-pluralisme [Consulté le 18/10/2017]