Le régime d’Apartheid en Afrique du Sud (1948-1991) est sans nul doute l’un des systèmes de ségrégation ethnico-raciale les plus implacables du XXe siècle. Au moyen d’un arsenal juridique particulièrement sophistiqué qui institutionnalise le « développement séparé des races », à commencer par le Population Registration Act de 1950, de nombreux groupes raciaux – Indiens, Métis et, surtout, Noirs – sont exploités, opprimés et progressivement concentrés dans des enclaves territoriales – les fameux « bantoustans » – au profit d’une classe blanche issue des différentes vagues de colonisation européenne. Toutefois, dès 1952 un mouvement de résistance s’organise et aboutit en 1955 à la signature par plus d’un million de personnes d’une « charte de la liberté » (Freedom Charter) exigeant la liberté des droits, l’abrogation de la ségrégation raciale et l’instauration d’un régime démocratique. La répression gouvernementale est sévère, comme le montre l’arrestation et le procès pour « haute trahison », très médiatisé, de 156 dirigeants de l’African National Congress (ANC) et d’organisations alliées. Contraints pour beaucoup à la clandestinité, l’emprisonnement ou l’exil, les militants anti-Apartheid vont chercher, en particulier après le massacre de Sharpeville en 1960, durant lequel la répression policière fait 69 morts du côté des manifestants noirs du township de Vereeniging, dans le Transvaal, des soutiens internationaux, y compris en France. Dans une logique comparable au « modèle du boomerang » développé par Margaret Keck et Kathryn Sikkink dans leur analyse des mobilisations transnationales[1], les médias deviennent l’une des arènes où se joue le combat contre le régime : alors que la presse afrikaner, appuyée par certains médias étrangers conservateurs, ne cachent pas leur hostilité à l’égard des mouvements de résistance qui menacent les privilèges des Blancs, une partie de la presse internationale se fait le relais des revendications anti-Apartheid et des campagnes pour des sanctions économiques et le boycott culturel et sportif du pays.
Le mouvement anti-apartheid ou le désir d’égalité
Dès le début du XIXe siècle, l’Afrique du Sud connaît de fortes rivalités entre les Khoïkhoïs ou les Bantous (les populations autochtones du pays), les descendants des colons franco-néerlandais (appelés les Boers) et les colons britanniques. Ces trois groupes s’opposent régulièrement : les populations africaines sont réduites à l’esclavage par les colons blancs jusqu’à la fin XIXe siècle avant que les Britanniques ne s’opposent aux Boers, provoquant l’émergence d’un nationalisme afrikaner hostile du Commonwealth. Se sentant lésés par la domination anglophone et craignant que les Noirs ne « submergent » le pays, les Boers cherchent à proclamer, à la fin de la Première Guerre mondiale, l’indépendance de l’Afrique du Sud, dont ils veulent affirmer l’identité afrikaner.
A cette époque, l’hostilité des Blancs à l’égard des populations dites « de couleur » est déjà forte. La ségrégation raciale était une réalité avant l’établissement du dominion britannique sud-africain. Dans ce contexte, le 8 janvier 1912 est créé le Congrès national indigène sud-africain (SAANC), devenu en 1923 l’ANC. Cette organisation est fondée dans le but de défendre les droits des populations métissées du pays et de les représenter. Mais les nationalistes boers réclament la mise en place d’un État ségrégationniste isolant chaque ethnie du pays, dans le but de lutter contre l’acculturation, c’est à dire l’intégration et l’influence de la culture des populations noires dans celle des Blancs. En 1948, à la faveur de la victoire surprise d’une alliance entre le Parti national et le Parti afrikaner, l’Apartheid devient officiel et entre rapidement en vigueur.
Cette politique est conduite alors même que dans le pays, les populations blanches sont en infériorité numérique évidente : près de quinze millions de non-Blancs sont gouvernés et opprimés par une minorité de 3,5 millions de Blancs[2]. Les arguments avancés par les défenseurs de l’Apartheid sont marqués par un racisme ouvertement assumé. Les Bantous sont qualifiés de peuple à la « mentalité primitive ». On souhaite alors délibérément discriminer les Noirs, simplement parce qu’ils sont considérés comme « arriérés », incapables, et pouvant nuire aux intérêts des populations blanches alors au pouvoir. Ceci se vérifie tant socialement que géographiquement et juridiquement : les différentes « races » du pays sont séparées dans des zones géographiques déterminées, ce qui empêchent les populations noires et les populations blanches d’entrer en contact.
