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Les mobilisations de personnes « trans » dans les médias : processus d’étiquetage et luttes pour le contrôle des représentations publiques de soi

Le samedi 15 octobre 2022, l’émission « Quelle Époque ! » diffusée sur France 2 invite Dora Mouto, journaliste féministe anti-trans, et Marie Cau, première femme transgenre élue maire de France, dans le cadre d’un débat sur la « transidentité » – un terme désignant la situation vécue par des personnes qui perçoivent leur genre différemment de celui qui leur a été assigné à la naissance. Au cours des échanges, la journaliste s’exclame : « pour moi, Marie Cau, c’est un homme ». Cette affirmation, en réassignant son interlocutrice à une définition strictement biologique de l’identité de genre, annihile symboliquement ses efforts pour modifier la perception publique de cet enjeu – effort manifesté notamment par la publication d’un ouvrage en 2022, intitulé Madame Le Maire (Fayard, 2022). Bien que Marie Cau ne se définisse pas comme une militante de la cause « LGBT+ », l’épisode offre une illustration des difficultés des mobilisations de personnes transgenre à construire une représentation favorable à leurs revendications dans les médias de grande diffusion. Toutefois, des associations et collectifs s’organisent, notamment au sein de l’Inter-LGBT, pour faire entendre leur voix dans l’espace public.

Depuis les années 1970-1980, en remettant en question le caractère naturel de la binarité sexuelle homme/femme, les mobilisations trans perturbent l’ordre institué des différences sexuelles[1]. Ces groupes militants peuvent être considérés comme des « mobilisations improbables »[2] terme désignant des groupes protestataires qui ne remplissent pas les conditions favorables à l’action collective (compétences militantes, encadrement collectif et identité valorisée). Malgré cela, leur lutte s’amplifie aujourd’hui, dans le sillage des mouvements LGBT+. Les personnes trans militent pour une meilleure compréhension et une meilleure prise en charge de la transition médicale, sociale et administrative, qu’elles estiment être une solution au décalage entre leur sexe physiologique et leur identité de genre.

En France, comme ailleurs, ces revendications provoquent des réactions souvent psychologisantes et pathologisantes qui, loin d’en comprendre la dimension politique, contribuent à renforcer le processus d’étiquetage des personnes trans comme groupe « déviant »[3]. Ainsi, pour les mobilisations trans, un enjeu majeur consiste à transformer l’image sociale stigmatisante qui est donnée d’elles dans un certain nombre d’arènes publiques. Comment ce mouvement peut-il réussir à légitimer une cause que de nombreuses personnalités politiques et médiatiques continuent de considérer publiquement comme déviantes ?

Pour y répondre , revenons sur des exemples concrets de cette « transphobie » médiatique, avant de mettre en lumière les stratégies de mise en visibilité adoptées par ces mouvements, et de comprendre comment certains médias peuvent servir de moyen d’expression alternatifs face aux traitements médiatiques stigmatisants.

LA « TRANSPHOBIE » AU CŒUR DU CADRAGE MÉDIATIQUE ?

Les exemples de diffusion de stéréotypes sur les personnes trans sont nombreux et anciens. En 2006, l’association ExisTransInter adresse un courrier au CSA après la diffusion d’une émission de télé-réalité jugée discriminante car les personnes trans y sont présentées comme « des curiosités ou des monstruosités sexuelles »[4]. Les collectifs dénoncent l’utilisation du terme « travesti », dont l’usage répété est confirmé par l’étude des archives de l’Institut National de l’Audiovisuel sur la période 2008-2012[5].

En parallèle, la recherche s’empare du sujet de la représentation médiatique de la transidentité. Au début des années 2010, la sociologue Karine Espineira souligne les regrets de la communauté trans sur le manque de réalisme de leur représentation médiatique[6]. Avec Arnaud Alessandrin[7], la chercheuse s’intéresse au traitement médiatique des faits divers impliquant des personnes trans et constate que, pour la plupart, les médias définissent les victimes comme des « travestis » et se trompent de pronoms personnels (mauvaise utilisation du « il » ou « elle » pour désigner les personnes concernées et réassignation à leur genre biologique). En 2013, le quotidien Le Parisien couvre le meurtre de Mylène en écrivant : « Coiffeur le jour, travesti le soir, Laurent alias Mylène »[8]. Aujourd’hui encore de tels pratiques sont fréquentes. En mai 2021, le journal d’extrême-droite Valeurs Actuelles titre « Le délire transgenre »[9]. Le journal d’extrême-droite décrit la lutte comme un « nouveau combat progressiste à la mode », un « lobby » et une « idéologie ». Ces qualificatifs ont scandalisé de nombreuses associations mais également Elisabeth Moreno, ancienne Ministre déléguée chargée de l’Égalité entre les hommes et les femmes, qui dénonce une couverture « transphobe ». Récemment, le 6 octobre 2022, la soirée M6 consacrée à la transidentité a été décriée par une cinquantaine de collectifs dénonçant le « voyeurisme » du programme[10].

