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Prévenir la « radicalisation » des jeunes exposés à la propagande djihadiste : une analyse du cas français

Les termes de « propagande djihadiste » et de « radicalisation » se sont progressivement imposés dans les débats publics portant sur les menaces liées au terrorisme. La jeunesse française constitue une cible privilégiée des organisations qui produisent et promeuvent ces discours d’endoctrinement, particulièrement présentes sur les réseaux sociaux et de manière générale, sur Internet. Néanmoins, le profil type du « candidat au djihad » est complexe à établir pour les autorités et les associations. La démarche consistant à postuler l’existence d’un tel « profil » est d’ailleurs problématique en elle-même, comme le montrent les sociologues Laurent Bonelli et Fabien Carrié dans leur ouvrage La fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadistes français (Le Seuil, Septembre 2018). Elle peut contribuer à renforcer certains stéréotypes et légitimer de mauvaises réponses institutionnelles à un problème mal posé.

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Maxime Hauchard, Jonathan Geoffroy, Quentin Roy, Larossi Abballa, Abdel Malik Petitjean, Mickaël Dos Santos… Ces noms de jeunes « radicalisés » sont désormais connus du grand public. Mais hormis le fait qu’ils ont tous grandi en France, une analyse minutieuse de leur trajectoire biographique montre qu’ils n’ont en réalité que très peu de choses en commun. Cette diversité invite à déconstruire les clichés sur les personnes « radicalisées » une catégorie institutionnelle très englobante qui tend à les réduire à quelques traits saillants : originaires du Maghreb, issues des classes populaires, faiblement dotées en capital économique et culturel. S’il est dès lors très complexe de saisir les logiques à l’œuvre dans la réception et les usages de la « propagande djihadiste », il est tout aussi complexe pour les pouvoirs publics de produire des discours de prévention, à l’instar de la campagne « Stop Djihadisme ».

Une propagande ciblée ?

Comment les autorités françaises peuvent-elles « cibler » les groupes et individus à qui s’adresse la propagande d’un groupe comme Daesh, au vu de l’hétérogénéité des « profils » qui tombent dans leurs filets ? Nous savons qu’il s’agit principalement de jeunes, mais de quel milieu social sont-ils issus ? Où vivent-ils ? Quelle a été leur trajectoire scolaire ? Quelles sont leurs orientations en matière culturelle et religieuse ?

Dans leur rapport Radicalités engagées, radicalités révoltées, remis au Ministère de la justice en mars 2018, Laurent Bonelli et Fabien Carrié tentent de déconstruire les représentations de sens commun des jeunes « radicalisés » : des jeunes délinquants vivant dans la précarité, principalement issus de l’immigration[1]. Pour ce faire, ils ont étudié les dossiers ainsi que des entretiens de 133 jeunes poursuivis pour des affaires de terrorisme ou signalés par les services de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) pour « radicalisation ».

Cette enquête a permis d’établir deux types de comportements écartant ainsi les critères classiques de milieu social. Tout d’abord, les « révoltés ». Ces jeunes, proches de la délinquance, tiennent des propos provocateurs et inquiétants et font l’objet de poursuites pour apologie du terrorisme. Cependant, ils ne passent que très rarement à l’acte. Ensuite, le groupe des « engagés ». Leur « radicalisation » s’accompagne d’une marginalisation et d’une exclusion progressive de la société. On observe chez eux une adoption de codes propres au groupe auquel ils souhaitent adhérer, une obéissance à des règles établies par la charia (règles vestimentaires, alimentaires, etc.). Au sein de ce groupe des « engagés », on retrouve des jeunes prêts à rejoindre les rangs de Daesh en Syrie et/ou sur le point de mener à bien un projet d’attentat terroriste sur le sol français.

C’est le cas par exemple de Quentin Roy : issu d’une famille catholique, il se convertit à l’islam en 2013 et finit par dériver vers le radicalisme islamiste[2]. Sa mère Véronique raconte qu’il s’était coupé du monde. Cette radicalisation le conduit à rejoindre la Syrie en septembre 2014, et il finit par trouver la mort en Irak dans un attentat-suicide. Sa mère recevra sur WhatsApp le message suivant d’un des combattants : « Salaamalaikum, l’État bâti par le sang des martyres. Il est tombé martyre en terre du khalifat ».