Cependant, des révoltes commencent à apparaître. L’adoption de « la Charte de la liberté » en juin 1955 par un congrès réunissant diverses forces anti-Apartheid pose les bases de la revendication des populations noires. Par la suite, l’ANC cherche à renverser le pouvoir en place en cherchant à remettre en cause les dirigeants de l’époque, dont le Premier ministre Hendrik Verwoerd.
Une presse sous contrôle
L’Afrique du Sud se caractérise pendant l’Apartheid par l’omniprésence et le contrôle des médias sud-africains par le pouvoir. « La presse écrite commerciale connaissait les grandes divisions idéologiques correspondant aux clivages ethniques et linguistiques de la communauté blanche”[3] La négation des populations noires de la part des théoriciens de l’Apartheid est telle que ces derniers imposent, même dans la presse, une mainmise totale de la représentation blanche au détriment des populations noires, qui ne peuvent prétendre être représentées dans la presse sud-africaine. L’idéologie du pouvoir, contrôlée par le Parti national, est diffusée par le journal Cap Die Burger, considéré comme le porte-parole du parti et de l’idéologie ségrégationniste afrikaner. Toutefois, certains médias afrikaner, tels que Vrye Weekblad, publient des articles qui défendent des positions anti-Apartheid. Ce journal est en effet porteur d’idées libérales et soutient le dernier président blanc d’Afrique du Sud, Frederik de Klerk, qui entreprend les réformes constitutionnelles mettant fin à l’Apartheid.
Les moyens d’information et de communication des mouvements anti-Apartheid, sont très limités. Des centaines de lois contribuent à rendre la cause invisible en Afrique du Sud. Les rares affiches ou tract sont diffusés dans la presse anti-Apartheid, quand ces derniers ne sont pas tout simplement censurés. Les militants et les journalistes sont persécutés, et la parole de la résistance ne peut être rendue publique.
Le mouvement anti-apartheid, une lutte internationale ? Focus sur les médias français
Les mouvements anti-apartheid recherchent alors surtout un écho à l’échelle internationale, notamment dans les pays occidentaux. En effet, ces derniers espèrent obtenir l’approbation, sinon la sympathie des gouvernements les plus influents sur la scène internationale, afin que ceux-ci exercent des pressions sur le gouvernement sud-africain et permettent de ce fait l’affaiblissement du régime d’apartheid. Le modèle du « boomerang », développé par Margareth Keck et Kathryn Sikkink propose un schéma simplifié de ce phénomène. Ce modèle cherche à expliquer comment des groupes d’intérêt, dont la cause est bloquée au niveau domestique par leur État, font appel à des groupes d’intérêt étrangers, qui font pression sur leur propre État (ou des institutions internationales), lequel, par un effet boomerang, fait pression en retour sur l’État initial :
« Les réseaux transnationaux, écrivent les auteurs, multiplient les voix qui sont entendues dans les politiques internationales ou domestiques. Ces voix argumentent, persuadent, font des stratégies, documentent, font du lobbying, des pressions, et déposent des plaintes. La multiplication des voix est imparfaite et sélective – pour une voix amplifiée, de nombreuses sont ignorées – mais dans un monde où les voix des Etats ont prédominé, les réseaux ouvrent des canaux pour apporter des visions et informations alternatives dans le débat international »[4].
On peut observer l’un des effets de cette stratégie de boomerang du mouvement anti-Aparteid dans la presse française. De nombreux journaux de référence, tels que le quotidien Le Monde, affichent peu à peu un positionnement favorable aux revendications du mouvement. Ce journal publie en effet, entre 1985 et 1990, de nombreux articles relayant les actions des mouvements anti-apartheid tel que la manifestation contre la participation d’une équipe d’Afrique du Sud lors du tournoi de tennis de Roland Garros en 1988[5]. Par ailleurs, ce même journal dénonce les actions du régime sud-africain en titrant le 27 février 1988 : “AFRIQUE DU SUD : malgré les condamnations internationales Pretoria poursuit son offensive contre le mouvement anti-apartheid”[6]. Le Monde est alors l’un des journaux qui relaie les positions des militants contre le régime de l’Apartheid. C’est également le cas du Monde diplomatique, qui dénonce la politique ségrégationniste du régime, l’immobilisme du président Botha et l’incapacité de l’élite dirigeante à s’engager sur la voie d’une transition démocratique[7].
