Rencontre. Le vendredi 8 février 2019, le Département de communication politique et publique de l’UPEC invitait Romain Badouard, Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris II Panthéon-Assas, et Samuel Bouron, Maître de conférences en Sociologie à l’Université Paris-Dauphine, à l’occasion d’une conférence intitulée « Fake news ? ». Animée par Benjamin Ferron, Maître de conférences au Département de Communication, cette rencontre a été l’occasion d’aborder la thématique très actuelle des « fausses informations », en particulier leur circulation dans les réseaux socio-numériques. A la lumière du livre de Romain Badouard, Le désenchantement de l’Internet. Désinformation, rumeur et propagande (FYP, 2017) et des recherches de Samuel Bouron coordinateur d’un numéro thématique de la revue Agone intitulé Les beaux quartiers de l’extrême-droite (Agone, 2014), nous avons tenté de saisir ce phénomène au prisme de ses enjeux politiques.
Aussi simple que puisse paraître, de prime abord, le sens du terme « fake news », on peut se demander si cette expression n’est pas susceptible de recouvrir une conception manichéenne de l’information occultant l’importance des luttes sociales pour la définition du vrai et du faux : « un peu comme l’enfer chez Sartre, ironise Benjamin Ferron en introduction, les fake news, c’est toujours les autres ». Véritable « prénotion » au sens sociologique du terme, les « fake news » soulèvent de nombreuses interrogations. Sous le regard attentif de la cinquantaine de participants présents, la parole est laissée aux invités qui proposent plusieurs éléments de réponse.
Les fake news : information ou propagande ?
Romain Badouard explique que l’extension de l’accès aux outils numériques a changé notre manière d’accéder à l’information. Avant les années 2000, cette information était filtrée par les gatekeepers, c’est-à-dire les journalistes. Les professionnels de l’information sont aujourd’hui de plus en plus concurrencés par des algorithmes, qui présélectionnent les informations susceptibles d‘intéresser l’utilisateur. La notion de fake news, semble facile à appréhender de premier abord. Il s’agit de fausses nouvelles, d’« infox », c’est-à-dire des contenus médiatiques qui ressemblent à de l’information, mais dont le but est de détourner et tromper le public. Samuel Bouron explique qu’il a croisé ce terme pour la première fois lors d’un évènement « apéro-saucisson-pinard » organisé par des militants d’extrême-droite appartenant au Bloc Identitaire, pour en exclure les personnes de confession musulmane. Le terme s’est imposé ensuite avec force dans le débat public lors des élections américaines et françaises de 2017. Les réseaux sociaux jouent un grand rôle dans leur diffusion car ils sont devenus « la porte principale de l’information » (Romain Badouard), et jouent à ce titre un rôle de véritables catalyseurs et amplificateurs des fake news. Ces contenus douteux concurrencent donc le travail des journalistes dans les médias traditionnels et appellent à des formes de régulation. Mais comment réguler la production et la circulation des informations – fussent-elles « fausses » – sans attenter au principe de la liberté d’expression ?
L’industrie financière des “fake news” : un processus d’enfermement
Il est nécessaire de mettre en relation l’explosion de ces rumeurs en ligne et les logiques économiques et politiques qui président à la fabrique des débats publics contemporains. Les fake news ont pris une dimension industrielle car elles permettent de générer beaucoup d’argent. C’est ce que souligne Romain Badouard, quand il cite l’exemple de jeunes de Macédoine, diffusant de fausses informations sur la candidate démocrate aux élections américaines en 2016, Hillary Clinton. Ils publient alors sur des comptes de réseaux socio-numériques non pas en raison de leurs préférences idéologiques, mais afin de toucher les revenus publicitaires.
Une des solutions trouvées par les journalistes pour contrecarrer la dissémination de ces fausses informations est le fact checking, une technique qui permet de vérifier les rumeurs. Elle est cependant complexe à mettre en œuvre. La multiplication des fact checkers tend d’une part à renforcer les frontières entre les professionnels du journalisme – des spécialistes de l’information souvent passés par des écoles de journalisme et revendiquant un savoir-faire spécifique fondant la légitimité de leur profession – et les profanes. Par ailleurs, comment cibler et toucher les populations qui adhérent à la vision du monde que propose ces fausses informations, alors qu’elles sont rarement celles qui consultent les journaux pratiquant le fact checking ?.[i].
La politique des fake news : entre « réinformation » et « désinformation »
Les fake News se sont constituées en un véritable problème public puisqu’elles tendent à dévoyer les règles officielles du jeu démocratique, fondé sur la véracité des faits et la rationalité des arguments. La création, la diffusion ou le partage de fake news dans les groupuscules d’extrême-droite relèvent, dans les termes de leurs militants, d’une entreprise de « réinformation » face à ce qu’ils perçoivent comme le « journalisme établi ». La proximité sociale et idéologique des élites médiatiques, politiques et/ou intellectuelles, implique du point de vue de certains groupes militants une stratégie de « contre-attaque » face au « système ». Romain Badouard explique que cette forme de (contre-) propagande politique est très marquée à l’extrême droite. A titre d’exemple, il évoque la campagne présidentielle de 2017 où la principale cible des fausses informations était Emmanuel Macron, opposé à Marine le Pen.