Daesh, roi de la communication ?

Au fil des années, Daesh a montré une véritable maîtrise professionnelle de sa communication. De la création d’une agence de presse en passant par la production de films, le groupe terroriste a su se réapproprier les codes des grands groupes médiatiques et des agences de communication[3].

Dans Communicating Terror : an Analysis of ISIS Communication Strategy, Clara Pellerin montre que Daesh mobilise plusieurs supports et outils de diffusion dans sa stratégie de communication[4]. Les groupes djihadistes et islamistes communiquent autour de six thèmes principaux : le recrutement et l’appel au « djihad », l’information sur les activités militaires du groupe, la religion, les hommages aux soldats morts au combat qui sont érigés au rang de martyr, la communication qui s’adresse spécifiquement aux musulmans et enfin, la diffamation. Celle-ci se traduit par une volonté de discréditer les États occidentaux et de les ériger en un « autre maléfique ».

Cette stratégie de communication vise principalement Internet. Rachid Kassim a joué un rôle majeur dans l’implantation durable de la propagande numérique de Daesh dans la jeunesse française[5]. Sur Telegram, application mobile permettant d’échanger des messages chiffrés, le natif de Roanne (Loire) a ainsi pu influencer et guider des jeunes français radicalisés depuis la Syrie. Ces jeunes ne présentaient cependant pas de prédispositions particulières (culturelles, faiblesses psychologiques, etc.).

En août 2014, l’agence de presse Amaq voit le jour. Fondée par un ancien journaliste syrien, Rayan Machaal, elle sert principalement à l’État islamique à revendiquer des attentats au travers de la publication de communiqués et de dépêches, dans plusieurs langues. Bien qu’il s’agisse d’un outil de propagande à l’origine, cette agence est aujourd’hui considérée comme une source d’information décisive : lorsqu’une attaque est commise, les médias ont tendance à faire preuve de prudence et à utiliser le conditionnel lorsqu’ils évoquent l’implication de Daesh, et attendent la publication d’un communiqué officiel de la part de l’agence.

Selon Hasna Hussein[6], « la propagande de Daesh investit l’image de l’enfant comme la symbolique du renouveau et de l’âge d’or d’un nouveau monde ». En effet, Daesh met l’enfant au cœur de sa propagande. Dans de nombreuses vidéos, la figure de l’enfant est centrale : pleurant au milieu des ruines, maniant une arme dans le cadre de sa préparation pour devenir un combattant de l’État islamique. En mobilisant la figure de l’enfant, symbole de l’innocence, Daesh joue sur le registre compassionnel. C’est principalement sur ce registre que les recruteurs articulent leur stratégie auprès de leurs cibles.

Ces stratégies développées et mises en place par le groupe terroriste permettent à sa propagande de gagner en influence. Néanmoins, sont-elles suffisantes pour expliquer la circulation de ses discours ?

Une influence difficilement mesurable

Cette influence réputée grandissante est difficilement quantifiable. Comment en mesurer les effets sur le vocabulaire et la vision de la société des jeunes générations ? De plus, cette propagande de Daesh est un phénomène nouveau qui n’est étudié et traité par les médias que depuis une dizaine d’années : depuis 2010, près de 9 100 articles de presse ont été publiés sur Daesh d’après un calcul effectué sur la base Europresse. L’étude menée par Laurent Bonelli et Fabien Carrié est donc pionnière et ouvre la voie à des études scientifiques plus poussées pour analyser cette influence en lien avec les propriétés sociales des personnes auprès de qui elle semble avoir fonctionné.

D’autres rapports ont cherché à lever le flou qui entoure l’influence de la propagande djihadiste. Ainsi, le Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’Islam (CPDSI) établit en 2015 que sur les 400 parents ayant appelé l’association, un peu plus de la moitié vient des classes moyennes (59%) contre 11% des classes supérieures et 30% des classes populaires. L’étude montre qu’il n’existe aucune exclusivité en matière d’appartenance religieuse : 40% sont issus de familles athées, 40% de familles catholiques, 19% de familles musulmanes et 1% de familles de confession juive[7]. Ainsi, la radicalisation et l’influence de cette propagande djihadiste sont des phénomènes difficilement quantifiables du fait de leur spécificité, de l’absence de données officielles, de la contemporanéité du développement de Daesh. La recherche devrait être mobilisée pour viser une meilleure quantification de ce phénomène.