Couverture du magazine Valeurs Actuelles (27 mai-2 juin 2021)

Ces représentations biaisées des personnes trans diffusées au grand public contribuent à décrédibiliser la cause et empêchent le mouvement de gagner en légitimité sociale et politique. Karine Espineira souligne l’importance des médias comme interface avec le public en posant la question : « Avez-vous déjà rencontré une personne trans au cours de votre existence en dehors de la télévision ? »[11]. Les réponses, souvent négatives, démontrent que les représentations que se font le public de la figure trans découlent principalement de leur traitement médiatique.

LES STRATÉGIES DES COLLECTIFS TRANS, ENTRE REPLI ET RETOURNEMENT DU STIGMATE

Faute d’être représentés comme ils le souhaitent, certains collectifs adoptent une stratégie de repli et décident de se mettre en retrait des sollicitations médiatiques. De nombreux sites internet affichent ainsi des avertissements aux journalistes qui voudraient les contacter. L’association OUTrans écrit : « L’association OUTrans n’est ni un zoo, ni une réserve de témoins en souffrance (…) [pour des] médias qui donnent une image dégradante, misérabiliste et erronée de la communauté »[12]. Cette méfiance rend difficile l’étude du milieu trans. De ce fait, nombres d’études sociologiques faites sur ce terrain l’ont été par Karine Espineira, militante investie et connue des militants.

Toutefois, le lien fait entre trans et déviant a amené une partie de la communauté à vouloir reprendre le contrôle de son image en jouant de l’étiquette imposée pour affirmer leur présence. Ce phénomène a été théorisé par le sociologue Erving Goffman : « Au lieu de se faire tout petit, l’individu affligé d’un stigmate peut tenter d’aborder les contacts mixtes en affichant un air de bravade agressive »[13]. Les personnes trans procèdent ainsi à un retournement du stigmate. Cela s’observe à la Gay Pride, ou encore avec la réappropriation des termes queer[14] et transpédégouine[15].

LE CAS DES ASSOCIATIONS SPORTIVES[16]
La cinquantaine d’associations sportives LGBT+ réparties partout en France est une illustration de l’affirmation identitaire des personnes trans. Hors ou en ligne, ces associations affichent leur lutte contre toutes discriminations et mobilisent au travers de posts ou d’évènements (hommage aux victimes de l’attaque homophobe d’Orlando ou en faveur du mariage pour tous…). Aussi, elles tentent de diffuser leurs initiatives avec la charte « sport et trans »[17]. Les signataires garantissent aux personnes LGBT+ un environnement « bienveillant » et « non discriminant » dans leur pratique sportive.Ainsi, sous le prisme du sport, ce réseau militant promeut l’inclusion et permet une visibilité de la mobilisation trans par un moyen indirect, plus contrôlé, localisé et non dépendant.

DES STRATÉGIES DE VISIBILITÉ MÉDIATIQUE AUX RÉSULTATS MITIGÉS

Outre cette stratégie de requalification identitaire, le travail pour une meilleure représentation médiatique des personnes trans prend également d’autres formes, notamment l’occupation de l’espace public. Depuis 1997, plusieurs associations organisent l’Existrans, « la marche des transgenres et intersexes ».Tous les ans, les participants défilent avec banderoles et slogans pour porter leurs revendications, telles que le « changement d’état civil libre et gratuit ». La manifestation se termine par les discours des représentants militants.

Cependant, les éditions ne connaissent pas un grand engouement médiatique, avec une faible couverture, souvent critiquée par les organisateurs. En 2007, l’édition est évoquée par l’AFP, mais le traitement est dénoncé par Vincent Guillot[18], militant intersexe. Pour lui, les journalistes ont répété erreurs et comportements irrespectueux en poussant aux témoignages biographiques et en employant un vocabulaire péjoratif et critiqué, tel que la formule « changer de sexe ». Ainsi, ce reportage illustre les reproches répétés des personnes trans à l’égard du traitement médiatique de leur cause.

