« We are the 99% » (« Nous sommes les 99% ») ! Ce slogan bien connu du mouvement Occupy Wall Street (OWS) énonce l’existence d’un consensus citoyen qu’il contribue dans le même temps à produire. La vox populi doit se mobiliser « contre l’avidité et la corruption des 1 % restants »[1] : les élites dirigeantes et possédantes. Entamé le 17 septembre 2011, ce mouvement contestataire occupe de manière pacifique le parc Zuccotti, en plein quartier de la bourse à New York, pendant près de deux mois[2]. Dénonçant les vices du capitalisme et le conflit des classes aux États-Unis, renforcés par le krach financier de 2008, cette mobilisation aux revendications proches de la mouvance anarchiste américaine[3] ou du réseau Global Justice Movement[4] a connu une adhésion large auprès de publics très divers. Représentants d’ONG, journalistes, philosophes, féministes, chefs d’entreprise, personnalités publiques et politiques et membres des communautés hispaniques, LGBT, ou encore le clergé affichèrent leur soutien aux occupations[5]. Pourtant, au-delà du cadrage « universaliste » d’un mouvement qui entend représenter les « 99% », l’hétérogénéité de ses militants et ses modalités d’action interroge ses capacités à rassembler largement et sur le long terme.
Un renouveau altermondialiste post-crise des subprimes ?
Près de trois ans après la « Grande récession » de 2008, qui affecta particulièrement les classes populaires[6], c’est dans un climat de méfiance vis-à-vis des institutions bancaires – incarnées par Wall Street – que le mouvement anticapitaliste étasunien se remobilise. C’est d’abord le résultat d’un appel au rassemblement initié par la revue canadienne anticonsumériste Adbusters qui appelle le 13 juillet 2011 à occuper Manhattan avec « des tentes et des barricades pacifiques » à l’occasion de la commémoration de la ratification de la Constitution aux États-Unis[7], le 17 septembre 2011. Il souhaitait ainsi mettre en lumière « le fossé » économique qui se creusait entre les élites et la population et dénoncer l’influence des banques sur la politique et le système néo-libéral.
Souvent mis en parallèle avec d’autres occupations de places, survenues ailleurs dans le monde et utilisant les mêmes modes d’action, OWS prétend incarner le véritable visage de la démocratie. Pour l’universitaire-chercheuse en communication digitale des mouvements sociaux Anastasia Kavada,« Occupy peut être vu comme faisant partie d’une vague plus large de “mouvements des places“, qui a émergé avec le printemps arabe en 2011 […] Si ces “mouvements des places“ sont apparus dans des régimes politiques différents et ont des revendications différentes, ils semblent tous partager certaines caractéristiques communes : l’occupation de l’espace public, l’inexistence de leaders identifiés, un accent mis sur l’inclusivité et une croyance dans la démocratie et la justice »[8].
Ainsi, bien que la préparation d’un rassemblement sur la voie publique repose souvent sur un ensemble de rites et d’usages institués, Occupy Wall Street semble échapper, du moins en partie, aux routines militantes. Il déroge aux acteurs classiques du rassemblement politique : ni chef, ni hiérarchie, mais une simple mise en réseau de citoyens à l’appel d’un magazine. Ainsi, l’appel spontané et l’absence d’une organisation formelle ont permis une plus facile appropriation des revendications par divers segments de la société.
Internet et les réseaux-sociaux : des espaces propices à une rhétorique de la « multitude »
La spontanéité relative du mouvement a également été permise par l’usage intensif d’Internet et des réseaux sociaux comme premiers canaux de communication pour agréger les participants. Ainsi, malgré un traitement médiatique riche –7 902 articles qui traitent du sujet en l’espace d’un an, aux États-Unis[9] – et au premier abord plutôt favorable – 54 % des Américains auraient eu une opinion positive du mouvement[10] – les militants d’Occupy Wall Street choisissent d’assurer leur propre médiatisation.
Pour ce faire, ils capitalisent notamment sur le numérique, qui leur permet de diffuser leurs idées à un niveau global[11]. L’utilisation d’Internet et des réseaux-sociaux comme premiers relais d’information démontre un attachement à une communication participative et horizontale, refusant de miser sur le relais des mass-media, marqués par la verticalité. Les militants créent ainsi un site internet et une page Facebook, mais investissent principalement Twitter où on trouve de nombreux comptes se réclamant du mouvement.
Le compte @OccupyWallSt, créé en juillet 2011 et totalisant aujourd’hui près de 202 000 abonnés, met en avant ce récit : « Nous avons été l’étincelle d’une révolte globale quand nous avons annexé le Zuccotti Park en 2011. Parce que nous nous battons pour les gens. »[12]. En employant l’expression « les gens », le mouvement adopte un discours inscrit dans ce que Chantal Mouffe appelle le « populisme de gauche »[13]. Cette rhétorique évoquant une « révolte globale » affirme une volonté de toucher la « multitude », définie par Michael Hardt et Antonio Negri comme « un réseau qui traverse les nations et les continents »[14]
Occupy va vite dépasser Wall Street. Moins d’un mois après le début de l’occupation newyorkaise, le mouvement anticapitaliste prend une ampleur planétaire[15]. Occupy Central à Hong-Kong, Tokyo ou encore Occupy London, pour n’en citer que quelques-uns, traduisent le caractère déclinable de l’occupation initiée au parc Zuccotti. Par conséquent, « Occupy Wall Street » devient « Occupy », effaçant l’unicité d’un lieu, d’une ville ou d’un pays.
