« Oui la France va prendre le tournant de la 5G car c’est le tournant de l’innovation […], je ne crois au modèle Amish et je ne crois pas que le modèle Amish permette de relever les défis de l’écologie contemporaine. »[1]
C’est en ces termes que, le 14 septembre 2020, au palais de l’Elysée, le président de la République Emmanuel Macron s’adresse aux grands acteurs des nouvelles technologies. Deux ans plus tard, le jeudi 7 octobre 2022, la Première Ministre Élisabeth Borne présente un « plan de sobriété énergétique » dont deux pages sont consacrées à la question de la sobriété numérique[2]. Si les préconisations du rapport rendu par un groupe de travail rassemblé le 28 juillet précédent[3] ne représentent pas de changement drastique par rapport à la vision initiale du gouvernement – limitation de la consommation des data centers, mise en veille des appareils, développement du réseau 5G et de la fibre – la reprise du concept de « sobriété numérique », en revanche, est notable. La question de la consommation énergétique du secteur du numérique – ridiculisée par le chef de l’Etat deux ans plus tôt – semble avoir fait son chemin dans les plus hautes sphères du gouvernement. Comment expliquer la discrète mise à l’agenda de ce problème public, encore considéré il y a peu comme risible voire rétrograde par le Président de la République lui-même ? Cet article montre le travail mené par des acteurs scientifiques, citoyens et politiques pour faire émerger l’enjeu de la sobriété numérique dans certaines arènes médiatiques et politiques, dans un contexte marqué par une dépendance accrue aux outils numériques qui contribue à en faire un sujet (encore ?) peu mobilisateur. Comment transformer en problème les effets environnementaux d’un secteur industriel qui se présente comme un pourvoyeur de solutions aux défis écologiques contemporains ? La « sobriété numérique » est-elle un mot d’ordre à la hauteur des enjeux colossaux que porte l’usage massif des nouvelles technologies ?
L’industrie des technologies numériques : solution ou problème ?
Le numérique est devenu à ce point incontournable dans la vie des citoyens et des familles françaises qu’il est devenu difficile pour les dirigeants actuels d’expliquer que les foyers français devront, pour lutter contre le réchauffement climatique, se passer d’outils dont ils sont devenus si dépendants. Selon Florian Flipo, dans son ouvrage La numérisation du monde, un désastre écologique, « la consommation moyenne de données mobiles par individu est passée de 1,9 GO par mois en 2016 à 8,3 Go en 2019. Si l’on se place dans un scénario sans rupture dans les trajectoires, la 5g est donc ‘inévitable’.»[4] Cette dépendance croissante de la population au numérique est représentée par des chiffres mis en avant par l’association Global System for Mobile Communications (GSMA) association internationale représentant les intérêts de plus de 750 opérateurs et constructeurs de téléphonie mobile de 220 pays du monde, dans un graphique qui représente l’évolution de l’équipement d’une famille typique composée de quatre personnes de 2012 à 2022.
Ces chiffres nous montrent la part croissante du numérique dans la vie de la population et donc la difficulté croissante pour les dirigeants politiques actuels de demander à la population de réduire leur équipement et leur consommation numérique. Or le numérique est un secteur fortement énergivore. En effet, les appareils numériques contiennent beaucoup de métaux rares, leur fabrication nécessite des produits chimiques polluants, et leur usage massif et intensif nécessite des data centers de plus en plus performants qui participent au réchauffement climatique. Cette trop grande consommation inquiète les spécialistes du sujet. Hugues Ferreboeuf, membre du think tank « The Shift Project », réclame ainsi un effort de sobriété afin de diminuer la consommation énergétique. Ce « think tank de la transition carbone [qui] a pour vocation de se saisir des enjeux-clés de la transition carbone »[5], met en avant dans son rapport d’octobre 2020 , les enjeux du numérique, « à la fois outil et défi pour la transition carbone »[6]. Le Shift Project se donne pour objectif de mettre en lumière des actions et des propositions concrètes afin de lutter contre ce qu’il qualifie « d’obésité numérique »[7]. Il fait part au grand public et aux acteurs politiques de l’urgence de « recouvrer et de conserver la maîtrise de nos interactions numériques à l’échelle collective »[8]. Ce discours trouve aujourd’hui des relais gouvernementaux. Lors d’une interview, le ministre délégué Jean-Noël Barrot, chargé de la Transition numérique et des Télécommunications, semble favorable à l’application de la sobriété numérique concernant la consommation d’énergie : « je pense aux entreprises de télécommunications qui peuvent jouer sur l’alimentation de leurs réseaux pour économiser en énergie »[9].