LES MEDIAS QUEER, MOYENS D’EXPRESSION ALTERNATIFS ?

Face aux difficultés rencontrées dans les médias « mainstream », un canal de légitimation de la lutte trans est la création de supports d’information alternatifs. On voit fleurir nombre de médias queer, diffusant leur propre vision de la communauté. Ainsi, comme l’explique le sociologue étasunien Joshua Gamson, « les aspects de l’identité (…) qui ne sont pas compatibles ou qui remettent trop directement en cause le régime hétérosexuel »[19], d’ordinaire exclus des médias, sont ici représentés par les personnes concernées. De plus, ces plateformes, dans le prolongement des réseaux sociaux, sont un lieu d’échange, à l’image des safe places[20].

Cependant, si les médias LGBT+ permettent une représentation positive, ceux-ci ne sont pas exempts de critiques. Ces canaux diffusent parfois des stéréotypes. Laura Horak[21], spécialiste de la représentation trans, montre que les vidéos de transition diffusées sur Tiktok ou Youtube, ont tendance à renforcer l’idée d’une binarité des genres et de la nécessité de l’intervention médicale. Aussi, « le processus qui consiste à déterminer qui et quoi devient visible, de quelle manière et pour qui, implique une négociation à multiples facettes avec et au sein des régimes établis de pouvoir et de connaissance »[22]. Cette hiérarchie des luttes se joue souvent à la défaveur de la cause trans, pôle dominé de l’Inter-LGBT. En effet, les tensions internes sont fréquentes. Dora Moutot, à l’origine de la polémique sur l’émission « Quelle Époque ! », se dit journaliste féministe. Le mouvement TERF (trans-exclusionary radical feminist) cristallise les tensions entre trans et féministes en opposant ces luttes. Ainsi pour Marguerite Stern, figure TERF en France, la cause trans n’est qu’une « nouvelle tentative masculine pour empêcher les femmes de s’exprimer (…) Nous sommes des femmes parce que nous avons des vulves. C’est un fait biologique»[23]. Cette conception « essentialiste »[24] freine la légitimation de la mobilisation en continuant de la décrire comme anormale. Interrogée sur le sujet, Ange, militant Inter-LGBT interrogé en entretien par Salle421, reconnaît les frictions mais apporte une nuance : « la haine des TERF est orientée principalement vers les femmes trans qu’elle accuse d’être des imposteurs. Sauf que pour nous, être un homme ou une femme, ce n’est pas un ressenti. C’est une identité plus qu’un corps qui nous définit dans la société ».

La représentation médiatique des personnes trans est encore aujourd’hui dominée par un cadrage jugé stigmatisant par les collectifs qui les représentent. Les avancées positives récentes, qui ont fait de la transidentité une cause médiatique, restent selon eux insuffisantes. Ainsi, les collectifs s’organisent, notamment au travers de manifestations publiques et de stratégies médiatiques afin de renforcer leur légitimité. Ces mobilisations se font parfois au prix de tensions internes aux mouvements Inter-LGBT, vis-à-vis notamment d’une partie de sa composante féministe. Si l’objectif de ces entreprises militantes est de contribuer à diffuser des représentations médiatiques favorables de la cause trans, celles-ci se heurtent à de puissants mécanismes sociaux d’étiquetage qui les assignent au rang de groupes déviants.

Zilla ZEVOUNOU, Cheick Boubacar BAH, Julia LESPERANCE, Isis MEILHAC, Mélodie WERTENSCHLAG (M1, promo 2022-2023)


[1] Guionnet Christine, Neveu Érik, Féminins / Masculins, Sociologie du genre, Armand Colin, 2021.

[2] Mathieu Lilian, « Les mobilisations improbables : pour une approche contextuelle et compréhensive », Roger Antoine, Passer à l’action : les mobilisations émergentes, L’Harmattan, p.187-198, 2007.

[3] Becker Howard S., Outsiders, Études de sociologie de la déviance, Éditions Métailié, 1985.

[4] « Discriminations transphobes à la télévision : l’Existrans interpelle Dominique Baudis » dans Alessandrin Arnaud, Espineira Karine, Sociologie de la transphobie. « Chapitre 3, Maltraitance médiatique : la transphobie dans les médias », Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 2015, URL (07/10/22) : https://doi.org/10.4000/books.msha.4878

[5] Karine Espineira, « Un exemple de glissement du lexique médiatique : le sujet trans dans les productions audiovisuelles », Essais, 7 | 2015, 48-64.

