Afin de mieux comprendre les stratégies mises en place par la délégation de La France insoumise (LFI) pour contrer l’influence grandissante de l’extrême droite au Parlement européen, nous avons échangé avec Thierry[1], collaborateur parlementaire. À travers cet entretien, il met en lumière les défis posés par la restructuration de l’hémicycle. Dans un contexte où les marges de manœuvre institutionnelles de The Left se réduisent, la bataille se déplace sur le terrain médiatique et numérique. Dès lors, comment la délégation de LFI au Parlement européen adapte-t-elle sa communication pour mettre en place sa nouvelle stratégie et maintenir une présence dans le débat public ?

Depuis sa création en 1979 avec les premières élections au suffrage universel direct, le Parlement européen a toujours été composé de plusieurs groupes politiques, aucun d’entre eux n’ayant jamais obtenu la majorité absolue des sièges. Pour orienter la politique européenne, différents groupes doivent s’entraider en formant une alliance ou une coalition. Elles sont toutes deux rattachées à la notion de consensus, inhérente aux institutions européennes[2].
Un paysage parlementaire inédit
Ces regroupements sont communs, mais le mandat européen 2024-2029 est marqué par la montée de l’extrême droite en Europe[3]. Ce mandat est caractérisé par la normalisation des trois groupes européens d’extrême droite (Patriots for Europe, Europe of Sovereign Nations et European Conservatives and Reformists) par la droite et le centre droit européens (European People’s Party et Renew) qui acceptent de faire alliance pour certains votes. Le « cordon sanitaire[4] » déployé par les groupes de gauche et de centre droit pour contrer l’extrême droite se trouve ainsi fragilisé.
Thierry souligne l’ampleur de ce découpage parlementaire et insiste sur le changement des groupes dominants au Parlement, qui présage selon lui d’une menace pour la politique européenne. Le ralliement de l’extrême droite vient concurrencer le groupe de droite, European People’s Party Group (PPE), avec ses 187 sièges. Ces groupes s’attachent notamment à renégocier des initiatives issues du mandat 2019-2024, comme le pacte vert (Green Deal)[5].
Une nouvelle stratégie communicationnelle : entretenir un intérêt médiatique pour réaffirmer l’opposition gauche — extrême droite
Lors du précédent mandat, le groupe The Left possédait un rôle clé dans la lutte contre la droite et l’extrême droite, par le biais d’une alliance avec les groupes S&D, The Greens et Renew. Les marges de manœuvre institutionnelles pour The Left se retrouvent limitées sur ce mandat 2024-2029 — il est impossible de réunir une majorité progressiste[6] —, The Left adopte donc une nouvelle stratégie : « Là notre travail, ce n’est pas [d’intervenir sur] un sujet précis, mais essayer de défendre le peu qu’on a et de rediaboliser l’extrême droite. »
Pour ce faire, la délégation de LFI s’appuie sur une visibilité médiatique intense lors de la campagne des élections européennes qui braque les projecteurs sur des personnalités comme la tête de liste ou certain·es candidat·es. C’est le cas de Manon Aubry, qui était déjà tête de liste en 2019, ou encore de Rima Hassan, nouvellement élue au Parlement européen, qui se démarque par son engagement pour les droits des Palestinien·nes. Mais cet intérêt est souvent éphémère : une fois la campagne terminée, l’attention des médias français retombe. Pour éviter une invisibilité post-électorale, Thierry affirme qu’il est essentiel de maintenir une communication active et régulière, d’affirmer sa présence dans les arènes numériques et médiatiques et d’engager durablement les citoyen·nes autour de leurs idées, en somme de faire « campagne permanente[7] ».
Ainsi, les plus connus profitent de la visibilité acquise lors des élections pour entretenir une proximité avec les citoyen·nes et pour rendre apparentes ses luttes internes au Parlement européen. Il s’agit par exemple de mettre en lumière les actions et les votes de l’extrême droite ou bien les tentatives de détricoter les avancées du précédent mandat par l’alliance conservatrice.
