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La fronde des petits patrons : mobilisations des restaurateurs français durant la crise sanitaire (2020-2021)

279 : c’est le nombre de jours de fermeture totale des restaurants français durant la crise sanitaire de COVID-19 (mars 2020-juin 2021)[1]. Selon l’INSEE, le secteur des CHRD (Cafés, Hôtels, Restaurants, Discothèques), qui rassemble près d’un million de salariés[2] et génère, par son activité, 7% du PIB national[3], est le secteur d’activité qui sort le plus durement affecté de cette crise[4]. Les petits patrons indépendants, situés pour la plupart « en bas à droite » de l’espace social[5], n’entretiennent pas de relations routinières avec les journalistes des médias traditionnels, généralement issus des fractions cultivées des classes moyennes et supérieures[6], et il est peu habituel qu’ils aient recours à la force du nombre[7] pour faire valoir leurs intérêts. Comment cette fraction du petit patronat s’est-elle mobilisée durant la fermeture des commerces ? Les restaurateurs ont-ils réussi à élargir leurs revendications, à bénéficier de relais médiatiques ? Comment expliquer la bienveillance du pouvoir exécutif à l’égard de leurs revendications ? Enquête au cœur d’une fronde de petits patrons.

« Le patronat » : un mot épouvantail, plusieurs réalités

Comme l’a montré le politiste Michel Offerlé dans ses travaux sur les « patrons », entendus à la fois comme catégorie statistique et comme groupes mobilisés, ces derniers constituent l’une des catégories socioprofessionnelles les plus hétérogènes en termes de goûts, de niveau de diplôme ou encore de niveau de vie[8]. Ce que l’on désigne trivialement comme « le patronat » est en réalité un artefact statistique, plus qu’un groupe social homogène. Il n’y a donc pas un mais des « mondes patronaux ».

Les manifestations (de rue) patronales sont très rares. Pourquoi ? D’une part, parce que sont d’abord historiquement les syndicats de salariés (CGT, CFDT, FO…) qui se sont appropriés ce répertoire d’action collective[9] et, d’autre part, car les grandes confédérations patronales (MEDEF, U2P, CPME) craignent d’être immédiatement stigmatisées comme « poujadistes »[10] – un stigmate qui disqualifierait et délégitimerait ces organisations patronales[11]. De fait, les patrons optent plus fréquemment pour des « répertoires d’actions discrets », tels que le lobbying… ou les dîners en ville[12].

Cependant, il est des petits chefs d’entreprises – comme les buralistes, les exploitants agricoles les chauffeurs routiers, les entrepreneurs du bâtiment et les restaurateurs – qui se mobilisent sectoriellement via des manifestations de rue[13]. L’épidémie de COVID-19 et ses conséquences ont mis au jour ce répertoire d’action collective contestataire à travers les manifestations du secteur des CHRD.

Se faire entendre

L’enjeu névralgique pour les restaurateurs est alors de se faire entendre dans un contexte où ils connaissent une baisse de chiffre d’affaires de 25%[14]. Dès mars 2020, nombre de collectifs de défense des restaurateurs sont créés : à Rennes avec « On va tous trinquer », à Paris avec « Restons ouverts » et au niveau national avec « Resto Ensemble ». La recherche du nombre devient un moyen pour ces patrons de faire connaître leurs revendications auprès des pouvoirs publics. C’est dans cette même optique que plusieurs pétitions voient le jour[15].  

Les manifestations des patrons de bars et restaurants ont véritablement commencé au mois de septembre 2020 et se sont amplifiées au fil des mois. Cette amplification a été permise par un processus d’élargissement de la cause. Très rapidement, les restaurateurs ont été rejoints par les autres branches professionnelles des CHRD, ce qui a permis de rassembler plus de patrons lors des manifestations.

Faire l’actualité

En raison de l’acquisition d’une expérience protestataire et de l’impatience grandissante de rouvrir leurs établissements, les professionnels des CHRD ont construit ce que le sociologue Patrick Champagne appelle des « manifestations de papier »[16] : une expression désignant un type de manifestation dont l’objectif premier est la reprise dans le champ journalistique en proposant une performance et une bonne image du groupe mobilisé afin de peser sur « l’opinion publique » construite par les instituts de sondage.

