Depuis les années quatre-vingt-dix, un nombre croissant d’organisations non-gouvernementales (ONG) et d’associations tentent de défendre leurs revendications et leurs causes en essayant directement d’influencer les personnes et les institutions publiques détentrices de pouvoir. Cette pratique, appelée « plaidoyer » (advocacy en anglais), se distinguerait des techniques d’influences des entreprises privées qu’est le lobby en raison de sa nature. Historiquement, il semble que l’octroi d’un statut consultatif des Organisations non-gouvernementales (ONG) au sein du Conseil économique et social des Nations Unies et la remise du prix Nobel de la paix en 1997 à une coalition de six associations pour leur engagement pour la ratification de la convention sur l’interdiction des mines anti-personnelles, soient à l’origine du développement du plaidoyer par la société civile, ONG et autres associations. Ce sujet est traité dans le numéro 37 de la revue Critique Internationale “Politiques du plaidoyer”, publié en 2015, et issu d’un congrès organisé en 2013 intitulé “Plaidoyers et advocates”. Dirigé par Etienne Ollion et Johanna Siméant, le dossier composé de six articles, tente d’analyser les conséquences de l’immixtion de la société civile dans les sphères du pouvoir politique, lieu où sont prises les décisions. Cette entrée dans la sphère politique fait l’objet d’un rejet récurrent d’une partie des militants, acteurs de la société civile, qui se méfient de l’adoption de ces méthodes, voire dans certains cas, de la professionnalisation du plaidoyer. Cette méfiance ne s’explique pas seulement par la proximité du plaidoyer avec le lobbying, mais en raison des conséquences que pourrait avoir – sur les organisations militantes elles-mêmes – son interaction avec la “sphère des décideurs”.
En effet, si le plaidoyer est utilisé pour défendre des causes désintéressées, il s’inscrit également dans une logique d’influence et c’est par cette dimension qu’il diviserait puisque pour influencer “la sphère des décideurs”, la société civile doit s’en approcher et en adopter ses codes. Ainsi, ces acteurs qui, traditionnellement, se tiennent aux marges de cette sphère en passant par exemple par un répertoire d’actions plus subversif, encourraient le risque de subir l’influence des décideurs au point d’en être étouffés et contraints de se “déradicaliser”, abandonnant ainsi l’idée de défendre une partie de leur revendications. L’enjeu du dossier est donc non seulement d’apporter une piste de réponse au débat initié par cette interaction mais également d’amener une réflexion analytique sur les conséquences réelles du plaidoyer.
À cette fin, et à travers des études de terrain, souvent menées selon des approches ethnographiques, le dossier se positionne entre deux courants qui empruntent au domaine des sciences politiques et à l’étude des relations internationales : d’un côté, les constructivistes qui affirment que si la sphère des décideurs tend à définir les comportements et les intérêts des acteurs, la société civile peut également altérer la structure du pouvoir par ses agissements. Dans ce cas, l’influence aurait donc une double trajectoire. A l’inverse, les post-marxistes soutiennent l’idée que la force de la sphère des décideurs est trop importante pour que la société civile puisse l’influencer en retour. En revanche la société civile, en entrant dans la sphère de pouvoir, subirait bien, quant à elle, l’influence des acteurs institutionnels.
Dans l’article intitulé “Des mobilisations discrètes : sur le plaidoyer et quelques transformations de l’action collective contemporaine”, Étienne Ollion cherche à définir le plaidoyer et à le différencier du lobbying en menant une enquête ethnographique au sein d’une association bruxelloise constituée de plaideurs professionnels. Il examine, en premier lieu, les points communs et les différences existantes entre plaideurs et lobbyistes. Il estime que le plaideur se distingue du lobbyiste par la volonté même de se démarquer du lobbyiste et par la cause défendue et par de moindres ressources financières et logistiques, comparées à celles des entreprises privées.
Une fois le plaidoyer défini, le dossier se consacre à analyser les conséquences que peut avoir cette pratique sur les représentants de la société civile et sur leurs revendications.
