Le journalisme européen, entre ambitions paneuropéennes et réalités nationales : interview de Laura Mercier de Contexte

Rendre compréhensibles des institutions complexes, capter l’intérêt du public et contourner les barrières nationales qu’elles soient culturelles, linguistiques, politiques ou encore juridiques : l’entretien avec la journaliste Laura Mercier illustre les défis et opportunités du journalisme européen.

Rencontre des étudiants de M1 avec Laura Mercier lors du voyage organisé à Bruxelles le 28 janvier 2025.

Guerre en Ukraine, retour de Donald Trump, crise migratoire… Une multitude d’événements s’imposent aujourd’hui au sein du débat public européen. Pourtant, nous constatons une faible médiatisation des sujets concernant l’Europe politique à l’échelle nationale. Entre 2020 et 2022, seulement 2,6 % des sujets des journaux télévisés des grandes chaînes de télévision françaises portaient sur l’actualité de l’Union européenne[1]. Lors d’un séjour à Bruxelles le 28 janvier dernier, la salle 421 a pu échanger avec Laura Mercier, journaliste Environnement du média Contexte. Elle rejoint la rédaction en 2019 lors de son stage de fin d’études et y travaille à temps plein deux ans plus tard. Cette rencontre à Bruxelles nous a permis de recueillir son expérience et de comprendre la faible couverture de l’Union européenne et la faible structuration de l’espace journalistique européen.

Des pratiques journalistiques hétérogènes malgré une volonté paneuropéenne de l’information ?

Existe-t-il un journalisme européen unifié ? Diverses études révèlent une complexité où les forces nationales l’emportent. La nationalité divise, hiérarchise et influence les pratiques.

À Bruxelles, les journalistes européens évoluent dans une bulle professionnelle où, malgré un environnement international, les lignes éditoriales et les réseaux restent souvent influencés par les contextes nationaux. Laura Mercier confirme que la priorité des sujets dépend de l’agenda politique et de leur impact sur les Européens. L’accréditation auprès des institutions européennes réunit un cercle de journalistes spécialisés[2]. Malgré leur diversité, les échanges se déroulent souvent entre journalistes de même nationalité, chaque journaliste interagissant surtout avec des confrères de leur pays en raison des priorités médiatiques nationales.

Dans le numéro « Les journalistes ont-ils encore du pouvoir ? »[3], tiré de la revue Hermès, Olivier Baisnée soutient qu’au sein de ce corps de presse, les différences entre les correspondants sont plus importantes que ce qui les rapproche. En plus du facteur de nationalité comme division, vient s’ajouter celui des différences d’approches de l’actualité. Les journalistes issus des différents pays membres se différencient par leurs manières d’appréhender l’actualité. Les journalistes britanniques ont tendance à retraduire les enjeux du débat de politique intérieure[4]. À cela s’ajoutent les conditions de travail et la liberté de la presse qui varient aussi fortement d’un pays européen à l’autre. Dans certains pays comme la Hongrie, l’indépendance des médias est régulièrement mise à l’épreuve, tandis que les États scandinaves sont souvent cités comme modèles de liberté journalistique[5]. Néanmoins, d’autres États tels que la Pologne ont connu un revirement sur leur politique de liberté de la presse. Depuis l’élection du nouveau Premier ministre Donald Tusk, le gouvernement polonais a limogé des dirigeants de médias publics accusés d’être des outils de propagande[6], portant atteinte au pluralisme d’opinions. Cette décision vise à renforcer l’impartialité et la fiabilité des médias. Ce type d’action s’inscrit dans les valeurs portées par le journalisme européen et renforce la crédibilité des institutions.

Laura Mercier décrit le réseau comme un élément central du travail des journalistes, surtout à Bruxelles. Il se construit à travers des relations de confiance avec une diversité d’acteurs internationaux, et la socialisation permet d’élargir les interactions. Le midday briefing de la Commission européenne constitue un point de rencontre quotidien, mais ce sont surtout les échanges informels qui ouvrent l’accès aux informations. En septembre et en janvier, les journalistes multiplient les rendez-vous pour saisir les nouvelles priorités politiques et adapter leurs contacts. Souvent entourés de leurs confrères, les journalistes cherchent aussi à élargir leurs cercles en échangeant avec des collègues d’autres nationalités. En effet, comme l’a montré Florian Tixier[7], les grands événements européens, tels que les sommets du Conseil européen, sont des moments de socialisation où les journalistes développent aussi des pratiques d’entraide, partageant leurs notes et facilitant les prises de contact.

Face à ces défis, la stratégie des journalistes européens, racontée par Laura Mercier

Afin de mieux comprendre les enjeux auxquels sont confrontés les journalistes européens, Laura Mercier nous éclaire sur la stratégie adoptée par le pure player Contexte.

La journaliste explique la place de plus en plus importante de la prise en compte des réseaux sociaux numériques dans son métier. Elle nous informe : « C’est un moyen de communication et de mise en avant du contenu. Beaucoup de lecteurs de Contexte sont actifs sur ces plateformes. »[8] Parce qu’ils sont très utilisés par les institutions européennes, les groupes d’intérêts et les responsables politiques, ces canaux de communication sont incontournables dans la pratique de veille quotidienne.

Laura Mercier, © Contexte.