Il est important de rappeler qu’il n’est pas aisé pour ces petits patrons de bénéficier d’une couverture médiatique ample et favorable, étant donné que ces derniers ne disposent pas d’un volume et d’une structure de capital culturel et de capital social permettant un accès privilégié au champ journalistique ainsi qu’au « milieu décisionnel central »[17]. En effet, comme le souligne Michel Offerlé, « il existe une frange non négligeable des petits patrons, qui sont vraisemblablement du côté des ‘gilets jaunes’ et connaissent une forme de précariat »[18]. Pour se faire entendre, ces petits patrons ont multiplié les actions symboliques à destination des médias : installation d’un bar dans le métro[19], jets de clés devant une mairie[20], rassemblement devant leurs établissements respectifs[21] etc.

À l’instar des buralistes en 2003 étudiés par Caroline Frau[22], les patrons des CHRD scandent des slogans (« Liberté pour les bistrots », « Restons ouverts »…), convient des organes de presse (BFMTV, Le Parisien, Ouest-France…), se munissent d’un matériel spécifique (de cuisine notamment : casseroles, cuillères, plateaux…) dans le but de « faire du bruit pour ne pas mourir en silence », pour reprendre l’expression du chef cuisiné étoilé et animateur de l’émission télévisuelle Top Chef, Philippe Etchebest, le 2 octobre 2020[23]. Ils ont donc bénéficié d’une couverture médiatique tant dans la presse écrite (PQR, PQN…), que via les canaux de diffusion audiovisuels ou réseaux sociaux.

Néanmoins, contrairement aux buralistes, ils n’ont pas fait appel à des prestataires extérieurs privés pour assurer la conduite et la communication de leurs actions collectives (sécurité privée, agences de communication…). En effet, la majorité d’entre eux sont adhérents à l’UMIH – principale organisation patronale du secteur – et disposent d’une expérience militante minimale. Par ailleurs, un tel recours nécessiterait de pouvoir mobiliser des fonds importants dans un contexte où la crise sanitaire leur a fait subir de lourdes pertes financières.

La construction de leaders

En contrepartie, les restaurateurs mobilisés ont disposé du capital symbolique associé à la figure du « leader charismatique ». Comme l’ont montré plusieurs travaux de sciences sociales, les routines journalistiques imposent en effet aux groupes sociaux mobilisés de disposer de leaders clairement identifiés par les médias et légitimés par ceux dont ils sont le porte-voix[24]. Philippe Etchebest, figure émérite de la restauration, s’est construit une légitimité depuis une vingtaine d’années et est devenu le porte-parole « star » des restaurateurs. Quant à Stéphane Manigold, sa légitimité s’est construite pendant la crise sanitaire, par sa victoire judiciaire contre Axa France. Le fait qu’ils soient eux-mêmes patrons de restaurants assoie leur légitimité respective et renforce leur capital symbolique.

Philippe Etchebest : le cuisto télégénique

Né en 1966, Philippe Etchebest est le fils d’un couple de restaurateurs bordelais. Enfant, en dehors de l’école, il aide son père en cuisine pendant que sa mère et sa sœur s’occupent du service en salle. À 14 ans, il fait le choix de la restauration en passant le concours pour intégrer le Lycée Hôtelier de Talence. Rugbyman et boxeur en parallèle, il raccroche les crampons en 1988 afin de se consacrer pleinement à la restauration et participe à une série de concours de cuisine. Il devient Chef de cuisine en 1995 et meilleur ouvrier de France en 2000. En 2003, il ouvre son propre restaurant en Gironde. En 2008, son établissement l’Hostellerie de Plaisance obtient deux étoiles au guide Michelin. Alors reconnu par ses pairs, il fait son apparition sur le petit écran en 2011 comme animateur de l’émission Cauchemar en cuisine dont l’objectif est de sauver des restaurateurs au bord de la faillite. Son caractère sympathique et sa personnalité forte participent au succès de l’émission. En 2012, il est décoré des insignes de l’Ordre National du Mérite. Devenu une figure médiatique importante, il publie son autobiographie, intitulée Je ne lâche rien, en 2015, la même année où il intègre le jury de Top Chef et ouvre sa brasserie chic Le Quatrième Mur, au sein de l’Opéra National de Bordeaux.

