Une critique de « L’art de ne pas dire » de Clément Viktorovitch
C’est dans une salle plus qu’à pleine capacité, couplée à une salve d’applaudissements, que Clément Viktorovitch achève la première représentation parisienne de son seul en scène, au Théâtre Lepic[1]. Plus d’une centaine de spectateurs sont restés subjugués suite à la prestation du médiatique professeur de rhétorique à Sciences Po Paris.
Après un succès commercial (plus de 100 000 exemplaires écoulés) et critique pour son ouvrage Le pouvoir rhétorique. Apprendre à convaincre et à décrypter les discours[2], dans lequel il offrait des clés pour décrypter les discours – notamment politiques –, Clément Viktorovitch emmène la rhétorique et l’analyse de discours sur scène dans son premier spectacle intitulé L’art de ne pas dire.
Dans ce dernier, il enfile le costume du conseiller en communication du Président de la République qui, après avoir été évincé pour une raison capillotractée, cherche à contre-attaquer. Armé de sa seule voix, le conseiller, tout juste renvoyé, convoque une conférence de presse qui promet de révéler au grand jour les secrets langagiers et rhétoriques qui ont permis à son jeune poulain de devenir Président de la République.
Propos, contenu, rythme, interactions avec le public… Que vaut le premier seul en scène de Clément Viktorovitch ?
« Du vide, mais du vide sympathique »
En adéquation avec le parcours de Clément Viktorovitch et le domaine d’étude qui est le sien – la rhétorique pour ne pas le citer –, une très grande partie du propos de ce spectacle a trait aux concepts mobilisateurs, ces mots sympathiques à l’oreille et auxquels personne ne daignerait s’opposer : « démocratie », « solidarité », « justice sociale »… En somme, des mots dont tous les hommes et femmes politiques se recommandent bien qu’ils n’en aient pas tous et toutes la même définition. Lorsque l’ancien conseiller en communication du Président lit la déclaration de candidature de celui-ci, c’est une succession, assez désopilante, de concepts mobilisateurs. Ce qui fait éminemment écho à cette fulgurance de Franck Lepage lors de sa « conférence gesticulée »[3].
Un festival de références à la politique française
L’art de ne pas dire se veut être une fiction… une fiction fortement inspirée de la politique française. De la rhétorique d’Emmanuel Macron à l’épisode du pain au chocolat de Jean-François Copé, en passant par le coiffeur de François Hollande, Médiapart, L’Émission politique ou encore la bague de Rachida Dati… ce one man show est un feu d’artifices de références politiques éminentes des 15 dernières années. Un festin pour tout amateur de politique en somme.
Concentrons-nous sur la référence à la rhétorique d’Emmanuel Macron, qui n’est pas la plus facile à déceler dans le spectacle. Clément Viktorovitch prend l’exemple de la phrase suivante : « Nous devons reconquérir notre autonomie stratégique ». Or, le préfixe « re- » et/ou « ré- » constitue désormais une marque rhétorique et langagière d’Emmanuel Macron, que l’on a pu constater encore très récemment avec le « réarmement », qui a fait couler beaucoup d’encre[4]. Par ailleurs, ce préfixe est un « marqueur de la rhétorique du déclin » (comme l’indiquait ce très bon article de la Salle 421[5]), notamment utilisé par des personnalités politiques telles qu’Éric Zemmour ou Philippe Pétain.
Du lien et des jeux
Ce spectacle d’un peu plus d’une heure est rythmé par une succession de trois jeux, qui viennent tour à tour mettre en avant les rouages langagiers – pour ne pas dire les manipulations – ayant permis au jeune poulain de ce conseiller d’accéder à la magistrature suprême. Ces jeux sont, de facto, l’occasion de briser le quatrième mur pour interagir directement avec le public. Une mécanique appropriée étant donné que le spectacle mime une conférence de presse.
« Du vide ou du plein ? », tel est le titre du premier jeu auquel l’ancien conseiller en communication du Président fait participer le public. Dans ce premier jeu, il énonce une déclaration de son ancien employeur et demande au public si cette dernière est composée uniquement de « vide » ou bien s’il y a de la matière. À mon sens, la phrase suivante (tirée du spectacle) résume ce qu’est le « vide » : « formuler des mots agréables sur un ton courtois ».