Être journaliste européenne, c’est aussi avoir accumulé une culture politique européenne. Cette politisation fait naître l’intérêt de traiter l’information européenne. Laura Mercier a étudié les sciences politiques avec une spécialisation pour l’Europe. Au cours de ses études, elle s’est découvert un fort intérêt pour les institutions européennes, lieu de décisions politiques influençant les pays de l’Union européenne. Elle explique : « Ce que je voulais, c’était être au cœur de cette machine européenne »[9].

Ce qui l’anime dans le fait d’exercer cette profession, c’est le fait d’expliciter les sujets européens et de les relier aux politiques publiques nationales afin de les rendre accessibles à tous. Être journaliste européen implique donc non seulement une connaissance approfondie des mécanismes de l’UE, mais aussi un engagement à rendre ces sujets accessibles et significatifs pour un public large, en démystifiant les complexités politiques.

Décrypter les coulisses des politiques européennes : le cas McDonald’s

Les Français étant assez peu informés sur l’Union européenne[10] — phénomène renforcé par son traitement médiatique peu favorable[11] — le travail de Laura Mercier chez Contexte s’inscrit dans une volonté de « percer cette bulle »[12], donc de démystifier les sujets européens. Ainsi, les enquêtes comme celle qu’elle a menée sur le lobbying de McDonald’s[13] dans le cadre de la nouvelle réglementation sur les emballages plastiques sont l’occasion parfaite de mettre en lumière les mécanismes à l’œuvre au sein des instances européennes.

Cette enquête de huit mois, menée grâce à de nombreux entretiens et un travail méticuleux de récolte d’information, au gré des rencontres formelles et informelles, a permis de relever ce que la journaliste considère comme « un cas d’école[14] » du lobbying européen. En effet, McDonald’s, dans cette affaire, a su s’allier à d’autres organismes et a activé tous les leviers possibles du système. Il s’agit donc d’un très bon exemple permettant de mieux comprendre les enjeux du processus législatif européen et du lobbying qui l’entoure. L’article disponible gratuitement a pour but de l’exposer aux Français peu sensibilisés à ces sujets.

En clair, les divers contextes nationaux mis en avant par notre entretien nous ont permis de mieux appréhender les contraintes qui pèsent sur le journalisme européen. De nombreux obstacles subsistent. Par leur volonté d’expliciter les enjeux politiques nationaux à la lumière des politiques européennes, les initiatives développées par Contexte sont prometteuses pour relever un défi plus que jamais d’actualité : celui de rapprocher les citoyens européens de leur Union. Dans cette optique, le média publie en anglais depuis le 13 mai pour offrir une couverture des politiques européennes toujours plus large et complète.

Débora Pasquio, Benjamin Gautier, Milia Djerada, Imen Said Kouadri, Élisa Cellé, master 1, promo 2024-2025


[1] Travaux portés sur les chaînes de télévision historiques (TF1, France 2, France 3, Arte, M6), les chaînes d’information en continu (BFM TV, CNEWS, LCI, France 24) et les radios nationales (France Inter, France Info, RTL, Europe 1, RMC) à des horaires précis. Enquête « L’Union européenne dans les médias » de la fondation Jean Jaurès et l’INA du 06/2023. En ligne : https://www.jean-jaures.org/wp-content/uploads/2023/06/UEmedias.pdf

[2] Les journalistes sont soient correspondants pour des médias nationaux ou travaillant pour des rédactions paneuropéennes et internationales.

[3] Les journalistes ont-ils encore du pouvoir ? », Chapitre : Un impossible journalisme européen, Hermès, La Revue, Olivier Baisnée, 2003. [consulté le 16/02/2025]

[4]Gerbeault A, Flury J, Chopin S. Le Taurillon. 2025, « Journalistes européens, même combat ? », [consulté le 16/02/2025]. Disponible en ligne : https://www.taurillon.org/journalistes-europeens-meme-combat

[5] Toute l’Europe, 2023, “La liberté de la presse en Europe.”  [consulté le 17/02/2025]. Disponible en ligne : https://www.touteleurope.eu/societe/la-liberte-de-la-presse-en-europe/

[6] La Tribune. “En Pologne, le gouvernement pro-européen de Donald Tusk limoge les dirigeants des médias publics”. [consulté le 17/02/2025]. Disponible en ligne : https://www.latribune.fr/technos-medias/medias/en-pologne-le-gouvernement-pro-europeen-de-donald-tusk-limoge-les-dirigeants-des-medias-publics-986261.html

[7] Tixier, Florian (2019). « Concurrences et coopérations pour la production de l’information européenne », Sur le journalisme, About journalism, Sobre jornalismo, Vol. 8, n°1, 15 juin.

[8] Verbatim repris de l’entretien effectué avec la journaliste Laura Mercier.

[9] Ibid

[10] Selon l’eurobaromètre Effects of the economic and financial crisis on European public opinion de 2013, seuls 18 % des Français se sentent bien informés sur l’Union européenne, en ligne : https://europa.eu/eurobarometer/angular/assets/about/EB-40years.pdf.

[11] En France, 97-98 % des informations ne font pas référence aux problèmes européens, même pendant les élections selon la fondation Jean Jaurès (2024).

[12]  Verbatim repris de l’entretien effectué avec la journaliste Laura Mercier.

[13] Laura Mercier, « Règlement emballages : la recette de McDonald’s pour un lobbying réussi », Contexte, 2024, disponible en ligne : https://www.contexte.com/article/environnement/reglement-emballages-la-recette-de-mcdonalds-pour-un-lobbying-reussi_195245.html

[14]  Verbatim repris de l’entretien effectué avec la journaliste Laura Mercier.

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