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Jeux d’influence : (re)construire un problème public par la fiction télévisée

Le 8 novembre prochain à 20h, le cinéma Majestic Bastille accueille une projection-débat co-organisée par le réseau « Sociologie des médias » et le séminaire « Séries et sciences sociales », autour de la série Jeux d’influence dont la seconde saison est en cours de tournage. Le débat aura lieu en compagnie de Jean-Xavier de Lestrade, réalisateur de la série, de l’acteur Laurent Stocker, sociétaire de la Comédie-Française, du chercheur Jean-Noël Jouzel, spécialiste de la question des pesticides et des enjeux de santé environnementale, et des contributeurs du numéro thématique de la revue Biens Symboliques « Faire (de) la télévision » coordonné par Séverine Sofio et Muriel Mille. L’entrée est libre et gratuite sur inscription.

Jeux d’influence, diffusée sur Arte en 2019, s’ouvre sur la scène d’un agriculteur, Guillaume Delpierre, qui tombe inanimé en utilisant un pesticide dans son exploitation. Au cours des six épisodes de la première saison, la série raconte le combat de cet agriculteur, aidé d’un ami député, qui dépose plainte en vue d’interdire les pesticides, ainsi que les stratégies déployées par son fabricant et un cabinet de lobbying pour éviter le scandale[1].

Fiction réaliste, l’histoire s’inspire de l’affaire Monsanto. En avril 2004, le céréalier charentais Paul François est intoxiqué en inhalant des vapeurs d’un herbicide commercialisé par la marque Monsanto[2]. Le 21 octobre 2020, après un combat judiciaire de treize ans, l’agriculteur accueille avec soulagement la décision de la Cour de cassation[3] de rejeter le pourvoi formé par Monsanto et donc de la laisser déclarer responsable sur le fondement de « la responsabilité du fait de produits défectueux »[4]. Jeux d’influence propose un récit habile de cet événement politique, médiatique et judiciaire – Monsanto ayant été plusieurs fois l’objet de scandales, comme a pu l’étudier la journaliste Marie-Monique Robin[5].

Dans quelle mesure une série télévisée permet-elle de mettre en lumière et de participer à la construction d’un problème public complexe tel que celui relatif à l’utilisation des produits phytosanitaires ? Jeux d’influence se place dans le genre du docu-fiction, reconstituant des faits réels à travers des scènes jouées par des acteurs[6]. La série télévisée illustre la difficulté de la popularisation d’un problème public, tout en y participant, à travers sa construction scénaristique originale et le jeu des différents acteurs.

Pesticides : une ignorance organisée ?

La série Jeux d’influence met en scène sous une forme fictionnelle ce que la sociologie appelle un processus de construction d’un problème public : la « la conversion d’un fait social en objet de préoccupation et de débat, éventuellement d’action publique »[7]. Pour reprendre les propos du sociologue Erik Neveu, un problème public ne parle pas, il est parlé.

La première saison de Jeux d’influence l’illustre bien en mettant en scène ce processus de construction et de publicisation du problème des pesticides au cours des six épisodes qui la composent. La sociologie montre qu’un problème public ne se développe pas par lui-même de façon naturelle, il est façonné par différents d’acteurs. Le chercheur Emmanuel Henry  précise ainsi qu’il « n’y a pas de lien direct entre l’importance objective d’un problème et la surface publique qu’il occupe »[8], ce qui signifie qu’aucun problème public n’est une évidence. En effet si l’on en croit Neveu, « Pour que naisse un problème public, il faut d’abord que des entrepreneurs de cause se fixent sur une situation, œuvrent à la faire percevoir comme problématique. »[9].

Ministres, députés, maires, journalistes et activistes, tous sont susceptibles de participer à ce processus de construction d’un problème public en l’identifiant, en offrant des grilles d’interprétation, en justifiant leurs positions, en popularisant le problème, ou en conduisant des programmes d’action publique. Or, cette multitude d’acteurs est loin de former un front uni capable de formuler un problème d’une seule et même voix. Au contraire, les différents acteurs vont s’efforcer, en fonction de leurs intérêts spécifiques, de faire prévaloir leur propre vision d’une situation jugée problématique. Il existe donc chez les acteurs publics des intérêts divergents, souvent concurrentiels voire opposés. La série expose cette compétition dans l’appropriation d’un problème à travers l’opposition entre le groupe industriel Saskia et le député de la majorité Guillaume Delpierre.