Dans l’espace partisan et associatif, les premiers et principaux soutiens du mouvement de lutte contre l’Apartheid se situent à gauche avec le PCF (Parti Communiste Français), l’association humanitaire Amnesty International, le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement et enfin, des groupes trotskystes. Le PCF, à travers ses différents organes de presse, s’exprime régulièrement sur le sujet via la parution d’articles et d’analyses et se fait le relais des opinions de l’ANC notamment, à l’occasion de la Fête de l’Humanité.
L’Afrique du Sud post-apartheid : un renforcement du pluralisme médiatique ?
Dans l’Afrique du Sud post-apartheid, à partir de 1991, le paysage médiatique est davantage pluraliste, mais également plus soumis aux logiques commerciales, comme le montrent Les Witzer et Mohamed Adhikari dans leur étude sur la presse de résistance anti-apartheid, dont une partie se convertit après la transition au nouveau consensus libéral-démocratique[8].
Le contraste entre les années 1980 durant laquelle l’Apartheid était moribond et où « il y avait plus de 100 lois pour restreindre la presse », et la période actuelle où le régime sud-africain est officiellement une démocratie, est saisissant. C’est réellement en 1994 avec la mise en place d’une « loi portant création de l’Office indépendant de Radiodiffusion et de Télévision », et censée « veiller à ce que tous les Sud-africains bénéficient de services de radio et de télévision plus équitables et de meilleure qualité, sans parti pris injustifié ni intervention intempestive à caractère répressif du gouvernement », que le pluralisme des médias s’est vraiment affirmé, faisant de l’Afrique du Sud, le 44e pays sur 131 à respecter la liberté de la presse, selon un classement de Reporter sans frontières de 2006[9]
Si ce pluralisme a pu être mis en application, c’est aussi parce que l’Afrique du Sud a officiellement rompu avec son passé ségrégationniste. Le pays demeure toutefois l’un des plus inégalitaires au monde[10]. Ainsi à défaut d’une transformation profonde de ses infrastructures sociales et économiques, s’est opérée une recomposition des superstructures idéologiques de la société sud-africaine. Une partie des populations noires ont pu émerger dans les décisions étatiques du pays, dans le capital des entreprises et a fortiori dans les médias nationaux. De fait, ce n’est pas seulement à une « libéralisation » interne du pays à laquelle on assiste, mais également au passage d’un contrôle entièrement blanc à un contrôle blanc et noir, ouvert à des intérêts locaux et étrangers : cela signifie une ouverture internationale du pays… par le haut de la pyramide sociale[11].
Julie Andreani, Aliou Ba, Alexandre Adam et Alexandre Abreu (promotion 2018-2019)
[1] KECK M. E., SIKKINK K., Activists beyond borders. Advocacy Networks in International Politics, Cornell University Press, Ithaca and London, 1998.
[2] Gassama Makhily, « De l’apartheid ou Propos sur les tigres du Bengale », Présence Africaine, 1969/4 (N° 72), p. 160-170.
[3] Herman Wasserman, traduction de Laurent Chauvet, de Vincent Darracq et et Aurelia Wa Kabwe-Segatti, “Les médias afrikaans après l’apartheid : un héritage encombrant ?”, Politique africaine 2006/3 (N° 103), pages 61 à 80.
[4]. KECK M. E., SIKKINK K., Activists beyond borders… Op. Cit.
[5] GIRAUDO ALAIN, “TENNIS : les Internationaux de France Roland-Garros atteint par l’apartheid”, Le Monde, 30 mai 1988.
[6] “AFRIQUE DU SUD : malgré les condamnations internationales Pretoria poursuit son offensive contre le mouvement anti-apartheid”, Le Monde, 27 février 1988.
[7] Sarre Georges, “Radicalisation en Afrique du Sud”, Le Monde diplomatique, 1er mai 1988
[8] Switzer L., Adhikari M. (eds.), South Africa’s Resistance Press. Alternative Voices in the Last Generation under Apartheid, Ohio University Center for International Studies, USA, 2000.
[9] Joannidis Marie, “Afrique du Sud : La presse reflète enfin la diversité culturelle et raciale”, Africultures 2007/2 (n° 71), pages 98 à 99.
[10] http://afrique.le360.ma/autres-pays/economie/2016/10/05/6202-top-5-des-pays-les-plus-inegalitaires-en-afrique-6202
[11] Wagner A.-C., Les classes sociales dans la mondialisation, Paris, La Découverte, Coll. Repères, 2007.