Le contexte politique n’est toutefois pas très favorable à la diffusion de telles revendications. Le numérique français a en effet connu un fort regain d’activité à partir de l’élection à la tête de l’Etat, en 2017, du candidat Emmanuel Macron qui promettait de promouvoir la « start-up nation ». Le gouvernement français a mis en place dès 2017 un grand nombre de mesures afin de favoriser le secteur numérique français comme :
- Le label French Tech : « qui est un programme d’accompagnement public pour les start-ups en fort développement et en capacité de devenir les leaders technologiques de rang mondial ».[10]
- Le portail France Num : « l’initiative gouvernementale pour la transformation numérique des très petites entreprises et petites et moyennes entreprises pilotée par la Direction générale des entreprises ».[11]
En septembre 2019, lors du lancement à l’Elysée de France Digitale Day : le président Français avait fixé l’objectif pour la France de dépasser les 25 « licornes » (start-ups valorisées à plus d’un milliard) en 2025. Les attentes du Président ont été comblées puisque la France compte 23 licornes actives[12]. En 2021, lors du sommet des ministres des Finances du Groupe des Sept à Londres, le ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, affirmait clairement l’interdépendance entre la réussite économique française et le secteur du numérique : « Nous étions une nation startup, nous allons devenir une nation de grandes entreprises technologiques. »[13]. De quoi effrayer les plus fervents défenseurs de la sobriété numérique.
La sobriété numérique : genèse d’un problème public
Comme le souligne Christophe Lécuyer, chercheur universitaire travaillant sur le climat, « les critiques écologiques [du numérique] ne sont pas nouvelles »[14]. Dans les années 1970, Jacques Ellul affirme dans Le système technicien (1977) que la « technique » est en passe de devenir un système autonome par rapport à l’humain[15] . Ce dernier est non seulement obligé de l’utiliser, mais de vivre avec. Cela implique une modification de son environnement ainsi que de la société. Il est évident qu’aujourd’hui le numérique incarne parfaitement ce « système technicien » : comment maîtriser les techniques qui se développent à une vitesse sans précédent, en anticipant leurs effets sociaux et écologiques ?
Un problème public tel que celui de la sobriété numérique ne s’est pas développé spontanément : pour qu’un problème public émerge, nous rappelle le politiste Erik Neveu, « une situation ou un comportement va d’abord être identifié, désigné comme problématique par des entrepreneurs de cause »[16]. Un fait social ne devient un objet de préoccupation et de débat, éventuellement d’action publique qu’au terme d’un processus de conversion du problème public par de multiples opérateurs. On y retrouve entre autres, les médias, les activistes, les hommes et femmes politiques, les dirigeants d’entreprises… Ces différents acteurs tentent, par l’utilisation des médias ou des institutions politiques, d’imposer une définition du problème public conforme à leurs intérêts.
L’impact considérable du numérique sur l’environnement a été mis en lumière par les militants écologistes, qui ont commencé à alerter des dangers chimiques, de la pollution des nappes phréatiques et de l’atmosphère par la fabrication d’ordinateurs et de composants électroniques dans les usines de semi-conducteurs dans la Silicon Valley dans les années 1970 et 1980. Néanmoins, ce militantisme précoce n’a pas eu l’effet voulu. Au contraire, il a « facilité la reconversion de la Silicon Valley vers des industries immatérielles et […] favorisé l’éclosion du capitalisme du web »[17].
Aujourd’hui, la protection du climat est défendue par la militante écologiste Greta Thunberg, qui partage quotidiennement son combat contre le réchauffement climatique. En effet, cette dernière accompagnée de plus de 4000 militants manifestent régulièrement dans les rues de Stockholm afin de réclamer « une justice climatique » aux dirigeants politiques. Cependant, sa position ainsi que celle de nombreux militants partageant ses idées ne prend pas vraiment en considération l’impact du numérique sur l’environnement. Une myopie collective semble s’imposer lorsque ce problème est évoqué chez les plus jeunes générations. Néanmoins, il paraît compliqué d’imaginer ces militants mener un combat en faveur de la sobriété numérique alors qu’ils entretiennent un usage quotidien d’internet, outil qui permet de diffuser à une échelle importante leurs revendications.