Stéphane Manigold : le parcours d’un combattant

Né en 1980 dans une famille populaire, Stéphane Manigold grandit dans les quartiers défavorisés de Mulhouse. Abandonné par sa mère, envoyé en foyer et au travail dès 11 ans, il s’est démené pour sortir de sa condition sociale. À 18 ans, il multiplie les petits boulots. Bac en poche, ce débrouillard devient commercial chez divers concessionnaires, d’abord Seat, puis Audi. En 2018, il ouvre son premier restaurant Substance à Paris. Repéré par le New York Times, deux autres restaurants ouvrent l’année suivante. En 2020, il quitte Audi et prend la présidence de sa société Eclore. Le 24 mars 2022, il publie son premier ouvrage Vivre ses rêves afin de rêver sa vie aux éditions Le Cherche-Midi, dans lequel il retrace son parcours professionnel et personnel.

Tous deux ont fait la tournée des plateaux de télévision : de France 5 à BFMTV, en passant par C8 et France 24, ils ont beaucoup investi les médias. Cela a permis aux petits patrons des CHRD de rendre plus visible leur situation, de recueillir un certain soutien populaire et d’alerter les pouvoirs publics. Les deux leaders ont acquis un fort capital médiatique, notamment Manigold (Etchebest étant médiatisé depuis des années)[25]. Etchebest a proposé des plans de réouverture des établissements au gouvernement et des réunions ministérielles en compagnie de l’UMIH ont également eu lieu. Cela relève d’une stratégie visant à établir une relation de confiance avec l’État en adoptant une posture d’interlocuteur privilégié et se voir, in fine, légitimé par ce dernier. En somme, les restaurateurs (et plus largement les petits patrons des CHRD) ont cherché, dans un contexte sanitaire inédit aux conséquences économiques néfastes, à dénoncer une situation qu’ils jugeaient injuste. En ce sens, la médiatisation, aussi bien via un répertoire d’action collective contestataire dans l’espace public de la rue que par l’occupation de temps d’antenne, constitue le moyen qu’ont privilégié ces derniers pour faire valoir leurs revendications patronales, notamment la réouverture des établissements. Les actions symboliques entreprises participent éminemment de cette « lutte pour la visibilité »[26] et la création de collectifs ont permis de palier à une carence en termes de capital économique.

Enfin, la prise en compte de la structure des opportunités politiques[27] permet de mieux saisir dans quel environnement politique cette mobilisation sociale a émergé. Dès mars 2020 – soit le « début » de l’épidémie de COVID-19 en France – le gouvernement d’Edouard Philippe a largement soutenu le secteur des CHRD, à travers le chômage partiel, la création d’un fonds de solidarité à destination des petites entreprises et indépendants ou encore l’exonération de cotisations sociales pour les TPE-PME du secteur. De fait, il reste assez curieux qu’un gouvernement libéral intervienne de manière aussi importante dans le système économique. Cet interventionnisme ponctuel peut être perçu comme une forme de résurgence – très ponctuelle – de l’État-providence keynésien.

Par ailleurs, les diverses déclarations et autres interventions publiques des membres du gouvernement à propos de la perte d’une partie de « l’art de vivre à la française », qu’incarne les restaurants[28], est un élément d’explication supplémentaire pour expliquer le caractère bienveillant de l’exécutif quant aux revendications portées par les petits patrons du secteur.

William ABADA, Noah DEGEZELLE, David INDAHY, Juliette LOUPIAC, Doryan MADI (promo 2022 – 2023)


[1] Décompte effectué par Radiofrance et publié le 30 avril 2021 (https://www.radiofrance.fr/franceinter/deconfinement-si-le-calendrier-est-tenu-voici-combien-de-temps-les-restrictions-auront-dure-6621830)

[2] Statistiques tirées de la Direction de l’animation de la recherche, des Études et des Statistiques (DARES), en date du 28/09/2021 (https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/hebergement-restauration-quelle-evolution-des-effectifs-avec-la-crise)

[3] Chiffres fournis par l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie (UMIH) https://umih.fr/fr/chiffres-cles  

[4] Statistiques officielles de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), en date du 01/12/2021 (https://www.insee.fr/fr/statistiques/5758810?sommaire=5759063)

[5] Beaumont, Amélie, Raphaël Challier, et Guillaume Lejeune. « En bas à droite. Travail, visions du monde et prises de position politiques dans le quart en bas à droite de l’espace social », Politix, vol. 122, no. 2, 2018, pp. 9-31

[6] Benson Rodney, « Field Theory in Comparative Context: A New Paradigm for Media Studies », Theory and Society, 28/3, 1999, p. 463-498, Accardo Alain, « Pour une socioanalyse des pratiques journalistiques », in Journalistes précaires, journalistes au quotidien, Marseille, Agone, 2007, p. 15-80

