Une fois n’est pas coutume, la polémique qui enfle dans l’hexagone cette semaine concerne de nouveau le port d’un foulard. Bien loin cependant des sujets sociétaux qui ont pris l’habitude d’attiser le(s) débat(s) sur la laïcité, celle-ci concerne directement l’actualité militaire au Mali. Rappel des faits.
Alors empêtrée dans un conflit armé, se superposant à une prise d’otage au bilan humain d’ores et déjà assombri, l’armée française semblait depuis la mi-janvier pâtir de l’inertie des évènements. Mais voilà que ce dimanche 20 janvier, les serveurs de l’AFP dévoilent une photo bien particulière, contrastant avec les images jusque-là diffusées en boucle : un soldat français arborant un foulard,sur lequel on peut voir une tête de mort.
Ainsi, la mécanique du buzz peut rapidement s’enclencher et les réactions fleurir sur la toile. L’image, prise à une cinquantaine de kilomètres de Diabali, continue sa course et devient rapidement virale sur les réseaux sociaux.Le principal intéressé à l’origine du phénomène médiatique, le photographe Issouf Sanogo, s’explique : « Un hélicoptère était en train d’atterrir et soulevait d’énormes nuages de poussière. Instinctivement, tous les soldats à proximité ont mis leurs foulards devant leurs visages pour éviter d’avaler du sable. […] J’ai repéré ce soldat qui portait un drôle de foulard et j’ai pris la photo »[1]
L’armée française n’a pas tardé à se faire entendre pour exprimer son indignation : selon le porte-parole de l’état-major, le colonel Thierry Burkhard le soldat masqué ferait l’objet d’une enquête d’indentification, ce comportement n’étant « pas acceptable » à ses yeux[2].
Deux poids, deux mesures
Voilà pour les éléments factuels. A présent, partons d’une perspective différente quoi qu’éminemment corollaire : l’Armée de Terre. Sans doute avez-vous remarqué en ce début d’année 2013, le lancement de la campagne de communication (d’une coordination avec l’actualité remarquable) de ladite institution par le biais de ce spot télévisé « Pour moi et les autres, sengager.fr ».
De deux choses l’une, la première explicite : « 10 000 postes à pourvoir » lit-on au terme de cette vidéo au côté des logos institutionnels. Le message est clair : l’armée recrute en grand nombre. Deuxième élément, de nature plus subjective peut-être : le décalage entre la voix-off et les images de ce document vidéo. Si le narrateur s’appuie sur le Code du Soldat (« J’entretiendrai mes capacités physiques », « Je développerai mes compétences », « Je serai au service des autres et j’agirai avec la volonté de vaincre », « Je protègerai les populations »[3]) avec un texte qui se veut représentatif de l’ensemble des dimensions du métier, les séquences visuelles se limitent quant à elles à un seul aspect : la mise en scène des combats physiques et armés.
Parallèlement, une asymétrie toute similaire fait écho entre le discours (institutionnel) du colonel Burkhard et la réaction de bon nombre d’internautes, indignés face aux propos de ce dernier : « Si demain ce jeune donnait sa vie en servant pr la paix, ceux qui en font 1 tonne sur son foulard diront quoi? » s’exclame @abbegrosjean. « A partir du moment où tu lis la citation du photographe… l’histoire devient un pétard mouillé », remarquait @olivierghaby sur Twitter.[4]
Death unchained
Sans prétendre faire une analyse photographique approfondie, on constate que cette image bénéficie d’une qualité picturale incontestable, avec des effets de contreplongée et de lumière étonnants[5]. Il devient dès lors difficile de croire, de la part du photographe en question, qu’ « aucune mise en scène » n’ait été préétablie pour cette image à l’esthétique tarantinienne.
Mais c’est certainement sa dimension symbolique qui permet de susciter les manifestations d’approbation sur le net. Ce foulard squelettique se veut être un « hommage » au jeu-vidéo Call of Duty (« l’appel du devoir » n’est-il pas question de cela après tout ?). La virtualité de la guerre, vue par le prisme du divertissement, pourrait se révéler comme une approche adaptée en ciblant directement les adeptes du jeu-vidéo (caractéristique de certaines réalisations passées, notamment celle de 2010 « Devenez vous-même »[6])
Les commentateurs du blog Making-of se sont quant à eux empressés de rappeler que les signes tels que les têtes de mort, sont amplement démonstratifs dans l’inconscient collectif : on puise dans les traditions antiques où les guerriers se donnent à voir à leurs ennemis en arborant ces marqueurs afin de les effrayer[7].