Le sociologue Joseph Gusfield souligne qu’il peut exister des inégalités entre les « propriétaires de problèmes publics »[18] en fonction des ressources dont ils disposent pour s’exprimer dans la sphère politico-médiatique. Ceci peut expliquer la lente et difficile définition de la sobriété numérique ainsi que son émergence dans la littérature scientifique. Il a fallu que divers combats isolés, des nombreux rapports pour que la lutte contre la destruction de la planète soit considérée comme un problème public.
Le combat est toutefois loin d’être terminé : le secteur est dépendant de l’expansion des extractions minières, de la présence physique des datas-centers, mais aussi de sa politique prônant obsolescence et surconsommation. Dans cette idée, « […] sans changement des logiques de croissance consumériste qui sont au cœur de la pensée dominante, le numérique est voué à ne contribuer qu’à la marge à une transition écologique digne de ce nom, et massivement à l’aggravation de la situation »[19]. Si l’État s’est récemment emparé du problème de la sobriété numérique, l’inscrivant au premier plan de l’agenda politique français, comme le montre la publication d’un rapport de l’Ademe en janvier 2022, le modèle de start-up nation infusé par le gouvernement prônant l’innovation technologique semble entrer en contradiction avec les politiques de sobriétés prônés par les militants écologistes.
Achille BEN DAHAN, Sahra ZENADJI, Natan PILLOT, Camille VERGARA (promotion 2022/2023)
[1] MACRON, Emmanuel, Conférence France Relance-French Tech, le 14/09/2020
[2] « Plan de sobriété énergétique », dossier de presse du 6 octobre 2022, p.32-33, URL : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/dp-plan-sobriete.pdf
[3] Ministères Écologie Énergie Territoires, « Sobriété énergétique : lancement du groupe de travail « Numérique et Télécommunications », le 28 juillet 2022 ». [online].
[4] FLIPO, Florian, La numérisation du monde, un désastre écologique, L’Échappée, 2021
[5] FERREBOEUF, Hugues. Déployer la sobriété numérique. The Shift Project, 2020, 120 p.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Interview de M. Jean-Noël Barrot, ministre chargé de la transition numérique et des télécommunications, à France Info le 4 août 2022, sur la sobriété énergétique et l’économie numérique. URL : https://www.vie-publique.fr/discours/286072-jean-noel-barrot-04082022-economie-numerique
[10] BPI France, « French Tech 120 Programme d’accompagnement public à destination des start-ups en hypercroissance », URL : www.bpifrance.fr/catalogue-offres/soutien-a-linnovation/french-tech-120
[11] Ministère de l’Économie, des Finances et de la souveraineté industrielle et numérique, « Transformation numérique des TPE/PME : France Num présente son baromètre annuel », 20 septembre 2022, URL : https://www.economie.gouv.fr/transformation-numerique-france-num-barometre-annuel-2022#
[12] ROLLAND, Sylvain, « La vraie liste des licornes de la French Tech » La Tribune, 5 juillet 2022, URL : https://www.latribune.fr/technos-medias/innovation-et-start-up/blablacar-back-market-doctolib-alan-manomano-qui-sont-les-licornes-francaises-885397.html
[13] POLLET, Mathieu, « La France veut passer de ‘startup nation’ à une ‘nation de grandes entreprises technologiques’ », Euractiv, 8 juin 2021, URL : https://www.euractiv.fr/section/economie/news/la-france-veut-passer-de-startup-nation-a-une-nation-de-grandes-entreprises-technologiques/
[14] LÉCUYER, Christophe. « Mouvement syndical et critique écologique des industries numériques dans la Silicon Valley », Réseaux, 231/1, 2022, p. 43.
[15] ELLUL, Jacques, (préf. Jean-Luc Porquet), Le système technicien, Paris, Cherche midi, coll. « Documents », 2012.
[16] NEVEU, Érik. « L’analyse des problèmes publics. Un champ d’étude interdisciplinaire au cœur des enjeux sociaux présents », Idées économiques et sociales, 190/4, 2017, p. 9.
[17] LÉCUYER, Christophe. « Mouvement syndical et critique écologique des industries numériques dans la Silicon Valley », Réseaux, 231/1, 2022, p. 41.
[18] GUSFIELD, Joseph. La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique, Économica, series: « Etudes Sociologiques », 2009.
[19] LONGARETTI, Pierre-Yves, BERTHOUD, Françoise, « Le numérique, espoir pour la transition écologique ? », L’Économie politique, 2021/2 (N° 90), p. 8-22. [online].