Lorsque l’on s’égare dans les petites rues de Cambridge, on se retrouve bien vite dans un dédale de vieilles pierres, battant frénétiquement le pavé humide dans l’espoir d’apercevoir enfin un objet familier. C’est peine perdue. La ville tout entière n’est qu’un défilé de façades gothiques entrecoupées de pubs aux allures d’auberges d’un autre temps.
Et pourtant, si l’on poursuit notre route sur St Andrew en direction du fleuve, on croise une église qui ne manquera pas de retenir notre attention. C’est la « round church » dont la particularité (comme son nom l’indique) est d’avoir une forme ronde qui lui donne une silhouette ventrue presque débonnaire. A droite du clocher, on aperçoit une étroite ruelle dont émane toujours, à la nuit tombée, une sourde rumeur où s’entremêlent chuchotements et éclats de voix. C’est qu’elle mène à une arrière cour tant imposante qu’insoupçonnable, qui abrite la prestigieuse Union Society de l’université de Cambridge. Il s’agit d’un bâtiment en briques rouges délavé par les années, dont la silhouette évoque un sentiment confus ; on est à la fois enthousiasmé par son charme ancien et décontenancé par son air sévère.
La Cambridge Union Society, plus familièrement appelée l’Union par ses membres, est un élément central de l’effervescence intellectuelle de la ville. Elle a vocation à promouvoir la liberté de parole et l’art du débat sur tous sujets, sans interdits, au travers de discussions ouvertes animées par des journalistes reconnus, faisant appel à l’expertise d’acteurs de premier plan invités en fonction des thèmes. Hommes politiques d’Angleterre et d’ailleurs, stars de cinéma ou dirigeants de multinationales prestigieuses, tous se relayent au fil des ans pour honorer la réputation de ce club de gentlemen. Plus importante société de Cambridge, elle est aussi celle qui a vu défiler le plus de personnalités depuis sa création en 1815. L’économiste John Maynard Keynes en a été le président. Le premier ministre Winston Churchill ou encore le président Roosevelt y ont été de passage.
C’est un ami français, rencontré à une soirée de la French Society de l’université de Cambridge, qui m’a fait découvrir le lieu, puis m’a invité à devenir membre du club. En y pénétrant pour la première fois, je me souviens avoir été surpris de découvrir que cette bâtisse austère abritait un intérieur cosy et chaleureux. Le bar avec ses canapés Chesterfiled aux cuirs déteints, les lustres au plafond qui s’époumonent dans un halo blafard, et la salle de l’étage où se déroulent d’interminables parties de snooker sont autant d’indices qui prouvent que si l’on est bien en dehors du temps, on n’en est pas moins chez soi. Les séances de la société se déroulent au soir des jeudis et sont réservées aux membres.
C’est là que le club dévoile toute la splendeur qu’il conserve d’ordinaire jalousement à l’abri des regards. Les portes de la grande entrée s’écartent, offrant l’accès à la salle de débat. Sous un plafond immense, des rangées de bancs s’étendent de part et d’autre d’un trône où siège le président. La séance démarre. Des motions sont discutées et votées par les membres, dont certains arborent encore le smoking, traditionnellement obligatoire lors des soirées de la société. Puis vient le moment du débat, long et passionné, souvent tumultueux, qui ne nous laissera jamais indifférents. Par la suite, les « speakers » et les membres qui le souhaitent se retirent vers le bar, où ils pourront poursuivre leurs conversations autour d’un scotch, parfois agrémenté d’un cigare.
De retour à l’extérieur sous une pluie fine qui transperce cette brume désinvolte et persistante des nuits anglaises, on se plaît à contempler une dernière fois l’édifice. Plongée dans l’obscurité, la demeure se prêterait à merveille à un conte fantastique de Maupassant, et on se prend à s’évader dans un imaginaire où le passé se mêle au mystère. Figé dans l’abîme pénétrant de l’intemporel, le lieu est une maison hantée qui se nourrit de la jeunesse et offre en retour l’ivresse à ses membres. Des générations d’étudiants passionnés et enthousiastes lui ont transmis une âme dont elle ne peut se défaire, et nul doute qu’à l’avenir son attrait fatal ne saurait s’estomper, tant qu’il y aura à Cambridge quelques esprits avides à captiver.
Xavier Leray
Correspondant Erasmus à Anglia Ruskin University, Cambridge, UK