Occupy se construit ainsi rapidement comme un réseau transnational de militants[16]. Précédées par les révolutions arabes, et suivies par d’autres telles que le « mouvement des Indignés » en Espagne, ces initiatives partagent leur indignation face au « 1% » : ceux qui représentent le néolibéralisme, tant du côté des acteurs économiques que du pouvoir politique. Ce caractère international, intrinsèque à Occupy, rend le message des « 99% » plus audible, tant celui-ci semble partagé par une pluralité de cultures, de langues, de pays et de contextes politiques.
Des « 99% » majoritairement blancs et diplômés : la défaite partielle d’Occupy
L’universalisme revendiqué par Occupy Wall Street a pu être l’objet de critiques, notamment d’observateurs de gauche. Ainsi le philosophe slovène marxiste Slavoj Zizek met en garde lors d’un discours sur place contre la tendance du mouvement à rester autocentré[17]. L’intellectuel états-unien Thomas Frank affirme, lui, que la désorganisation de l’occupation a laissé la place aux éléments les plus diplômés, universitaires ou étudiants radicaux, rendant progressivement les analyses inaudibles pour le grand public[18].
Une étude menée par les organisateurs auprès de 5 006 interrogés révèle que 81,2% des manifestants s’identifiaient comme « blancs », 2,8 % comme d’origine « asiatique » et seulement 1,6% comme « afro-américains »[19]. Alors que les foyers afro-américains figurent parmi les victimes principales de la crise de 2008[20], leur représentation dans OWS semble mineure. Pour la journaliste Stacey Patton, leur absence peut s’expliquer par une forme de résignation face à l’avidité des géants boursiers qu’ils subissent depuis des dizaines d’années. La rédactrice du Washington Post conclut : « les combats les plus urgents [pour les noirs-américains] sont les luttes contre l’expulsion de locataires, les violences policières et la criminalité urbaine »[21].
Ainsi, même si Occupy souhaitait représenter l’ensemble de la société et non une fraction, et donner un aperçu de ce que devrait être un débat public démocratique, la réalité semble plus nuancée. L’exclusion de certaines catégories sociales n’est pas nécessairement intentionnelle, mais résulte plutôt d’une « intellectualisation » inconsciente des revendications, et d’un contexte socio-économique complexe favorisant le désengagement de certains.
Pour autant, la diversité des soutiens, l’ampleur mondiale du mouvement et la couverture médiatique large font du mouvement un excellent « cas d’école » pour toute organisation ou groupement souhaitant transformer des revendications marginalisées en une lutte inclusive, universelle et globale.
Allisson Haas, Hayson Challco, Antoine Guerreiro, Joseph Gotte (promotion 2018-2019)
[1] De l’anglais « The one thing we all have in common is that We Are The 99% that will no longer tolerate the greed and corruption of the 1%. », Descriptif du site OccupyWallSt.org, consulté le 14 novembre 2018
[2] EMERAN C. (2013), « Occupy, un mouvement social au XXIe siècle », Cités, p. 101-112
[3] BRAY M. (2013), Translating Anarchy: The Anarchism of Occupy Wall Street, Zero Books.
[4] DE VRIES-JORDAN H. (2014), « The Global Justice Movement and Occupy Wall Street: spillover, spillout, or coalescence? », Global Discourse, p. 182-202
[5] PLANK A. (2012), « Un monde en crise (1/4) : Occupy Wall Street » diffusée le 2 avril 2012 à 17h, France Culture.
[6] KOPF D. (2017), « Shocking statistics show how the Great Recession reshaped America for the poor », Quartz.
[7] GREENE B. (2011), « How ‘Occupy Wall Street’ Started and Spread », U.S. News.
[8] KAVADA A. (2015) « Creating the collective: social media, the Occupy Movement and its constitution as a collective actor », Information, Communication & Society, p. 872-886.
[9] Recherche menée sur Factiva, sur les articles de journaux et de magazines, entre le 10/09/2011 et le 10/09/2012, aux États-Unis, en anglais.
[10] Sondage mené auprès de 1 001 adultes, le 9 octobre 2011, commandé par Time Magazine, http://swampland.time.com/full-results-of-oct-9-10-2011-time-poll/, consulté le 28 novembre 2018.
[11] ADI A. (2015), « Occupy PR: an analysis of online media communications Occupy Wall Street and Occupy London », Public Relations Review, p. 508-514.
[12] De l’anglais « We sparked a global uprising when we annexed Zuccotti Park in 2011. Because we fight for the people. », twitter.com/occupywallst, consulté le 16 novembre 2018.
[13] MOUFFE C. (2018), Pour un populisme de gauche, Albin Michel.
[14] HARDT M. et NEGRI A. (2004) dans Multitude : Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, La Découverte.
[15] ADDLEY E. (2011), « Occupy movement: from local action to a global howl of protest », The Guardian.
[16] TARROW S. (2000), « La contestation transnationale », in, Cultures et conflits, n° 38-39, p. 187-223.
[17] « Slavoj Zizek at OWS, Oct 9, 2011 [Full Edition with English subtitles] », www.youtube.com/watch?v=vdwF3j1F2pg, consulté le 20 novembre 2018.
[18] FRANK T. (2013), « Occuper Wall Street, un mouvement tombé amoureux de lui-même », Le Monde diplomatique, N° 706, Janvier 2013, p. 4-5.
[19] CAPTAIN S. (2011), « Infographic: Who Is Occupy Wall Street? », www.fastcompany.com/1792056/occupy-wall-street-demographics-infographic, consulté le 22 novembre 2018.
[20] « Wealth Gaps Rise to Record Highs Between Whites, Blacks, Hispanics » (2011), Pew Research Center, http://www.pewsocialtrends.org/2011/07/26/wealth-gaps-rise-to-record-highs-between-whites-blacks-hispanics/, consulté le 28 novembre 2018.
[21] PATTON S. (2011), « Why blacks aren’t embracing Occupy Wall Street », The Washington Post.