Compte-rendu du dossier “Genre et Communication : quels enjeux pour les pratiques professionnelles en communication ?” coordonné par Valérie Lépine, Josianne Millette et Sandrine Roginsky, Communication & Professionnalisation n°12, 2021
Le mouvement Me Too est né en 2007, notamment grâce à la travailleuse sociale et militante féministe afro-américaine Tarana Burke, pour dénoncer publiquement les violences sexistes et sexuelles à l’égard des femmes, et en particulier des femmes appartenant aux minorités ethniques. Le mouvement est relancé en octobre 2017, par l’actrice Alyssa Milano dans le cadre de l’affaire Weinstein, le hashtag #Metoo prend à ce moment-là une ampleur internationale et permet de créer un mouvement de dénonciation publique des violences sexuelles.
Ces violences sont aujourd’hui un sujet de société qui touche toutes les sphères, qu’elles soient publiques ou privées. L’ouverture des discussions sur les violences sexuelles dans le débat public a créé un terreau fertile, qui questionne les violences de genre dans notre société. Des enjeux tels que l’inclusivité, l’accès à l’emploi, les différences de salaires, ou encore les discriminations sexistes et sexuelles se sont insérés progressivement dans le l’espace public et sont désormais des thématiques clés, au cœur des stratégies RSE des entreprises. La dénonciation de la ligue du LOL en 2019, que certains considèrent comme le « #MeToo du journalisme français », témoigne du poids de ces sujets et de l’importance de la considération du caractère mouvant de l’opinion publique. Plus récemment, le licenciement de Pierre Ménès, consultant chez Canal +, après la diffusion du documentaire “Je ne suis pas une salope, je suis une journaliste”, de Marie Portolano, illustre le devoir d’exemplarité que doivent s’imposer les organisations pour préserver leur image et leur notoriété. Si les travaux qui questionnent le genre se multiplient, peu d’entre eux analysent la professionnalisation dans le monde de la communication par le prisme du genre.
C’est dans ce contexte que s’inscrit la démarche de recherche choisie par les chercheuses Sandrine Roginsky, Josianne Millette, Valérie Lépine, Emmanuelle Bruneel, Leveneur Laurence et Marilou St-Pierre dans le dossier numéro 12 de la revues Communication & Professionnalisation intitulé “Genre et Communication : quels enjeux pour les pratiques professionnelles en communication ?”publié en 2021. Dans ce dossier, les chercheuses analysent les enjeux et les dynamiques de la professionnalisation en communication par le prisme du genre dans divers sphères de la communication telles que le journalisme sportif, la communication autour de la promotion de la parité en entreprise ou encore les animateurs et animatrices de jeux et de variétés télévisés.
Ce dossier aborde la question du genre sous le prisme de la professionnalisation des pratiques dans le domaine de l’information et de la communication. Il traite plusieurs thèmes tels que les dynamiques de professionnalisation en communication ou la parité femme-homme dans les milieux professionnels. Il porte également sur le double standard que subissent les femmes, les normes et stéréotypes de genre, l’éthique dans le monde de la communication, l’évolution de la place des femmes dans le milieu professionnel de la communication et les limites de certaines démarches paritaires ou égalitaires (qui participeraient davantage à dépolitiser et minimiser certaines violences sexistes).
Ce dossier a donc pour vocation d’introduire un espace d’échange et de réflexion pour mieux appréhender les problématiques du genre en organisation mais aussi analyser l’influence du genre dans les pratiques professionnelles en information et communication. Il s’inscrit en cela pleinement dans les axes thématiques traités par la revue Communication & Professionnalisation
La revue scientifique “Communication & Professionnalisation‘’ est dirigée par François Lambotte et éditée par le réseau international sur la professionnalisation des communicants,
qui regroupe des chercheurs et praticiens belges, canadiens et français. Elle a pour vocation de questionner les évolutions pratiques et professionnelles en communication dans le monde francophone. La revue publie des travaux concernant les différentes dynamiques de la professionnalisation des communicants. Ces dynamiques sont abordées selon différentes perspectives (sociologiques, éthiques, déontologiques, critiques, économiques, organisationnelles), mais également au travers des différentes pratiques professionnelles (communication interne, communication marketing, relations publiques, communication numérique, communication médiatique, communication politique, management de la communication).
