En 1965, les troupes américaines sont massivement déployées au Vietnam pour faire face à la crise opposant le nord du pays, soutenu par l’URSS, et les nationalistes du sud, soutenu par les Américains. L’envoi des troupes au sol est décidé par le président américain Lyndon B. Johnson. Ce dernier mène une politique offensive entre 1965 et 1968, provoquant un enlisement du conflit et inaugurant une nouvelle phase de la Guerre froide. Aux Etats-Unis, d’importantes contestations à la guerre voient le jour, dénonçant la violence dont sont victimes la population civile vietnamienne et les soldats américains mobilisés. Les contestations pacifistes n’émergent pas immédiatement après l’entrée en guerre mais plus tardivement, dans la deuxième moitié des années 1960. Qu’est ce qui explique cette prise de conscience et comment se sont constitués les mouvements contre la guerre du Vietnam? La thèse dominante a longtemps été celle du rôle clé des médias américains, qui auraient dévoilé au public les horreurs du conflit. Pourtant, ce rôle fut, on va le voir, beaucoup plus ambivalent. Au début, les médias américains subissaient la censure de Washington et de l’armée. Mais dans un second temps, les journalistes vont prendre conscience de la réalité sur le terrain et changer la tonalité de leurs articles. En parallèle, de nombreux titres de presse vont émerger aux Etats-Unis afin de contester et d’organiser les mouvements contestataires contre la guerre.
Les mouvements antiguerre : répertoire d’action et médiatisation
Les premières contestations contre la guerre du Vietnam émanent des milieux universitaires et notamment de l’université du Michigan qui fonde en 1964 la SDS (student for a democratic society). Il s’agit d’une organisation étudiante qui représente le courant politique de la nouvelle gauche (New left) apparue dans les années 1960. Formée par les « baby-boomers », elle se veut en rupture avec les idées conservatrices et traditionnelles du gouvernement américain, dénonçant son idéologie impérialiste et capitaliste. Parmi les organisations les plus importantes, on trouve également le MOBE (mobilisation committee to end the war in Vietnam), une coalition de différents groupes d’activistes mobilisés contre la guerre du Vietnam. Mais également le SANE (Committee for a sane Nuclear Policy) qui regroupait les militants pacifistes et antinucléaires.
Si, dans un premier temps, ces mouvements sont constitués principalement d’étudiants, l’enlisement dans le conflit et la médiatisation croissante qui diffuse de plus en plus d’images de la guerre favorise l’implication d’autres fractions de la population. Ainsi, pour la première fois, le Parti Communiste s’affiche ouvertement dans des manifestations sous ses propres banderoles, mais également des hippies, symboles de la contre-culture naissante. Plus tardivement, Martin Luther King donnera un sermon en avril 1967 intitulé « Pourquoi je suis opposé à la Guerre du Vietnam », où il explique les raisons de son désaccord et pourquoi il faut lutter contre cette guerre. Les militants afro-américains se joignent ainsi aux mouvements antiguerres en raison notamment de la forte mobilisation des Noirs américains dans l’armée : issus de la population la plus pauvre et la moins éduquée, ils représentent 31% des effectifs. Il faut également souligner le rôle important des femmes et notamment des étudiantes[1].
Les organisations militantes antiguerres ont recours à un répertoire d’actions très varié pour faire entendre leur voix. Parmi ces actions certaines sont empruntées à des mouvements existants et d’autres voient le jour, comme les teach-in. Organisés dans les universités (le premier eu lieu à l’université du Michigan au mois de mars 1965), il s’agit de véritables cours organisés de manière informelle, ou des professeurs militants viennent dispenser un enseignement principalement tourné vers l’action. Des discussions et des débats peuvent également avoir lieu entre les participants. L’autre moyen d’action emprunté notamment aux militants pour les droits civiques des Noirs américains est la marche[2]. De nombreuses marches sont organisées durant la guerre, rassemblant et mobilisant des masses variables de citoyens. La plus célèbre est la marche sur le Pentagone le 21 octobre 1967 à l’initiative du MOBE. Elle rassemble plus de 100 000 personnes, des militants de tous les bords (hippies, étudiants, intellectuels, partisans d’action violente/non violente…) au départ du Lincoln Memorial jusqu’au Pentagone.
Diverses « actions chocs » sont également menées par les militants principalement issus du SDS. Comme l’indique Bernadette Rigal-Cellar dans son ouvrage La guerre du Vietnam et la société américaine[3], les mouvements militants vont finir par avoir recours à une « stratégie théâtrale » par le biais d’une surenchère d’actions « chocs » afin de mobiliser l’opinion publique, mais aussi et surtout le gouvernement. Cette stratégie s’inscrit dans un « jeu médiatique » : les militants doivent user du registre sensationnel et redoubler d’inventivité pour s’attirer une couverture médiatique maximale. Aux slogans provocateurs viennent s’ajouter des profanations du drapeau américain brulé comme les draft cards (les cartes de conscriptions des jeunes mobilisés) sous l’œil des caméras. Plus original encore, une « recette maison» du napalm fut ironiquement publiée dans la revue Ramparts pour critiquer l’usage d’arme chimique au Vietnam. Quel fut l’impact de ces protestations dans le conflit au Vietnam et sur la société américaine ? La question reste ouverte dans la mesure ou, comme l’indique le sociologue Todd Gitlin[4] les militants de la SDS finirent par s’essouffler et les médias par ne plus s’y intéresser.