Le sociologue Jean-Noël Jouzel, analyse dans ses travaux sur les pesticides, les mécanismes sociaux et cognitifs à travers lesquels des acteurs fortement dotés en ressources parviennent à orienter les politiques publiques, par le contrôle de la production et de la circulation d’analyses scientifiques[10]. C’est précisément ce que Jean-Xavier de Lestrade cherche à démontrer dans cette fiction, lorsque le PDG de l’entreprise Saskia fait pression sur un chercheur pour qu’il falsifie les résultats des analyses scientifiques mettant en évidence les effets néfastes de l’utilisation du Lymitrol.  

Dans son ouvrage, Pesticides. Comment ignorer ce que l’on sait (Presses de SciencesPo, 2019), Jean-Noël Jouzel explique que la question de l’impact de l’utilisation de produits phytosanitaires sur la santé des agriculteurs s’est posée dès les années 1960 aux Etats-Unis, notamment dans l’Etat de Californie. En France, il faut attendre la fin du XXème siècle pour que le ministère de l’Agriculture s’empare de ces problématiques. Les études menées par des chercheurs français aboutissent à des résultats inquiétants sur l’utilisation de certains produits.  

Des cabinets de lobbying, défendant les intérêts d’entreprises privées, exercent des pressions sur des laboratoires scientifiques pour mettre en vente sur le marché des produits dont les composants ne respectent pas toujours les normes de la toxicologie réglementaire. Mais les lobbies exercent aussi des pressions sur les décideurs politiques, ce qui rend compliquée la mise en place d’une action publique concrète par les élus : les démarches entreprises pour alerter les autorités publiques se sont soldées par des compromis pour préserver majoritairement les intérêts des groupes industriels privés[11]. Ceci peut expliquer l’intérêt d’avoir recours à la fiction, comme moyen de dépasser ce cadre politique et médiatique qui contribue à l’entretien d’une forme « d’ignorance organisée ».

La fiction télévisée comme dispositif de sensibilisation

L’utilisation de médias faisant appel à la fiction pour traiter des problèmes de société est fréquente. Nombreux sont les exemples de films ou de séries dénonçant des sujets de société sensibles. La fiction est un puissant « dispositif de sensibilisation »[12], pour reprendre le concept de Christophe Traïni à propos de l’action collective. Il désigne par-là « l’ensemble des supports matériels, des agencements d’objet, des mises en scène, que les militants déploient afin de susciter des réactions affectives qui prédisposent ceux qui les éprouvent à s’engager ou à soutenir la cause défendue »[13]. Le spectateur est donc plus enclin à l’empathie, à se sentir concerné par le sujet.

Il s’agit là de l’utilisation du pathos défini comme un des trois moyens de persuasion du discours dans la rhétorique classique établie par Aristote. Le pathos désigne une méthode de persuasion par l’appel à l’émotion du public[14]. Dans la série Jeux d’influence l’utilisation de ressorts dramatiques aident au pathos, par exemple le personnage de Michel Villeneuve, retrouvé inanimé à la suite d’une intoxication au pesticide est rejoint par ses proches à l’hôpital. Ce ressort dramatique participe à l’attachement aux personnages et implique ainsi le spectateur dans leurs problèmes face à l’utilisation de pesticide et leur difficulté à se faire entendre.

Par ailleurs, Jean-Xavier de Lestrade, réalisateur de Jeux d’influence avance un autre argument pour justifier le choix de la fiction : « en réalisant une fiction, j’ai l’ambition de toucher un public différent, qui vient avant tout chercher du romanesque. Si le documentaire fait essentiellement appel au raisonnement, en particulier sur ce type de sujet, la fiction agit sur le sensible, et laisse des traces émotionnelles plus durables »[15]. La volonté du réalisateur de toucher un public nouveau justifie l’utilisation du pathos pour atteindre l’audience, ce qui montre bien que l’humanisation de problèmes sociaux par la fiction peut donc permettre une meilleure sensibilisation du public.