Les articles de ce dossier questionnent les dynamiques genrées dans le cadre des pratiques professionnelles en communication. Il a pour objectif d’ouvrir un espace d’échange et de réflexion, pour les chercheurs et membres de la profession, autour de trois axes :
- Les enjeux du genre à la lumière des trajectoires professionnelles
- Les enjeux du genre au prisme des pratiques professionnelles
- Les enjeux épistémologiques et méthodologiques des perspectives du genre pour la professionnalisation et les pratiques de la communication
Le dossier comporte cinq articles, traitant chacun des rapports de genre dans la professionnalisation en communication. Le premier article est un propos introductif intitulé ‘’Genre et Communication : quels enjeux pour les pratiques professionnelles en communication ?’’, de Sandrine Roginsky, Josianne Millette et Valérie Lépine, qui introduit la problématique et pose le contexte dans lequel le dossier s’inscrit. Le deuxième article du dossier est un article intitulé ‘’Promouvoir « la parité » en entreprise : un enjeu de communication source de dépolitisation de l’égalité’’ d’Emmanuelle Bruneel, il propose une analyse d’une campagne de recrutement promouvant la parité dans l’entreprise d’Accenture. Le troisième article rédigé par Sandrine Roginsky s’intitule “Quelle prise en compte du genre dans la communication publique ?” explore les pratiques professionnelles de la communication publique au travers du prisme du genre. Le quatrième article de Laurence Leveneur s’intitule ‘’Les animateurs et animatrices de jeux et de variétés télévisés. Un double confinement de genres’’, et porte sur une étude de cas traitant des dynamiques de genre dans l’univers des animateurs et animatrices de jeux télévisés. Enfin, le dernier article est rédigé par Marilou St-Pierre et s’intitule “C’est tellement plus facile d’obtenir des confidences sur un oreiller » : le mythe de la salope chez les journalistes sportives québécoises”. Il s’agit d’une étude de cas illustrant l’évolution des pratiques des journalistes sportives au Québec.
L’introduction du dossier “Genre et Communication : quels enjeux pour les pratiques professionnelles en communication ?”, rédigé par les coordinatrices Valérie Lépine, Josianne Millette et Sandrine Roginsky, pose un constat et un point de départ réflexif sur le rôle du genre dans la professionnalisation des métiers de la communication et du journalisme. En s’appuyant sur des productions et des organisations internationales comme Toutes Femmes, Toutes Communicantes (en France), Femme en Créa (Québec), The Lost Girls Mouvement (EU) et Creative Equals (UK), elles remarquent que les métiers de la communication et du journalisme se féminisent. Ce constat engendre une dévalorisation des métiers induite par l’arrivée des femmes, une hiérarchisation des tâches masculines et féminines et l’institution de discriminations en organisation. Cet article introductif permet de mettre en évidence l’état de la recherche sur le genre et les pratiques professionnelles en communication en mettant en avant le genre comme un espace de conflictualité et par conséquent intrinsèquement politique.
Le second article écrit par Emmanuelle Bruneel ‘’Promouvoir « la parité » en entreprise : un enjeu de communication source de dépolitisation de l’égalité, est une analyse critique d’une campagne de recrutement de l’entreprise Accenture. Cette campagne, intitulée “Equals”, fait la promotion de la politique paritaire de l’entreprise, pour une meilleure diversité. Emmanuelle Bruneel rappelle à ce titre, qu’Accenture est une multinationale de conseil en informatique, dont les effectifs sont majoritairement masculins. La démarche méthodologique propose une analyse sémiologique des différentes affiches produites pour la campagne et démontre une reproduction de la bicatégorisation genrée.Selon l’auteure, ceci participe à une dépolitisation de l’égalité du genre par sa posture discursive égalitariste. Au travers de cette campagne, les femmes sont tenues responsables des discriminations qu’elles subissent parce qu’elles s’immiscent peu à peu dans un secteur d’activité masculin. La parité qui apparaît dans cette campagne, comme la solution à ce problème, dépolitise et euphémise les discriminations subies par les femmes en entreprise. L’intérêt de l’article réside dans son approche sémiologique et analytique de la mise en forme visuelle d’une représentation genrée des métiers, ici du conseil en informatique. Enfin, il montre également les difficultés de produire une représentation visuelle genrée sans stéréotype de genre.