Dans cette optique, la délégation de LFI déploie une stratégie de communication qui repose sur le fait d’extraire la conflictualité de l’institution pour l’exposer aux yeux des citoyen·nes. Elle essaie aussi de mettre en avant une dichotomisation de l’espace politique pour illustrer une opposition fondamentale entre les intérêts des citoyen·nes et les actions de l’extrême droite, dans un contexte où celle-ci se renforce en France et en Europe. Dans cette perspective, les réseaux sociaux numériques tels que TikTok ou Instagram constituent un espace à investir.
Les réseaux sociaux, un levier incontournable pour pallier le désintérêt des médias français envers l’actualité européenne
Les réseaux sociaux offrent une alternative au manque d’intérêt des médias français pour l’actualité européenne. Thierry explique qu’en France, le suivi de l’actualité européenne est très faible, les médias et la presse « ont décrété que cela ne servait à rien ». À titre d’exemple, TF1 et LCI se partagent un seul envoyé spécial à Bruxelles, ce que le collaborateur parlementaire perçoit comme « un désintérêt total des grandes chaînes pour les affaires européennes ». Thierry estime donc que « les eurodéputé·es français·es doivent redoubler d’efforts pour inverser la tendance et exister dans l’espace public ». Ainsi, les équipes de communication multiplient les formats (short vidéos, manifestes, etc.) et les contenus pour capter l’attention.

Captures d’écran des comptes Instagram de Manon Aubry et Rima Hassan faites le 31 mars 2025. Nous pouvons voir que les posts sont variés, nous retrouvons des carrousels textuels, des vidéos ainsi que des captures d’écran de posts X. Entre le 22 mars 2025 et le 31 mars 2025, les deux comptes ont chacun publié 15 posts. Il y a en plus de cela, 3 posts épinglés sur chacun des comptes.
Si les réseaux sociaux permettent aux eurodéputé·es de contourner le manque d’intérêt médiatique en mobilisant directement les citoyen·nes, ils et elles sont aussi un levier essentiel pour atteindre les journalistes et influencer l’agenda médiatique. À ce titre, le réseau social X (ex-Twitter) joue un rôle particulier, en devenant un canal direct entre les politiques et les médias.
Comme nous l’a rappelé Thierry, passer par X est l’un des seuls moyens d’entrer en contact et de maintenir des liens avec les journalistes, celui-ci ayant progressivement « remplacé les attaché·es de presse ». Raison pour laquelle certain·es élu·es ont décidé de conserver leur compte, malgré les enjeux éthiques et politiques liés au rachat de la plateforme par le milliardaire d’extrême droite Elon Musk.
Rester sur X et tweeter régulièrement permet également de répondre au manque d’intérêt des médias français. Une étude de la Fondation Jean Jaurès en 2024 révèle ainsi que seulement 3 % de l’offre globale d’information des journaux télévisés du soir concernaient les institutions européennes[8]. L’actualité européenne demeure « invendable[9] », en raison notamment de la complexité perçue de ces sujets. Thierry explique la nécessité de créer de la polémique et un storytelling autour d’un sujet pour que les journalistes le couvrent. Les journalistes et les député·es sont ainsi en logique de « coproduction »de l’information, grâce aux posts X, mais aussi au travers de points presses informels. Il indique que « député·es et journalistes finissent par se connaître ».
Ce témoignage nous permet ainsi de comprendre les interactions qui existent entre le champ politique, avec un parti d’opposition qui cherche à mettre à l’agenda médiatique des problèmes publics, et le champ journalistique, qui dépend en grande partie des sources politiques pour alimenter des scoops avec parfois le concours des député·es européen·nes.
Dans un Parlement où l’extrême droite se structure et gagne en influence, The Left voit son rôle institutionnel se réduire. Face à ce contexte, la stratégie de résistance de la délégation LFI repose sur deux axes complémentaires : une communication numérique offensive pour mobiliser les citoyen·nes et une utilisation ciblée des médias, notamment via X, pour imposer ses thèmes dans l’agenda médiatique. Pour le groupe, cette bataille de visibilité est cruciale pour éviter la banalisation des idées d’extrême droite et maintenir un contre-discours progressiste à l’échelle européenne.