Le deuxième jeu s’intitule « Habile, pas habile ? ». Même principe que pour le premier, l’ancien conseiller énonce une déclaration et demande si cette dernière est habile ou non. Lorsque la phrase n’est pas habile, il fournit un exemple de réponse jugée habile. À cet égard, il prend l’exemple d’un journaliste qui interroge son candidat sur le prix d’un pain au chocolat et à laquelle il ne sait répondre. Une réponse habile est la suivante : « Monsieur, vous me demandez réellement le prix d’un pain au chocolat ? La semaine dernière c’était le prix du gazole, la semaine d’après ça sera à combien se situe le SMIC ? Je ne crois pas que ça intéresse les Français, je suis venu vous parler des sujets qui importent pour nos concitoyens »[6].
Troisième et dernier jeu, le « On ne dit plus mais on dit », dont Clément Viktorovitch souligne très honnêtement qu’il ne l’a pas inventé. En effet, ce jeu est précisément l’un de ceux que propose la coopérative Le Pavé dans ses ateliers de désintoxication de la langue de bois[7]. Le principe ? Le conseiller énonce une déclaration et demande au public la manière de rendre plus sympathique cette dernière. « Exemple : On ne dit plus « couper dans les dépenses publiques » mais on dit « moderniser nos services publics » ». Ce jeu fait, ipso facto, intervenir le procédé rhétorique d’euphémisation, voire d’anticatastase[8] dans certains cas.
L’art de ne pas rire
Bien que la performance de Clément Viktorovitch soit évidemment ponctuée de beaucoup de moments très humoristiques et satiriques, elle dépeint un état des lieux de la parole politique actuelle assez préoccupant, non sans euphémisation de ma part. Quand les mots sont vidés de leur substance, que la parole politique est semblable à un gouffre abyssal, qu’est-ce que cela dit de la qualité du débat public démocratique actuel ? La communication devient alors un art de ne pas dire pour rallier un maximum d’électeurs, à l’heure même où l’abstention électorale devient endémique.
Quand dire, c’est faire écrivait John Langshaw Austin[9], ainsi, l’art de ne pas dire serait-il finalement un art de ne pas faire ?
Noah DEGEZELLE
[1] https://theatrelepic.com/2023/11/19/lart-de-ne-pas-dire/
[2] Clément Viktorovitch (2021), Le pouvoir rhétorique. Apprendre à convaincre et à décrypter les discours, Seuil. https://www.seuil.com/ouvrage/le-pouvoir-rhetorique-clement-viktorovitch/9782021465877
[3] Ivan Gabriele. (2010, 3 juin). Franck Lepage : La langue de bois décryptée avec humour ! [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=oNJo-E4MEk8
[4] De Coustin, R. P. P. (2024, 16 janvier). Emmanuel Macron : Réarmement, régénération. . . « Le préfixe “re” est devenu sa signature ». (Entretien avec Damon Mayaffre) La Croix. https://www.la-croix.com/france/emmanuel-macron-rearmement-regeneration-le-prefixe-re-est-devenu-sa-signature-20240116
[5] Le préfixe « re- » comme marqueur de rhétorique du déclin : une variété d’usages dans les discours politiques français. (2017, 29 mai). https://salle421.eu/2017/05/29/le-prefixe-re-comme-marqueur-de-rhetorique-du-declin-une-variete-dusages-dans-les-discours-politiques-francais
[6] Ce n’est pas la réplique originale.
[7] Alice Krieg-Planque (2018), « Les instruments de la critique politique et sociale comme objets pour l’étude des idéologies langagières : l’exemple d’un ‘Atelier de désintoxication de la langue de bois’ », Circula : revue d’idéologies linguistiques, Editions de l’Université de Sherbrooke, Québec, n°7. [En ligne : http://circula.recherche.usherbrooke.ca/numero-7].
[8] Figure de style qui consiste à décrire, par ironie ou par euphémisme, une situation diamétralement opposée à la situation réelle.
[9] Austin, John L. ([1962] trad. 1970), Quand dire, c’est faire, Seuil, coll. Points.