Le troisième article, “Quelle prise en compte du genre dans la communication publique ?” de Sandrine Roginsky explore les pratiques professionnelles en communication publique en matière de genre. L’auteure met en évidence l’importance de la communication publique dans la (dé)construction des représentations du genre auprès du public. Initialement, cet article a été commandé par une administration belge ce qui implique que dans sa méthodologie de recherche l’auteure ait eu facilement accès à de la documentation interne et préparatoire car elle lui a été fournie lors de la commande. Aussi, l’auteure a mené une série d’entretiens semi-directifs avec des communicants d’administrations publiques mais également d’agences de communication pour ce projet. Cette approche méthodologique a mis en lumière la neutralisation de l’aspect conflictuel qu’engendre normalement la notion de genre.
L’article ‘’Les animateurs et animatrices de jeux et de variétés télévisés. Un double confinement de genres’’ de Laurence Leveneur questionne le rôle énonciatif des animatrices dans les jeux télévisés, au travers d’une comparaison des pratiques et des comportements des hommes et des femmes. Pour pouvoir répondre à ce questionnement, l’auteure a mené une lecture et une analyse des documents et des données audiovisuelles archivées à L’Institut National de l’Audiovisuel (INA) qui recensent les animatrices référencées dans les missions de variétés, ainsi qu’une lecture de documents écrits et le visionnage de plusieurs programmes télévisés. Ensuite, afin de récupérer les noms des femmes et de vérifier leurs rôles dans ce genre de programmes, l’auteure a créé une cartographie des jeux télévisés français de 1950 à 2017 à l’aide de plusieurs sources à titre exemple : les notices documentaires accessibles par l’outil hyperbase de l’Inathèque de France, de lecture de journaux de programmes faites pour des différents interviews, la lecture des dictionnaires historique sur la télévision ainsi que des rapports écrits après diffusion par les chefs d’antenne. Cette méthodologie a permis d’étudier le rôle énonciatif précis des animateurs et animatrices et mesurer le nombre de programmes de variété présentés par des femmes et de comparer les origines professionnelles des femmes par rapport à leurs homologues masculins. Selon l’auteure, il existerait une ségrégation de genre dans le milieu télévisuel, que reproduirait et normalise les stéréotypes de genre. En effet, les femmes (animatrices ou productrices) sont cantonnées aux émissions de divertissement, qui sont considérées comme le bas de la hiérarchie professionnelle, tandis que les émissions d’information ou culturelles, dotées d’une grande reconnaissance dans ce milieu, sont majoritairement animées et produites par des hommes. Cet article démontre également que les femmes doivent répondre aux codes de la bienséance de l’époque, et faire preuve d’une bonne image pour répondre aux attentes du public.
L’article “« C’est tellement plus facile d’obtenir des confidences sur un oreiller » : le mythe de la salope chez les journalistes sportives québécoises” de Marilou St-Pierre apporte une analyse diachronique de la place des femmes journalistes sportives des années 70 à nos jours. Pour rédiger cet article, elle a réalisé une vingtaine d’entretiens avec des femmes ayant exercé la fonction de journaliste sportive entre 1970 et 2015 au Québec. À la suite de ces entretiens, une analyse inductive générale a été réalisée pour faire émerger des récurrences. Trois catégories distinctes se sont dessinées avec des caractéristiques spécifiques. Cette méthodologie a permis d’illustrer, au travers de témoignages, l’évolution des pratiques des femmes journalistes sportives au travers de trois générations ; “les pionnières” de dans les années 70 et 80, “les stabilisatrices” des année 90 aux années 2000 et « les performatrices » à partir des années 2000 à nos jours. L’auteur démontre que dès les années 70, les journalistes sportives ont dû s’imposer des barrières pour se protéger d’éventuelles discriminations ou rumeurs qui auraient pu nuire à leurs carrières. Plus récemment, elles doivent correspondre à un idéal féminin imposé par les médias. Elles doivent donc jongler et trouver un équilibre entre “séduction” et “distance” pour plaire au public tout en concernant leur place dans ce secteur d’activité.