Il distingue trois techniques de « réinformation » au travers des fake news : des contenus parodiant et détournant un cadrage médiatique (à la manière du Gorafi), des vieilles rumeurs appliquées à l’actualité ou encore des nouvelles importées d’ailleurs. Ainsi, ces rumeurs, ces fausses informations ne sont pas complètement vraies, sans être complètement fausses. Cela laisse donc une marge d’interprétation au lecteur prédisposé à adhérer à cette vision du monde. Après tout, « nous voyons ce que nous croyons »[2].
Considérer l’utilisation des fake news au travers de ce prisme partisan est particulièrement éclairant. En effet, ces groupes marqués politiquement à l’extrême-droite relaient des fausses informations, car elles correspondent en réalité à une vision du monde qui est favorable à leurs intérêts politiques[3] Elles ont pour but de traduire des angoisses face à un contexte de mondialisation, de défiance face aux élites, une des composantes majeures de ce qui caractérise le « populisme », selon la chercheuse italienne Antonella Seddone [4]. Ainsi, la propagation systématique de fausses informations caractérise principalement l’extrême droite, et pas les groupes extrême-gauche (Romain Badouard).
Un champ journalistique propice à la circulation de fausses informations.
Selon Samuel Bouron, les journalistes sortant d’écoles reconnues sont formés pour être interchangeables et privilégieraient ainsi schématiquement, la « forme » sur le « fond ». Il y a un lien très étroit entre le marché du travail et les écoles de journalisme, où l’on apprend aux étudiants les codifications techniques leur permettant de travailler « partout » sur tous les sujets. C’est ainsi que ces journalistes omnibus tendent de plus en plus, selon Samuel Bouron à favoriser le « spectaculaire », au détriment des contenus d’information. Le Bloc Identitaire, mouvance d’extrême droite, a favorisé de son côté la formation de ses militants aux codes de l’expression journalistique. Les stratégies de communication de l’extrême-droite identitaire sont particulièrement organisées[5].
Le chercheur montre que ce double mouvement – l’enfermement journalistique dans des routines de travail et la professionnalisation croissante de la communication du mouvement identitaire – constitue un terreau favorable à la production et à la diffusion des fake news. En effet, au travers de différents « coups médiatiques » (Patrick Champagne[6]), le Bloc Identitaire a su rentrer dans un processus de « coproduction » de l’information, dont les journalistes sont de plus en plus demandeurs. C’est ainsi que ce nouveau champ journalistique décrit par Samuel Bouron serait idéal pour les identitaires cherchant à faire parler d’eux – qu’importe pour eux que ce soit en bien ou en mal. Ces logiques d’interdépendances entre militantisme et journalisme favorisent une propagation de fausses nouvelles, du fait d’un cadrage médiatique en « surface ». Car comme le rappelle Samuel Bouron, il y a un phénomène de scolarisation poussant les journalistes à la généralisation plus qu’à la spécialisation.
En définitive, si la rumeur est le plus ancien média du monde, on assiste cependant ces dernières années à une expansion significative des fake news. Sont-elles une sorte « d’arme des faibles » ou, au contraire, le cheval de Troie de puissants intérêts ? Internet, et particulièrement les réseaux sociaux favorisent-ils l’avènement de la « désintermédiation », ou constituent-ils simplement un nouvel espace de filtrage prêchant des convaincus du débat politique ? Ces interrogations formulées et discutées par les intervenants n’ont pas manqué de susciter l’intérêt du public. Les nombreuses questions posées en fin de conférence témoignent bien du fait que ce sujet fascine autant qu’il inquiète.
Manon CHRISTEN et Victor MANCIET (promotion 2018-2019)
[i] Sur la notion de « circulation circulaire de l’information », voir Bourdieu, Pierre, Sur la télévision, Paris, Raisons d’agir, 1996 p.22 sq. Pour une analyse statistique récente de ce phénomène dans le champ journalistique français, voir Julia Cagé, Nicolas Hervé et Marie-Luce Viaud, L’information à tout prix, Paris, INA Editions, « Médias et humanités », 2017.
[2] Gérald Bronner, cité in Badouard, Romain, Le désenchantement de l’Internet. Désinformation, rumeur et propagande, FYP, 2017.
[3] Philippe Aldrin, cité in Badouard, Romain, Le désenchantement… op. cit.
[4] Seddone, Antonella : « The road towards 2019 EP Elections. Populism & Euroscepticism », Séminaires UPEC, 2019
[5] Bouron, Samuel : « Des ‘fachos’ dans la rue aux ‘héros’ sur le web. La formation des militants identitaires », Réseaux, 2017/2-3
[6] Champagne, Patrick cité in Neveu, Erik : « Médias et protestations collectives », Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2010, p. 245-264.