[6] Enquête qualitative de 2009 de Espineira Karine sur la « Réception des représentations « trans » dans les médias par les personnes trans » dans Alessandrin Arnaud, Espineira Karine, Sociologie de la transphobie, « Chapitre 3, Maltraitance médiatique : la transphobie dans les médias », Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 2015, URL (07/10/22) : https://doi.org/10.4000/books.msha.4878

[7] idem

[8] La Reine de la nuit tuée à coups de marteau, Le Parisien, 23/07/13 : URL (17/10/22) : https://www.leparisien.fr/faits-divers/la-reine-de-la-nuit-tuee-a-coups-de-marteau-27-07-2013-3012111.php. Exemple tiré de « Réception des représentations « trans » dans les médias par les personnes trans » dans Alessandrin Arnaud, Espineira Karine, Sociologie de la transphobie, « Chapitre 3, Maltraitance médiatique : la transphobie dans les médias », Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 2015, URL (07/10/22) : https://doi.org/10.4000/books.msha.4878

[9] Edition du 27 mai 2021 de Valeurs Actuelles : « Le délire transgenre : Comment les lobbies instrumentalisent le changement de sexe ». URL (08/12/22) https://www.epresse.fr/magazine/valeurs-actuelles/2021-05-27

[10] Armati Lucas, « Sur M6, Karine Le Marchand s’empare (mal) de la question trans », Télérama, 07/10/22 : URL (07/10/22) : https://www.telerama.fr/ecrans/sur-m6-karine-le-marchand-s-empare-mal-de-la-question-trans-7012391.php

[11] Espineira Karine, « Les constructions médiatiques des personnes trans – Un exemple d’inscription dans le programme « penser le genre » en SIC », Les Enjeux de l’information et de la communication, vol. 15/1, no. 1, 2014, pp. 35-47.

[12] Page contact du site internet de l’association OUTrans : https://outrans.org/contact/

[13] Goffman Erving, Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Les éditions de Minuit, 1975, p.30.

[14] « Nous utilisons le terme « queer » comme une catégorie générale pour désigner les sexualités et les genres non normatifs, en reconnaissant les intersections, les spécificités et les complexités des sexualités et des genres queer« dans Halperin D. M., « The normalization of queer theory », Journal of Homosexuality, 2003, 45, pp. 339–343.

[15] Espineira Karine,  Thomas Maud-Yeuse, « Les trans comme parias. Le traitement médiatique de la sexualité des personnes trans en France », Genre, sexualité & société, 10, Printemps 2014, URL (07/10/22) : http://journals.openedition.org/gss/3126.

[16] Meha Christelle, Le Blanc Antoine, « La place des réseaux sociaux dans la communauté sportive LGBT en France : entre construction identitaire et ouverture », Les cahiers de la LCD, 2017/2 (N° 4), p. 71-84. URL (07/10/22): https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-la-lcd-lutte-contre-les-discriminations-2017-2-page-71.htm

[17] Charte Sport et Trans sur le site d’OUTrans : https://outrans.org/ressources/charte-sport-trans/

[18] Thomas Marie-Yeuse., Alessandrin Arnaud, Espineira Karine, Existants, ODG, 2013, p.1-19. URL (07/10/22): https://www.observatoire-des-transidentites.com/tag/revendications/

[19] Gamson Joshua, Freaks talk back: Tabloid talk shows and sexual nonconformity, Chicago and London: The University of Chicago Press, 1998.

[20] « Espaces positifs » ou « espaces sûrs » en français : « a place or situation in which you are protected from harm or danger » selon la définition de Cambridge Dictionary.

[21] Horak Laura, “Trans on YouTube: Intimacy, visibility, temporality”, Transgender Studies Quarterly, 1, 2014 , pp. 572–585.

[22] Kohnen Melanie E. S., Screening the closet: The discourse of visibility, sexuality, and queer representation in American film and television, 1969-present (Unpublished doctoral dissertation), Rhode Island: Brown University, Providence, 2010.

[23] Marguerite Stern sur Twitter, 22/01/20 : https://twitter.com/Margueritestern/status/1220063538053558276?s=20&t=rntvJO_dF2kSBhtMKQKO2w et https://twitter.com/Margueritestern/status/1220063548564475905?s=20&t=rntvJO_dF2kSBhtMKQKO2w

[24] Idée selon laquelle le sexe biologique d’une personne détermine son genre et son identité.