De sa naissance, en 1973, à aujourd’hui, le quotidien national Libération a su développer une réelle stratégie de démarcation pour attirer les lecteurs et les fidéliser. Afin de se différencier, le journal réaffirme donc fréquemment son identité propre et cela, notamment, grâce à une titraille travaillée et marquée par l’ironie critique caractéristique du quotidien.
Libération : un journal né pour contester et subvertir
Lors de la création de Libération, en 1973, par Serge July, Jean-Paul Sartre et des maoïstes, la rédaction du quotidien est « constituée de militants d’extrême gauche dont l’antiaméricanisme est un dénominateur commun ».[1] De façon convergente, la linguiste Françoise Sullet-Nylander[2] souligne également combien, à ses débuts, Libération « s’oppose à la presse quotidienne de l’époque que Serge July qualifie de ‘monument d’académisme’ ». Pour s’imposer en tant que nouveau titre de presse, Libération doit alors mettre en scène sa différence. La rédaction du journal, dans une volonté de se singulariser, décide de tout miser sur ses titres qui, « autant par leurs configurations très variées que par les interdiscours et les intertextes qu’ils mettent en jeu », poursuit Françoise Sullet-Nylander, « sont la preuve du démarcage que Libération opère au sein de cet académisme ambiant ».[3] Les titres sont alors très travaillés, souvent drôles ou choquants, et, à travers différentes formes de calembours et d’allusions, font référence à l’imaginaire commun des lecteurs, dont il est présumé qu’il est marqué par un fort capital culturel, au sens de Pierre Bourdieu[4], orienté vers une culture livresque, artistique et cinématographique. Selon Benoît Habert et Pierre Fiala[5], « c’est Libération qui a introduit, ou du moins généralisé dans la presse française, cette pratique de jeu de mots dans les titres ». Au fil du temps, Libération est devenu l’un des spécialistes du recours à des procédés ludiques pour la rédaction de sa titraille. C’est pourquoi il est intéressant d’étudier, en guise d’exemple, un titre en particulier, et d’essayer d’en comprendre les ressorts. C’est ce que nous proposons ici.
Fin octobre 2016, Libération publie un article écrit par la journaliste Coralie Schaub intitulé : « Contre l’effet de serre, Leonardo DiCaprio sort de sa bulle ». Ce titre contient un ensemble d’éléments extrêmement révélateurs de la stratégie de Libération à l’égard de ses lecteurs et relative à la construction de son « ethos », c’est-à-dire de l’image qu’il crée de lui-même par son discours. La chercheuse en analyse du discours Ruth Amossy étudie l’ethos en se demandant « en quoi l’image [de soi que l’on donne à voir] qui se veut souvent singulière est-elle en prise sur des modèles culturels, sur un imaginaire social changeant dont elle se nourrit et qu’elle alimente en retour ? »[6] En analysant le titre d’article rédigé par Libération, nous constaterons qu’il résulte d’une volonté du quotidien de se construire un ethos singulier et critique.
Présupposé, métaphore et défigement : s’appuyer sur les possibilités de la langue pour réaffirmer une posture critique
Dans sa construction même, ce titre est intéressant en ce qu’il contient un présupposé, c’est-à-dire un constat préalablement admis par la journaliste, selon lequel Leonardo DiCaprio était dans une bulle. Autrement dit, à travers le posé qui nous apprend que l’acteur américain s’est engagé contre l’effet de serre, la journaliste présuppose qu’il existe une « bulle » et que Leonardo DiCaprio en faisait partie, avant d’en sortir. Cette « bulle » peut être considérée comme une métaphore du monde hollywoodien : elle représenterait le microcosme dans lequel vivent les célébrités, coupées du reste du monde. Le chapeau du même article évoque d’ailleurs en ce sens « les paillettes d’Hollywood ». Le lecteur comprend le sous-entendu de la journaliste puisque l’emploi qu’elle fait du mot « bulle » est, ici, un raccourci. En réalité, la journaliste fait référence au syntagme figé « être dans sa bulle », une expression communément admise qui désigne un monde fictif dans lequel les gens s’enferment. Il s’avère donc que la journaliste a recours à une locution figée, c’est-à-dire à une expression toute faite, tout en défigeant l’expression qu’elle utilise. Sa reformulation indique que Leonardo DiCaprio n’est plus dans cette bulle. On peut alors légitimement se demander comment il en est sorti, ce à quoi l’article semble indiquer que c’est d’abord physiquement, en se rendant dans des endroits inhabituels, comme l’Antarctique, puis par la prise de parole publique, en produisant un discours engagé, nourri de ses observations personnelles. Enfin, en indiquant que Leonardo DiCaprio sort de sa bulle plutôt que de son silence, comme cela aurait pu être écrit, la journaliste critique les célébrités de manière générale, et ne se limite plus seulement à l’acteur : elle vise un univers professionnel et un milieu, et non pas seulement une personne. Cette critique globale est, en fait, renforcée par la longueur de l’article de Coralie Schaub qui, en occupant une page entière du quotidien, souligne la rareté de ce genre de prise de position, et en particulier dans ce genre de milieu. En effet, on imagine aisément que si ce discours sur l’environnement était monnaie courante parmi ceux que l’on nomme les « stars », alors la voix de Leonardo DiCaprio n’aurait peut-être fait l’objet que d’une simple brève.