Ainsi, Hélène Baillot[1] montre, dans son article, intitulé “La carrière du plaidoyer au sein du Jubilé USA : controverses et (re)définition des “bonnes pratiques” militantes”, et consacré à la coalition Jubilé USA, comment les membres du pôle législatif de cette coalition, chargés de plaider auprès des décideurs politiques et plaideurs professionnels, s’autocensurent et euphémisent les revendications de leur cause. Ce comportement va d’ailleurs intensifier les tensions avec d’autres membres de la coalition qui préfèrent, eux, défendre leur cause de façon plus contestataire. Ces derniers vont alors, à leur tour, faire du plaidoyer auprès des décideurs politiques et obtiendront gain de cause. A travers cet exemple, l’auteur explique que les contours de ce que seraient les “bonnes pratiques” de plaidoyer se redessinent.
À leur tour, dans l’article « La “cause” de la justice de transition dans le Burundi de l’après-conflit », Juliana Lima[2] et Sara Dezalay[3] révèlent les limites d’un plaidoyer qui ne peut se développer correctement et qui demeure écarté de la prise des décisions finales. A travers l’étude qualitative du Groupe de Réflexion (GR)[4], collectif d’une soixantaine d’organisations de la société civile locale et internationale au Burundi, les auteures constatent que l’action collective est fortement affectée par une double contrainte : une contrainte politique au niveau local et une contrainte émanant d’acteurs internationaux qui imposent leurs propres pratiques, considérées comme conformes aux prescriptions d’usage dans le monde du plaidoyer. En effet, les auteures mettent en évidence le fait que la société civile subit les pressions et les réprimandes du gouvernement burundais. Assimilée à l’opposition, la société civile voit son pouvoir d’action très amenuisé. Au niveau international, l’arrivée d’ONG sur le terrain a favorisé l’entrée de nouveaux financements mais en contrepartie, les organisations locales doivent accepter de jouer un rôle infime en se pliant au cadre conforme aux prescriptions internationales. Il y a un rapport donnant-donnant : les bailleurs apportent des capitaux en échange d’actions conformes à leurs attentes. Les auteures montrent également que les acteurs de la société civile locale perçoivent le GR comme un lieu d’apprentissage de savoirs et de pratiques internationales, et comme un impératif pour leur carrière. Or le formatage des discours et des pratiques par l’international et la dynamique d’accommodements réciproques qui découlent des contraintes locales et internationales affectent la professionnalisation des acteurs locaux et conduisent la société civile à se dépolitiser et donc à jouer un rôle minime dans la cause de la justice transitionnelle.
Enfin, dans l’article “Défense et promotion des “droits des paysans” aux Nations unies: une appropriation oblique de l’advocacy par la Via Campesina”, Delphine Thivet démontre, à travers une étude qualitative du mouvement social Via Campesina, qu’il existe une double dimension du plaidoyer : une volonté des militants de se démarquer des techniques classiques d’influence, comme le lobbying, et la nécessité malgré tout d’utiliser ces techniques pour être entendus. Ainsi, les militants avancent avec des asymétries structurelles, des désaccords stratégiques internes, des infiltrations d’acteurs sociaux, alors que dans le même temps ils parviennent pour la première fois à faire entrer sur la scène onusienne la cause des “droits paysans”. Les acteurs de ce mouvement social, au départ éloignés et méfiants à l’égard de la sphère dite « du pouvoir », sont obligés pour faire entendre et faire peser leur voix d’emprunter leurs techniques d’influence, comme le lobbying. Ces tensions internes naissent entre deux groupes, ceux qui considèrent comme une nécessité de travailler avec la “sphère du pouvoir” pour pérenniser leur parole et ceux qui refusent catégoriquement cette position puisqu’elle censure la parole légitime des militants. Cette double articulation, entre contraintes et opportunités, expliquée par l’auteure apporte une autre dimension à la définition du plaidoyer dans le dossier. En effet, ce qui ressort des précédents articles, c’est la question de l’influence entre les différents acteurs de la société et le flou que ces influences réciproques génèrent autour de la définition du plaidoyer. L’auteure de cet article apporte certainement la définition la plus transversale de ce qu’est le plaidoyer, soit une forme de « subversion feutrée ». Le plaidoyer naîtrait d’une volonté de donner une voix à la société civile, comme nous l’avons vu dans les articles précédents. Autrement dit, il s’agit de donner une portée à des revendications subversives afin de bouleverser « l’ordre établi » par la sphère du pouvoir. Sphère du pouvoir qui doit, paradoxalement, accepter ces revendications pour qu’elles soient écoutées. Delphine Thivet, relève ici tout le paradoxe du plaidoyer et appuie sur le point qui crée autant de flou autour de sa définition et de son acceptation. Ainsi le plaidoyer, bien que né d’une action collective à caractère subversif, serait une forme d’action lissée pour les convenances de ceux qui ont la décision : la sphère du pouvoir.