Dans son ouvrage La culture des problèmes publics, le sociologue américain Joseph Gusfield distingue trois niveaux dans la construction d’un problème public : la catégorisation du problème, sa problématisation et sa résolution[16]. La problématisation consiste à mettre en lumière des liens de cause à effet, qui déterminent le problème. Gusfield illustre ce phénomène en prenant l’exemple des victimes d’accidents de la route, dont la mort est attribuée à des chauffeurs en état d’ivresse, alors que d’autres explications possibles sont considérées comme non pertinentes. En ce qui concerne le problème qui nous intéresse, plusieurs versions de liens de cause à effet s’opposent. D’une part, certains acteurs défendront que les cancers n’ont rien à voir avec l’utilisation des pesticides ou que les agriculteurs sont tombés malades du fait d’un manque de précaution lors de l’utilisation de ces produits. D’autre part, on pourrait expliquer que les entreprises qui commercialisent les produits en question sont des « marchands de doute »[17] qui auraient masqué la dangerosité des pesticides et donc empoisonné leurs clients.

La fiction permet de mettre en scène ces liens de cause à effet de façon très visuelle. Le talent des réalisateurs leur donne la capacité d’orienter aisément le jugement des téléspectateurs. En mettant en scène des personnages de lobbyistes et de dirigeants d’entreprises machiavéliques, Jeux d’influence instaure une forme de manichéisme qui peut entraîner le téléspectateur vers une certaine lecture de la situation.

L’influence de Jeux d’influence

Est-ce que la série a eu les effets escomptés sur son public ? Il faut là aussi prendre garde aux interprétations simplificatrices de « l’influence » des médias sur les récepteurs. Les audiences ont une structure particulière, et celle de Jeux d’influence n’échappe pas à la règle. Comme le montrent Brigitte Le Grignou et Erik Neveu[19], il y a « une tendance ancienne : les 15-24 ans ont toujours été la classe d’âge passant le moins de temps devant le petit écran, et les plus de 60 ans celle qui en passait le plus. Et ces écarts tendent à se renforcer du fait des pratiques les plus récentes des 15-24 ans qui préfèrent d’autres écrans à celui du téléviseur. ».

Cette dernière affirmation rejoint le texte du numéro thématique de Biens Symboliques « Faire (de) la Télévision » dirigé par Muriel Mille et Séverine Sofio[20] qui montre que la consommation des biens télévisuels évolue. En effet, la télévision ne se regarde plus que sur un poste de télévision, mais aussi sur des smartphones, tablettes ou ordinateurs. Grâce aux plateformes de replay, les téléspectateurs ne sont plus contraints par les horaires en ayant accès aux programmes en différé. Ceci explique les chiffres d’audience de Jeux d’influence : un million de téléspectateur sur Arte et un million en replay comme a pu nous l’indiquer Jean-Xavier de Lestrade. Dès lors, la série peut toucher tout type d’âge.

A travers ce succès pour Arte, les journalistes ont pu souligner « une série éclairante »[21] plongeant « au cœur des luttes d’influence entre l’agrochimie et la politique »[22]. En effet, les téléspectateurs ont réfléchi en étant immergés dans un milieu peu connu, plutôt fermé, à travers un dévoilement des méthodes pour faire pression sur les différents acteurs. Même lors du tournage de la série, le réalisateur a dû faire face à des difficultés, comme il nous le confie en entretien : On n’a pas eu de « pression frontale, directe » mais, par exemple, « deux scènes étaient censées se passer dans un magasin de coopérative. […] Ce n’était pas possible d’office. […] Les coopératives sont très dépendantes des groupes qui produisent les pesticides. ». De plus, le réalisateur nous indique qu’après la diffusion de Jeux d’influence, ces groupes « ont réussi à faire publier [des articles dénonçant le fait que] la série était caricaturale, qu’elle était soi-disant basée sur des faits réels, mais qu’il n’y avait rien de réel, donc de chercher à discréditer quand même, mais de manière assez habile. ». De plus, Jeux d’influence donne un aperçu sur le fonctionnement de l’Assemblée nationale, ses jeux de pouvoir et ses compromis.