[7] Offerlé, Michel. « III. Les répertoires de l’action collective patronale », in Sociologie des organisations patronales. Paris, La Découverte, 2009, pp. 62-91

[8] Offerlé Michel, Sociologie des organisations patronales » op. cit ; Hugrée, Cédric. « Une photographie statistique des patronats en France. (Années 1990 – années 2010) », Michel Offerlé éd., Patrons en France. La Découverte, 2017, pp. 28-40

[9] Collet Serge, « La manifestation de rue comme production culturelle militante », Ethnologie française, 12/2, 1982, p. 167-176

[10] Sur ce terme, voir Collovald Annie, « Histoire d’un mot de passe : le poujadisme. Contribution à une analyse des ‘ismes’ », Genèses, 3, 1991, p. 97-119

[11] Goffmann Erving, Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, 1975

[12] Offerlé Michel, Sociologie des organisations patronales », op. cit

[13] Voir notamment Champagne, Patrick, « La manifestation. La production de l’événement politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1984, 52/52-53, p. 19-41, Frau Caroline. « Construire des manifestations de papier. L’action des buralistes face à la lutte contre le tabagisme », op. cit

[14] Extrait de déclaration du ministre de l’économie Bruno Le Maire en date du 9 mars 2020

[15] https://www.change.org/p/brunolemaire-sauvons-nos-restaurants-et-producteurs-sauvonsnosrestaurants-coronavirus-catastrophenaturellesanitaire

[16] Champagne Patrick, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1990

[17] Gremion Catherine, Profession : décideurs. Pouvoirs des hauts fonctionnaires et réforme de l’Etat, Paris, Gauthier-Villars, 1979

[18] « Entretien. Michel Offerlé : ‘Le principal ennemi du petit patron reste le banquier’ », Alternatives Économiques, mars 2021 – https://www.alternatives-economiques.fr/michel-offerle-principal-ennemi-petit-patron-reste-banquier/00098322

[19] « Les restaurateurs en colère installent un bar dans le métro (6 octobre 2020, Paris) [4K] », CLPRESS / Agence de presse, octobre 2020 – https://www.youtube.com/watch?v=DVbu-9JU0MI&list=PLbZ2r4SufNb3_qsXWFD8q5xGVxfVMD2x6&index=2&ab_channel=CLPRESS%2FAgencedepresse

[20] « Coronavirus : Les restaurateurs jettent leurs clés au sol (24 septembre 2020, Paris) », CLPRESS / Agence de presse, septembre 2020 – https://www.youtube.com/watch?v=rhrc_otvHiM&ab

[21] « Philippe Etchebest : « on doit faire du bruit, montrer qu’on est là et qu’on est en train de crever » », Sud-Ouest, octobre 2020 – https://www.youtube.com/watch?v=xcy8a-PW2b8  

[22] Frau Caroline. « Construire des manifestations de papier. L’action des buralistes face à la lutte contre le tabagisme », op. cit

[23] https://www.youtube.com/watch?v=xcy8a-PW2b8

[24] Sur le sujet, voir notamment GITLIN Todd, “Certifying Leaders and Converting Leadership into Celebrity”, in The Whole World is Watching. Mass Media in the Making & Unmaking of the New Left, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1980, p. 146-179 ; et plus récemment : Hayat Samuel, Kaciaf Nicolas, Passard Cédric, Le porte-parole. Fondements et métamorphoses d’un rôle politique, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Espaces politiques », 2022

[25] Sur le concept de capital médiatique, voir Desrumaux Clément, Nollet Jérémie (dir.), Un Capital médiatique ? Usages et légitimation de la médiatisation en politique, Rennes, PUR, Res Publica, 2021.

[26] Voirol Olivier, « Les luttes pour la visibilité : esquisse d’une problématique », Réseaux, n°129, 2005, p. 89-120

[27] Mathieu Lilian, « Contexte politique et opportunités », in FILLIEULE Olivier, AGRIKOLIANSKY Eric, SOMMIER Isabelle, Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines, Paris, La Découverte, Recherches, 2010, p. 39-54

[28] Ce tweet de Bruno Le Maire datant du 19 mai 2021 en est un exemple –https://twitter.com/BrunoLeMaire/status/1394900104994304001