Si les articles précédents mettent en avant des cas dans lesquels la société civile finit par adopter les codes de la sphère de pouvoir, Sylvain Laurens[5] nous révèle, lui, dans « Astroturfs et ONG de consommateurs téléguidées à Bruxelles. Quand le business se crée une légitimité “par en bas” », que des cas inverses existent également. En effet, la sphère de pouvoir, et plus particulièrement ses composantes privées, peut avoir une logique analogue à celle adoptée par les ONG, en menant des actions empruntées à la société civile, dans le but d’influencer progressivement sa cible, l’opinion publique, et d’obtenir son soutien. Cela passe notamment par les “astroturfs”, qui sont de pseudos ONG organisant de faux événements et manifestations, conçues dans le but de légitimer la position des groupes privés qui en sont à l’origine. Il est intéressant de traiter cet article en dernier lieu puisque les astroturfs semblent être créés en contrepoids d’une société civile qui bénéficie d’un appui “citoyen” et “désintéressé” jugé par le secteur privé comme particulièrement efficace pour influencer les décideurs.
L’un des principaux intérêts de la démarche réside dans l’aspect concret des enquêtes de terrain, qui nous donnent à voir une large variété de zones géographiques et d’acteurs. Finalement, le plaidoyer n’est pas réellement une forme nouvelle et particulièrement efficace de défense des intérêts, et les défenseurs de ces mêmes intérêts (à savoir les plaideurs) ne sont pas exclusivement des ONG transnationales. Toutefois, on regrette une certaine dispersion. Ainsi, plutôt que d’aborder toutes les problématiques, on aurait aimé que certaines soient plus approfondies : c’est le cas, par exemple, des processus de professionnalisation et de déradicalisation des plaideurs.
Enfin, à trop s’identifier à « une approche révisionniste », y compris dans les formes d’action des plaideurs, les auteurs écartent l’un des éléments essentiels qui définit les plaideurs : cette volonté de sensibiliser l’opinion publique, et leur position face à cette opinion publique. En effet, l’opinion publique est, bien que mentionnée, l’une des grandes absentes de ce dossier. Pourtant, nombreuses sont les associations, les ONG, les mouvements sociaux qui, dans leur répertoire d’actions, visent l’opinion publique afin d’influencer par la suite les institutions publiques, se traduisant par l’emploi de pratiques plus transparentes et médiatisées.
Ainsi, deux dimensions du plaidoyer coexistent: l’une plus discrète, celle principalement abordée dans ce dossier, et l’autre ayant une portée publique qui mériterait d’être davantage approfondie. Cette dualité pourrait constituer une part importante de l’étude sur la distinction entre le plaidoyer et le lobbyisme, mis en avant dans le premier article du dossier. En effet, le plaidoyer et le lobbyisme ne se ressemblent ni ne s’opposent puisque comme le montre ce dossier ils se confondent parfois dans leur formes d’action. Il aurait, donc été intéressant d’étudier les formes d’argumentation au regard des formes d’actions pour mieux définir les contours de ces pratiques.
Mathilde Armien, Emeric Fiar, Marion Pericaud, Eric Quillier, Claudia Rossi, Ian Vidal
[1] Doctorante en science politique à l’université Paris I – Panthéon – Sorbonne (Centre européen de sociologie et de science politique – CESSP)
[2] Doctorante au centre de recherches politique de la Sorbonne / Centre européen de sociologie et de science politique (CRPS/ESSP) de l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne et ATER à l’IEP de Paris
[3] Research fellow au Cluster of Excellence The Formation of Normative Orders, Goethe Universität (Francfort)
[4]Collectif créé dans la cadre de l’accord d’Arusha signé en 2000
[5] Maître de conférences à l’EHESS (Centre Georg Simmel)