Du consensus entre les médias et le gouvernement à une progressive « libéralisation » du système médiatique
Dans l’esprit de nombreux Américains, après avoir dépassé la censure et en montrant la réalité de l’enlisement de la guerre, les médias auraient permis d’entrainer le mouvement contestataire contre cette guerre, les journalistes jouant alors un rôle de dénonciateurs. Cette thèse a subi une double critique. La première considère que les médias dominants ont servi d’instrument de propagande au service du gouvernement. La deuxième souligne à l’inverse le rôle secondaire des médias dans l’émergence des protestations et la fin de la guerre.
Dans La fabrication du consentement[5], ouvrage consacré au traitement de l’information par les médias de masse américains, les chercheurs Noam Chomsky et Edward Herman tentent de démontrer comment les médias dominants, servent l’idéologie des élites au pouvoir en filtrant l’information à travers une grille de lecture systématique qu’ils qualifient de « modèle de propagande ». A travers cette analyse, Chomsky et Herman dénoncent la version livrée par les médias de certains évènements politiques et historiques et notamment de la guerre du Vietnam. Ils expriment ainsi l’idée que les médias forment un consensus avec la politique américaine d’endiguement du communisme et tendent ainsi à minimiser les exactions commises par l’armée américaine sur les populations civiles. Ainsi, les informations consacrées à la guerre, retransmises à la télévision (qui constitue à l’époque le principal média d’information pour les Américains), veillent à montrer des images aseptisées de la guerre dans lesquelles la violence et la brutalité ne sont pas représentées.
Dans son ouvrage The « Uncensored War » : the media and the Vietnam [6] le chercheur et spécialiste en communication et médias d’information Daniel C. Hallin s’est attelé quelques dix années après la fin du conflit, à déconstruire les théories média-centrée qui prévalaient du côté du gouvernement américain comme dans les critiques de la propagande médiatique. Ces théories tendaient en effet à considérer les médias comme ayant joué un rôle déterminant dans l’entrée en guerre ou la défaite américaine au Vietnam. Il tente donc à travers une étude des reportages du New-York Times entre 1961 et 1975 et des images retransmises à la télévision américaine de 1965 à 1973 de déconstruire ce mythe. Il montre ainsi comment jusqu’à la fin des années 1960, les médias se sont principalement rangés du côté du gouvernement en livrant une information factuelle sans jamais critiquer la politique du gouvernement, légitimant ainsi l’idéologie et l’interventionnisme américain face au « péril rouge ». Hallin ne nie pas toute implication de la presse dans la dénonciation de la politique américaine au Vietnam. Cependant, selon lui, l’origine des contestations qui vont mettre un terme à l’intervention américaine relève plus d’une incapacité du gouvernement à trouver une issue au conflit qui s’inscrit plus généralement dans une crise du système et des institutions politiques américaines, auxquelles viennent se greffer des protestations sociales telles que celles pour les droits civiques.
Symptomatique de cette crise, les affaires qui vont éclater sous le mandat de Nixon telles que les Pentagone papers (1971) puis le scandale du Watergate (1972-1974) viennent alimenter les contestations et confirment la thèse de Hallin divulguant les secrets et les mensonges du gouvernement américain à propos de la guerre du Vietnam et l’impasse politique dans laquelle se trouve le gouvernement. Contrairement aux versions les plus conservatrices, la presse ne favorisa pas les contestations contre la guerre, au contraire, ce sont ces contestations elles-mêmes qui suscitèrent l’intérêt de la presse qui par la suite les accompagna. Finalement, les médias dans la couverture de la guerre du Vietnam n’ont finalement fait que rapporter les « faits » disponibles et par conséquent les versions officielles tronquées du gouvernement ou de sources alternatives d’information. En somme, ce n’est seulement lorsque les indécisions du gouvernement se manifestèrent publiquement que la presse commença à s’y intéresser. Plus qu’une simple analyse socio-historique, le travail de Hallin nous permet de nous interroger quant à l’évolution du travail journalistique notamment dans sa quête d’objectivité.
Ces réflexions apportent une compréhension plus fine du rôle des médias lors des conflits armés. Jamais entièrement « responsables » ou « victimes » de la guerre, les organisations médiatiques sont pris dans des logiques politiques, économiques culturelles qui dépassent la seule volonté de journalistes toujours co-producteurs de l’information.
Imane Kadi, Panji Ksatriyawisesa, Maeva Laronce, Laurine Leang, Mickael Legot, Maxime Leynaud (promotion 2017-2018)
[1] Boudet-Brugal, Alexandra, « Etudiantes américaines, militantisme et guerre du Vietnam : guerre, paix et ‘genre’ dans les années 1960 », Amnis, 8, 2008.
[2] Debouzy, Marianne, Les marches de protestations aux Etats-Unis (XIXe-XXe siècles), Le Mouvement Social, 1, 2003.
[3] Rigal-Cellar, Bernadette, La guerre du Vietnam et la société américaine, 8.Le mouvement pour la paix, 73-77, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux,1991.
[4] Gitlin, Todd, The Whole World Is Watching : Mass Media in the Making and Unmaking of the New Left, University of California Press, 1980, réed. 2003.
[5] Chomsky Noam, Herman Edward, La fabrication du consentement : de la propagande médiatique en démocratie, Marseille, Agone, 2008.
[6] Daniel C.Hallin, The Uncensored War, Berkeley and Los Angeles: University of California Press, 1989.