Article rédigé par Oréna CIGAR, Tess FRAYSSE, Ahmed KAROURI, Emmy MARC et Matthieu SZCZESNOWSKI, master 1, promo 2024-2025.
[1] Le prénom a été modifié.
[2] Costa, O., & Magnette, P. (2003). The European Union as a consociation? A methodological assessment. West European Politics, 26 (3), 1‑18. https://doi.org/10.1080/01402380312331280568
[3] En 2019, l’extrême droite composée des groupes ID (Identity and Democracy) et ECR (European Conservatives and Reformists) comptabilise 118 sièges, alors qu’en 2024, l’extrême droite progresse avec un nouveau groupe (PfE – Patriots for Europe, ESN – Europe of Sovereign Nations, CRE – European Conservatives and Reformists) qui compte aujourd’hui 187 sièges au Parlement européen. À l’échelle nationale française, l’extrême droite passe de 19 sièges (sur 79) en 2019 à 35 sièges (sur 81) en 2024. – Outil de comparaison | Résultats des élections européennes 2024 | Parlement européen. (s. d.). https://results.election.europa.eu/ ; http://www.europarl.europa.eu/portal/fr. Consulté le 15 février 2025, à l’adresse https://results.election.europa.eu/fr/outils/outil-de-comparaison
Pour aller plus loin : Chopin, T. (2024). Quels nouveaux équilibres politiques au Parlement européen ?: Esprit, Septembre(9), 13‑17. https://doi.org/10.3917/espri.2408.0013 & Éditorial. Europe : Résister aux faux-semblants de l’extrême droite. (2024). Esprit, 7‑8, 5‑7. https://doi.org/10.3917/espri.2407.0005
[4] La notion de cordon sanitaire est empruntée au vocabulaire médical, où un cordon sanitaire sert à isoler une zone infectée pour éviter la propagation d’une maladie. Dans le contexte européen, il s’agit d’un accord tacite ou explicite entre les groupes politiques traditionnels (centre droit, centre gauche, libéraux, écologistes) pour exclure les groupes politiques d’extrême droite des postes à influence (président de la commission, des rapports parlementaires) et limiter leur impact sur les décisions législatives.
[5] « L’architecte du Pacte vert pour l’Europe (Green Deal) de l’Union européenne (UE) et ancien commissaire européen, Frans Timmermans, a pris la parole pour défendre son bilan. Il entend lutter contre les efforts de la droite, désireuse de remplacer le Green Deal par un programme de compétitivité. […] Or, les eurodéputés de droite attribuent le ralentissement économique de l’Europe aux politiques menées par Frans Timmermans. » Kurmayer, N. J. (2025). Face aux attaques, l’ancien commissaire européen Frans Timmermans défend le bilan du Green Deal. www.euractiv.fr. https://www.euractiv.fr/section/energie-climat/news/face-aux-attaques-lancien-commissaire-europeen-frans-timmermans-defend-le-bilan-du-green-deal/
[6] Une alliance des groupes The Left, S&D, The Greens et Renew ne comptabiliserait que 43,31% des votes sur le mandat 2024-2029 contre 50,9 % sur le mandat 2019-2024.
[7] Blumenthal, S. (1980). The permanent campaign : Inside the world of elite political operatives. Beacon Press.
[8] Actualité européenne : La grande timidité de nos journaux télévisés. (s. d.). La Revue des médias. Consulté 15 février 2025, à l’adresse https://larevuedesmedias.ina.fr/actualite-europeenne-la-grande-timidite-de-nos-journaux-televises
[9] Baisnée, O. (2003). Une actualité « invendable ». Les rédactions françaises et britanniques face à l’actualité européenne. In G. Garcia & V. Le Torrec (Éds.), L’Union européenne et les médias. Regards croisés sur l’information européenne (p. 24). L’Harmattan.