Jean-Xavier De Lestrade a pu nous livrer des avis de téléspectateurs relevés par Arte : « C’est un sujet inspiré de Monsanto. A l’époque j’ai pas trop fait l’effort de m’intéresser mais là j’ai envie d’en savoir plus » ; « Ils abordent ce que cette entreprise est prête à faire pour cacher la dangerosité de ses produits » ; « [On se sent concerné.] C’est une histoire qui révolte, qui donne envie de ne plus se laisser faire » ; « C’est pédagogique » ; « Ils nous éclairent sur le côté politique et parlementaire que l’on ne maîtrise pas » ; « Je me suis vraiment demandé si c’est aussi violent dans la vie réelle, … mais hélas je pense qu’on ne doit pas être loin de la réalité ». Dès lors, le réalisateur a atteint son objectif : mettre le téléspectateur devant une fiction réaliste pour sensibiliser l’opinion publique. Seulement et à juste titre, il indique dans un entretien au Figaro que « faire progresser la cause environnementale ne passera que par un engagement citoyen massif. »[23]. Finalement, la série va se poursuivre par une seconde saison[24] qui traitera d’un autre scandale sanitaire : le lait contaminé pour bébés.

En attendant cette seconde saison, nous vous attendons nombreux le 8novembre, à 20h au Majestic Bastille !

BRUCKERT Nina, GOSNET Lili, LAVAURE Jérémy, PLATIS Nicolas, POILVET Louison (promo 2021-2022)


[1] « Jeux d’influence », Boutique.arte.tv

[2] C. Hinckel, « Charente : le procès de Paul François contre Bayer/Monsanto proche de son dénouement », Franceinfo, 20 octobre 2020

[3] Cass. Civ. 1re, 21 octobre 2020, n°19-18.689

[4] « Affaire de l’agriculteur Paul François contre Monsanto : l’entreprise définitivement condamnée », Ouest-France, 21 octobre 2020

[5] ROBIN Marie-Monique, Le Monde selon Monsanto : De la dioxine aux OGM, une multinationale qui vous veut du bien, La Découverte, Marie-Monique Robin, 2008

[6] « Dictionnaire – Docufiction », Larousse

[7] NEVEU Érik, Sociologie des problèmes publics, Paris, Armand Colin, 2015, p. 7

[8] HENRY Emmanuel, « Construction des problèmes publics », Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de SciencesPo, 2009, p. 146

[9] NEVEU Érik, Sociologie des problèmes publicsop. Cit., p. 41.

[10] DEDIEU François, JOUZEL, Jean-Noël, « Pesticides. Comment ignorer ce que l’on sait ? La domestication des savoirs inconfortables sur les intoxications des agriculteurs par les pesticides », Revue française de sociologie, vol. 56 no.1, 2015, p. 105-133

[11] Ibid.

[12] TRAÏNI Christophe (dir.), Émotions… Mobilisation !, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.

[13] Ibid.

[14] https://www.universalis.fr/encyclopedie/pathos/

[15] Emilie Gavoille, « « Jeux d’influence » sur Arte : des lobbys et des hommes », Télérama, 13 juin 2019

[16] GUSFIELD Joseph, La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique, Economica, coll. « Etudes Sociologiques », 2009

[17] Naomi Oreskes, Erik Conway, Les Marchands de doute, trad. de l’américain par Jacques Treiner, Paris, Éd. Le Pommier, 2012

[18] « Les jeunes et l’information », diamétrie, 2018

[19] LE GRIGNOU Brigitte, NEVEU Érik , Sociologie de la télévision, Éd. La Découverte, coll. Repères, 2017, p. 59-60.

[20] Muriel Mille et Séverine Sofio, « Faire (de) la Télévision », Biens symboliques, 2020

[21] Sarah Coulet, « Jeux d’influence : politique, lobby et agriculture », Ouest-France, 15 juillet 2021, p. Pays d’Auge 31

[22] Jean-Michel Selva, « Lobbies, pesticides, lesquels sont les plus toxiques ? », Sud Ouest, 17 juin 2019

[23] Constance Jamet, « Le malheur est dans le pré », Le Figaro, no. 23274, p. 36, 13 juin 2019

[24] Alexis Patri, « Une inédite et une saison 2 : découvrez les nouveautés séries d’Arte », Europe 1, 19 mars 2021