A la guerre comme à la guerre : on se souvient du corps du chef de commando français, exhibé sur Twitter une dizaine de jours plus tôt par les insurgés islamistes somaliens[8]. Les émois des deux camps respectifs n’y feront pas grand-chose, c’est la société d’information elle-même qui impose ce nouveau paradigme : celui de la transposition du combat terrestre sur la toile, l’intimidation visuelle faisant désormais partie intégrante de la guerre « 3.0 ». Légitime ou fallacieuse, la riposte des combattants français ne s’est ainsi fait attendre.
Mission communication accomplie ?
Ce n’est à première vue pas l’avis du directeur de recherche à l’Iris, François-Bernard Huyghe. Selon l’auteur de Terrorisme, violence et propagande, cette photographie pourrait « fournir des arguments à la propagande adverse ». Cela étant, celui-ci reconnait les limites quant à l’illusion du zéro mort, l’image contrecarrant toute idée préconçue de « guerre propre ». Il souligne également les failles, pourtant inhabituelles, de l’armée à contrôler les images[9]. Propagande « adverse » disiez-vous ?
Ce postulat se greffe sur la conflictualité entre les deux entités que sont l’émetteur et le récepteur. S’agissant de l’émetteur on l’aura compris, l’institution de l’Armée de Terre se place du côté de la déontologie et de l’honneur et l’on ne saurait remettre cela en cause. Il n’est donc a priori nullement surprenant que, lorsqu’un soldat (première vitrine de l’institution) devient émetteur et se met à communiquer à contre-pied, celle-ci rectifie le tir.
Qu’en est-il des objectifs pragmatiques de l’organisation militaire ? « 10 000 postes à pourvoir » (cf spot vidéo). C’est une réalité. Quels en sont les récepteurs ? Les postulants éventuels et donc bel et bien les futurs soldats engagés dans des conflits de même nature. Mais alors, comment dissocier le masque du vrai visage de l’institution ? L’Armée de Terre souhaite-t-elle miser, pour sa communication, sur le soft power (« Code du Soldat ») ou plutôt sur le hard power (attitude guerrière) ?
Les frontières sont poreuses et le doute certain. Jean-Dominique Merchet nous livre cependant des précisions fort intéressantes sur l’orientation la plus prisée des nouvelles recrues : « Les unités considérées comme les plus « guerrières » (paras, commandos, chasseurs alpins, troupes de marine, etc) attirent toujours beaucoup plus que des armes plus techniques (transmissions, train, artillerie, voire cavalerie ou même infanterie métro) ou que certains métiers (cuisiniers, mécaniciens, informaticiens)[10] ». Simple adaptation de la part de l’Armée de Terre au jeu de l’offre et de la demande.
You are the message. L’ouvrage du spin doctor américain Roger Ailes prend tout son sens ici : le soldat au foulard vindicatif incarne bel et bien les attentes (avouées ou non) des cibles du message. L’Armée de Terre s’est adonnée à un véritable numéro d’équilibriste, en oscillant entre discours officiel moralisateur et absence de filtrage quant à l’information dérangeante. Bien que ce bout de tissu puisse éveiller les passions de par ce qu’il symbolise, comment blâmer une rhétorique que l’on s’est soi-même appropriée ? L’essentiel est de ne pas se voiler la face.
[1] http://blogs.afp.com/makingof/?post/2013/01/22/La-t%C3%AAte-de-mort-qui-fait-le-buzz#.UP6_tfJR7To
De l’art de se voiler la face
[2]http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20130122.OBS6222/mali-soldat-a-la-tete-de-mort-la-photo-qui-fait-polemique.html
[3]http://www.defense.gouv.fr/terre/a-la-une/sengager.fr-la-nouvelle-campagne-de-l-armee-de-terre
[4]http://www.slateafrique.com/102197/mali-lhistoire-de-la-photo-afp-du-militaire-tete-de-mort-devoilee
[5]http://www.huffingtonpost.fr/2013/01/22/photo-soldat-tete-mort-mali_n_2525589.html
[6]http://www.youtube.com/watch?v=pWU2QCmmMzY
[7]http://www.lemonde.fr/afrique/article/2013/01/21/mali-la-photo-d-un-militaire-francais-portant-un-foulard-a-tete-de-mort-provoque-une-polemique_1820312_3212.html
[8] http://www.lesechos.fr/economie-politique/monde/actu/0202496678018-somalie-obama-admet-que-washington-a-apporte-un-soutien-a-la-france-528155.php
[9]http://www.lemonde.fr/afrique/article/2013/01/21/mali-la-photo-d-un-militaire-francais-portant-un-foulard-a-tete-de-mort-provoque-une-polemique_1820312_3212.html
[10]http://www.marianne.net/blogsecretdefense/Armee-de-terre-moins-de-deux-candidats-par-poste-d-engage_a605.html