La titraille de Libération, ou l’art de concilier brièveté, déjà-vu et jeux de mots ironiques
Le présupposé contenu dans le titre de l’article est, ici, renforcé par un jeu de mots. Celui-ci est constitué de l’utilisation simultanée du syntagme figé « effet de serre » et du nom commun « bulle », deux termes qui renvoient à des objets dont l’aspect rond est comparable. À ce titre, il est légitime de se demander si le choix de ce vocabulaire est anodin ou s’il relève d’une réelle volonté de faire référence à des images poétiques dont le point commun est leur forme sphérique, ce qui contribuerait à enrichir le jeu de mots. A vrai dire, on peut aussi s’interroger sur le bien-fondé de l’usage du figement « effet de serre », qui n’est autre que le résultat d’une vulgarisation effectuée par les médias au fil du temps. En réalité, le terme scientifique le plus adapté à ce phénomène climatique est celui de « forçage radiatif »[7]. Libération commet donc une erreur lexicale en indiquant que l’acteur américain est « contre l’effet de serre », car l’effet de serre n’est pas nocif, et est d’ailleurs nécessaire sur Terre pour maintenir une température adéquate. Leonardo DiCaprio se bat, en fait, contre les gaz à effet de serre qui, eux, sont dangereux. Ainsi, la simplification effectuée par la journaliste de Libération est sûrement due aux impératifs journalistiques qui exigent qu’un titre soit court et simple, comme y incitent tous les manuels de journalisme. En ce sens, l’ouvrage de Jacques Mouriquand, L’écriture journalistique, consacre un paragraphe aux « règles d’or » à respecter lors de la rédaction d’un titre. La première de ces prescriptions concerne la clarté du titre : « Un titre perçu dans une phase de lecture rapide, voire distraite, doit être parfaitement clair. »[8] Mais ce souci de clarté s’accompagne aussi nécessairement d’une simplification du vocabulaire qui « interdit de recourir à des mots polysémiques qui peuvent donner un sens contradictoire au titre. »[9] Ainsi, pour que le titre soit efficace et que le lecteur s’y retrouve, le titre de presse doit faire référence à ce que le lectorat connaît déjà, comme l’effet de serre dans le cas présent, même si cela contribue à créer une information partiellement vraie. De la même manière, le théoricien de la littérature, Gérard Genette[10], indique que « tout énoncé bref, notoire et caractéristique », a fortiori un titre, fait nécessairement appel à l’allusion et à la parodie, afin de fournir une impression de familiarité au lecteur. Il en est de même pour la linguiste Françoise Sullet-Nylander, pour qui le recours aux jeux de mots et aux présupposés critiques laisse entrevoir « la volonté du journal, dès le titre, de faire valoir son opinion vis-à-vis de l’actualité, celui-ci étant alors empreint d’ironie, voire de sarcasme. »[11]
Multiplier les jeux de mots convoquant un imaginaire commun pour attirer et fidéliser le lectorat
Selon Alice Krieg-Planque,[12] « les énoncés journalistiques se construisent selon [un] principe d’accumulation relative et successive de connaissances, le savoir-faire professionnel du journaliste consistant précisément à essayer d’évaluer la part de nouveauté qu’il peut faire passer sans trop égarer le lecteur. » Autrement dit, c’est parce que le lecteur a connaissance de l’existence de mondes clos liés au vedettariat qu’il comprend l’expression « sortir de sa bulle ». Dans le même sens, si le lecteur comprend la formule discursive « effet de serre », c’est parce que celle-ci a été mise en circulation dans l’espace public au début des années 1990 et qu’elle est désormais fréquemment utilisée dans les médias. De même, tout le monde connaît le nom propre « Leonardo DiCaprio » puisqu’il réfère à une star mondialement connue depuis 1997 pour son rôle dans le film Titanic. La journaliste convoque donc, sans les expliciter, ces termes sur lesquels repose le présupposé. Néanmoins, ce présupposé résulte-t-il réellement d’une envie de la journaliste de produire un article engagé contre une élite dans son ensemble, ou n’est-il pas uniquement dû à une volonté de faire un jeu de mots pour attirer le lecteur et pour s’inscrire dans une tradition éditoriale ? Pour Benoît Habert et Pierre Fiala, si Libération use de jeux de mots à répétition, c’est parce que ceux-ci « contribuent à créer un lectorat uni par une même culture, assez élaborée, par une même capacité de décodage des multiples sens mis en circulation simultanément », mais aussi parce que ces jeux de mots font référence à « des formes connues, déjà mémorisées. » Ainsi, « le travail nécessaire à la perception de l’écart produit ancre les titres dans le souvenir ».[13] Autrement dit, les jeux de mots reposant sur des présupposés comme celui qui est étudié ici permettent à Libération d’être décalé et innovant, et, en cela, d’attirer les lecteurs et de les fidéliser. Mais surtout, ils permettent de marquer leur mémoire en activant, en quelque sorte, ce qu’ils savent déjà, autant du point de vue des connaissances sur le monde que des énoncés figés. L’activité de lecture apparaît, de ce point de vue, avant tout comme une activité de « re-connaissance », laquelle favorise une relation de connivence entre le journal et son lecteur.