Chaque article du dossier aborde la thématique du genre dans sa professionnalisation par la communication. Ils traitent du rôle sociologique qu’exerce le genre dans la professionnalisation en communication et permettent de saisir la complexité du genre en milieu professionnel, tout en constatant que le genre influe sur les pratiques professionnelles et organisationnelles.
L’ensemble de ces articles démontre que les pratiques professionnelles sont conditionnées par la thématique du genre. Omniprésentes dans le milieu du journalisme sportif et dans les pratiques télévisuelles, les questions relatives au genre déterminent le rôle des hommes et des femmes. Qu’il s’agisse du milieu télévisuel ou du journalisme sportif, les femmes sont victimes de discriminations et/ou d’inégalités. Les articles de Laurence Leveneur et de Marilou Saint-Pierre démontrent parfaitement que les femmes doivent perpétuellement justifier et légitimer leurs places. Également, dans l’article de Marilou St-Pierre, il est fait le parallèle entre l’évolution en trois temps ( de 70 à 80, de 90 à 2000 et des années 2000 à nos jours) du rôle de journalistes sportives au Québec et les vagues du féminisme.
En effet, dans les années 70-80 les “les pionnières” visent à l’existence même des journalistes sportives féminines et une recherche d’égalité entre les journalistes sportives, cette première étape correspond relativement au période de la deuxième vague féministe (des année 60 à 90) qui se focalise la place de la femme dans la famille mais aussi les violences conjugales ou le viol. Les “stabilisatrices” combattent les stéréotypes de genres véhiculés par le milieu hétéronorrmé du sport et la publication du mythe de la salope en rapport avec les sujets apportés par la troisième vague de féminisme qui commence dans les années 90 et se met en avant les femmes considérées comme doublement marginalisées ou stigmatisées femmes de couleurs, lesbiennes ou ne correspondant pas aux stéréotypes de genre. Les “performatrices” qui affirment leur singularité et leur place moins marginale dans cet univers à partir des années 2000, sensiblement au même moment que la quatrième vague de féminisme qui a vu le jour dans les années 2000 en Europe et en Amérique latine, avec l’avènement d’Internet et l’essor des réseaux sociaux et qui à permis une certaines démocratisation du féminisme, car plus accessible et qui donne naissance au « hashtag féminisme » « hashtag MeToo» par exemple.
Pourtant, les questions de genre sont euphémisées et dépolitisées, comme l’explique l’article d’Emmanuelle Brunelle au travers de l’analyse de la campagne de communication “Equals” du groupe Accenture, qui répond à ces problématiques par la promesse de la parité.
L’article de Sandrine Roginsky démontre que le genre est utilisé en milieu professionnel, uniquement pour catégoriser les femmes et il illustre également la dimension conflictuelle, que la question du genre est censée engendrer, qui est minimisée et neutralisée par les communicants dans leurs pratiques professionnelles.
Ce dossier met en lumière la neutralisation de la question du genre dans les pratiques professionnelles d’un point de vue international. En effet, il offre un panorama complet des différentes dynamiques de genre dans les pratiques professionnelles en communication francophone en s’appuyant sur des études menées en France, au Canada et en Belgique.
Pour conclure, de manière générale nous pouvons retenir que le dossier “Genre et Communication : quels enjeux pour les pratiques professionnelles en communication ?” invite les lecteurs à se questionner et à s’informer davantage sur le genre dans la professionnalisation de la communication. Aujourd’hui, le genre en milieu professionnel est un sujet encore peu documenté et étudié bien qu’il soit au cœur de nos pratiques professionnelles. L’ensemble des contributions du dossier met en évidence l’intérêt d’une perspective professionnelle. Les catégories socio-professionnelles étudiées démontrent que la hiérarchisation du genre est systémique dans les organisations et que les figures hégémoniques masculines et féminines revêtent les mêmes caractéristiques, bien qu’elles diffèrent légèrement en fonction des domaines étudiés. Si les femmes se sont insérées dans des métiers et des filières qui étaient auparavant réservés aux hommes, elles doivent redoubler d’effort pour acquérir une certaine légitimité.
Malo Bruckert, Jessica Claudin, Lili Gosnet, Sofiane Moussa, Naima Wehliye Cismaan (M2, 2022-2023)