« Se radicaliser c’est détruire sa vie, sa famille et celle des autres : on a toujours le choix »

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Pour lutter contre la propagande djihadiste, l’État français ainsi que des organisations de la société civile ont mis en place un contre-discours, servant à déconstruire l’idéal proposé par Daesh. En avril 2014, le gouvernement Valls a mis en place un « numéro vert » dédié aux proches de personnes en cours de radicalisation. Depuis le lancement de cette plateforme, plus de 4 500 personnes ont été signalées[8].

En novembre 2016, Stop Djihadisme lance le site toujourslechoix.fr. Par le biais d’un web documentaire basé sur un jeu de rôle, l’internaute est invité à se mettre dans la peau d’un jeune confronté à une possible radicalisation. Cette campagne vise à la fois à faire de la prévention en montrant les stratagèmes dont font preuve les recruteurs pour attirer les jeunes, mais également à montrer, comme le titre de la campagne l’indique, que l’on a « toujours le choix ».

Néanmoins l’étude des « partants » montre qu’ils ne correspondent pas à des caractères psychologiques ou des profils sociaux prédisposés à être sous influence. Cela rend complexe le travail de prévention des pouvoirs publics. Or cette campagne repose sur la construction d’un éventail de « persona » relativement restreint, et l’on peut supposer par ailleurs que l’attention des destinataires de ces messages institutionnels risque d’être faible ou nul. On peut donc se demander si elle ne rate pas sa cible, ou plutôt ses cibles.

Pauline Béras, Manon De Lalande, Méryl Gamer et Ornella Gomis (promotion 2018-2019)


[1] BONELLI Laurent et CARRIÉ Fabien, Radicalité engagée, radicalités révoltées : enquête sur les jeunes suivis par la Protection Judiciaire de la Jeunesse, Ministère de la Justice, mars 2018. URL:http://www.justice.gouv.fr/la-garde-des-sceaux-10016/remise-du-rapport-radicalite-engagee-radicalites-revoltees-31441.html
[2] VIDALIE Anne, « Quentin Roy, vie et mort d’un converti au djihadisme », L’Express, 1 avril 2016. URL : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/quentin-roy-vie-et-mort-d-un-converti-au-djihadisme_1777853.html
[3] Ian Vidal, Agathe Bonamour, Alexandre Gavard, Mégane Tafforeau et Eric Quillier, “Daesh : les strategies du terrorisme ‘2.0.’”, Avril21, 20 octobre 2015. URL: http://avril21.eu/vues-d-ailleurs/daesh-les-strategies-du-terrorisme-2-0
[4] PELLERIN Clara, Communicating Terror: an Analysis of ISIS Communication Strategy, Sciences Po Paris, 2016. URL : https://www.sciencespo.fr/kuwait-program/wp-content/uploads/2018/05/KSP_Paper_Award_Spring_2016_PELLERIN_Clara.pdf
[5] ALONSO Pierre et LE DEVIN Willy, « Les flux furieux de Rachid Kassim », Libération, 16 septembre 2016. URL : https://www.liberation.fr/france/2016/09/16/les-flux-furieux-de-rachid-kassim_1499709
[6] HUSSEIN Hasna, « Les “lionceaux du califat” : analyse de la propagande djihadiste », Les Cahiers Dynamiques, 2017/2 (n°72), p. 42-47. URL : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-dynamiques-2017-2-page-42.htm
[7] LE BRETON David, « Jeunesse et djihadisme », Le Débat 2016/1 (n° 188), p. 119-130. https://www.cairn.info/revue-le-debat-2016-1-page-119.htm
[8] BOYRIE Ana, « Radicalisation : les appels vers le numéro vert “anti-jihad” en hausse de 45% », RTL, 27 avril 2016. URL : https://www.rtl.fr/actu/debats-societe/radicalisation-les-appels-vers-le-numero-vert-anti-jihad-en-hausse-de-45-7783008050