Sous l’apparente dénonciation du système : une contribution des médias à la dépolitisation de la question climatique
Comme nous l’avons relevé, l’engagement de Leonardo DiCaprio est présenté par la journaliste comme exceptionnel, puisqu’il occupe une page entière du quotidien. Il semblerait donc que la rédactrice de Libération vante à la fois cette prise de position tout en dénonçant un monde supposément à part et caractérisé par une inaction, en général. Ce titre critique permet au quotidien de réaffirmer son ethos, de s’inscrire dans sa ligne éditoriale de gauche et de se placer du côté des lecteurs qui, eux, sont hors de cette « bulle » privilégiée. Libération sous-entend ainsi que ceux qui ont une voix, comme Leonardo DiCaprio, devraient davantage s’en servir pour dénoncer des problématiques graves. Pourtant, il n’est pas si exceptionnel que des personnalités sortent de leur « bulle » pour prendre position : à l’occasion de la COP21 en 2015, Robert Redford, Patti Smith ou encore Sean Penn en ont donné l’exemple. Ces personnalités soulignent ainsi que, malgré leur notoriété, elles ne sont pas déconnectées de la réalité, mettant ainsi en doute l’existence même d’une « bulle ».
Le titre « Contre l’effet de serre, Leonardo DiCaprio sort de sa bulle » semble ainsi être né d’un compromis trouvé par la journaliste, qui a réussi à allier jeu de mots et idéologie dénonciatrice d’un système. En réalité, il est intéressant d’analyser le regard ironique de Coralie Schaub sur l’engagement de Leonardo DiCaprio au regard de la dépolitisation de la question climatique étudiée par Jean-Baptiste Comby, spécialiste de la sociologie des médias et des problèmes publics. Selon ce chercheur, lorsque la question de la détérioration du climat a émergé, les discours des politiques publiques ont cherché à responsabiliser individuellement les citoyens. Il a alors été demandé aux consommateurs d’adopter des « éco-gestes » (trier ses déchets ménagers, éteindre la lumière en sortant d’une pièce…), mais les réels responsables de l’aggravation du climat, à savoir les acteurs du système capitaliste engagés dans un modèle productiviste, n’ont pas eu à changer leurs comportements. Selon Jean-Baptiste Comby, les médias dominants, dont fait partie Libération, tiennent un rôle décisif dans la dépolitisation de la question climatique puisqu’ils ont reproduit ce discours des politiques publiques, par exemple en diffusant des reportages présentant les enjeux climatiques « comme déconflictualisés et relevant moins des décideurs que de tout un chacun. »[14] Ainsi, Libération, en tant que média dominant, a jusqu’à un certain point participé à la dépolitisation du débat sur le climat. Quand le journal stigmatise un milieu de privilégiés qui peinent à s’engager et ironise sur le « monde clos » des stars pour sa supposée inaction, depuis quelle « bulle » parle-t-il ?…
Anne-Flore Buisson-Bloche
[1] Jean Guisnel, « 2. Maoïstes contre « désirants » », Libération, la biographie, Paris, La Découverte, « Poche / Essais », 2003, p. 31-56.
[2] Françoise Sullet-Nylander, « Jeux de mots et défigements à La Une de Libération. (1973-2004) », Langage et société, 2/2005 (n° 112), p. 111-139.
[3] Idem
[4] Pierre Bourdieu, La Distinction : Critique sociale du jugement, Éditions de Minuit, 1979, 670 p.
[5] Benoît Habert, Pierre Fiala, « La langue de bois en éclat : les défigements dans les titres de presse quotidienne française », Mots, n°21, 1989, p. 84.
[6] Ruth Amossy, « Introduction », La présentation de soi, Paris, Presses Universitaires de France, « L’Interrogation philosophique », 2010, p. 5-10.
[7] Le Groupe d’experts intergouvernemental pour le climat (Giec) utilise davantage le terme de « forçage radiatif » que d’« effet de serre » dans ses rapports.
[8] Jacques Mouriquand, « Chapitre VI. L’habillage des articles », L’écriture journalistique, 5e éd., Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2015, p.103-117.
[9] Idem
[10] Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.
[11] Françoise Sullet-Nylander, op. cit.
[12] Alice Krieg-Planque, Analyser les discours institutionnels, Paris, A. Colin, coll. ICOM, série Discours et communication, 2012, 238 p.
[13] Benoît Habert et Pierre Fiala, op. cit.
[14] Jean-Baptiste Comby, La Question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, Paris, Raisons d’Agir, 2015, 250 p.