Les Pussy Riot (« émeute de chatte »), un groupe punk et féministe russe, ont défrayé la chronique médiatique au printemps 2012 suite à un happening provocateur dans une cathédrale de Moscou. Les trois membres du groupe entendaient dénoncer la collusion entre le clergé orthodoxe russe et le pouvoir présidentiel. Une vidéo diffusée sur la toile a rapidement fait le tour du monde, contribuant à ériger les Pussy Riot en symbole de l’opposition au gouvernement de Vladimir Poutine. Analyse de la médiatisation internationale de musiciennes en colère.
« Vierge Marie, mère de Dieu, chasse Poutine ! »
Quelques jours avant les élections présidentielles russes prévues pour le 4 mars 2012, trois jeunes femmes entrent dans la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou afin d’entonner une « prière punk ». Les paroles sont immédiatement perçues comme une violente attaque contre le président en exercice, Vladimir Poutine, mais aussi contre l’église (Riff, 2012) :
« Vierge Marie, mère de Dieu, chasse Poutine, chasse Poutine, chasse Poutine »
« Merde, merde, merde du Seigneur ! »
Affront direct à des institutions centrales de l’ordre politique et moral voulu par les classes dirigeantes, cet événement déclenche une véritable « panique morale » (Cohen, 1973). Une enquête pour « hooliganisme » est ouverte contre le groupe le 26 février 2012. Trois suspectes sont arrêtées et accusées « d’incitation à la haine religieuse » : N. Tolokonnikova, M. Alekhina et E. Samoutsevitch (Courrier international, 14/08/2012).
L’affaire déclenche un tollé relayé dans les médias internationaux. Ce qui aurait pu demeurer un « fait divers » national est érigé en grande cause internationale. La situation ne manque pas de surprendre : avant l’évènement de la cathédrale du Christ-Sauveur, les Pussy Riot se veulent féministes et engagées, tout en cherchant à attirer l’attention sur leur cause en organisant des happenings, des performances et des concerts « sauvages » dans les rues de Moscou. Mais rien ne permet d’anticiper le fait qu’elles vont devenir, quasiment du jour au lendemain, des icônes de l’opposition au régime de Poutine, de la libération des femmes et de la liberté d’expression. Le cas des Pussy Riot rejoint des interrogations plus générales, formulées notamment par Clifford Bob, auteur d’un ouvrage consacré au « marketing de la rébellion » (2005) : comment expliquer que des mouvements de défense des opprimés ou des groupes de libération nationale deviennent des « causes globales » célèbres, tandis que d’autres restent confinés dans l’isolement et l’obscurité ? Comment parviennent-ils à pousser de puissants réseaux transnationaux – organisations internationales, ONG, médias, intellectuels ou public au sens large – à se focaliser sur tel ou tel mouvement, faisant bénéficier une poignée de groupes opprimés des bénéfices de la mondialisation contemporaine ?
Dans le cas des Pussy Riot, il faut considérer le rôle des médias et des facteurs géopolitiques à l’œuvre. Des médias d’horizons géographiques et politiques divers s’intéressent en effet massivement à l’affaire. Les trois jeunes femmes se retrouvent de manière totalement inattendue sous les feux des projecteurs. Entre les médias occidentaux et les médias russes, le traitement journalistique de l’événement varie toutefois considérablement. Perçues comme des opposantes politiques radicales au pouvoir en place, elles sont érigées en véritables boucs émissaires des médias nationaux russes[1]. Le quotidien économique Kommersant, dans un article intitulé « Les Pussy Riot se sont excusées auprès des croyants [2] » mobilise un cadrage pro-gouvernemental en mettant en évidence le caractère hooligan de l’action, des « paroles choquantes et blasphématoires pour les orthodoxes ». De son côté, Sputnik, une agence de presse multimédia russe, accuse les médias occidentaux de médiatiser un procès sans importance pour des raisons idéologiques, et rappellent le lien étroit entre les activistes et le groupe anarchiste Voina (Latsa, 2012) [3].
En Europe, le traitement journalistique est bien plus favorable aux Pussy Riot. A la suite de leur procès, une riposte est menée dans des médias influents. Prenant la défense des activistes, le quotidien français Libération est le premier à se demander dans ses colonnes pourquoi les milieux de l’art et de la culture ne réagissent pas unanimement à la condamnation des jeunes femmes (Loret, 2012). La chaine britannique Skynews (19/2/2014) diffuse de son côté une vidéo en ligne attestant de violences physiques exercées contre les Pussy Riot alors qu’elles s’apprêtaient à mener une action spectaculaire en vue des Jeux Olympiques de Sotchi. Si les médias russes privilégient un cadrage de type « law et order », les médias occidentaux semblent davantage prédisposés à relayer un cadre d’injustice favorable aux jeunes femmes.
Mises en scène provocatrices
Cette exposition médiatique va fonctionner pour le groupe comme une rente symbolique qui leur donne l’occasion de façonner leur image publique. Militantes et artistes, les musiciennes ont le sens de l’organisation et celui de la mise en scène (Gorson-Tanguy, 2014).
La construction de cette image repose d’abord sur des supports visuels, qui constituent de surcroit un moyen de contourner la barrière de la langue. Les jeunes femmes sont facilement reconnaissables à leurs robes légères et colorées, à leurs collants fluo et leurs cagoules en laine. Les Pussy Riot jouent avec les codes culturels du déguisement et du masque qui les rendent paradoxalement reconnaissable et favorisent l’universalisation de leur cause.
Ces féministes colorées tentent en effet de représenter toutes les femmes en cachant leurs visages et en exacerbant les attributs que la société juge « féminins ». L’uniformisation des tenues vestimentaires contribue à donner une « impression d’équipe » (Goffman, 1973) et donc une certaine forme de légitimité au mouvement. L’usage métonymique de la cagoule des Pussy Riot transforme un objet du quotidien en un instrument de communication par la théâtralisation de leur geste militante.
Dans son article consacré à la manifestation d’agriculteurs à Paris en 1982, Patrick Champagne analyse un cas de « manifestation médiatique » visant à donner la meilleure image possible aux médias (1984). L’action militante des Pussy Riot offre un cas de figure en partie différent : à première vue, leur « stratégie » principale consiste essentiellement à choquer le public. C’est ce qui se dégage de la lecture des paroles de leurs chansons. L’identification au groupe s’opère également à travers son style musical qui mêle prouesses scéniques et formulation de revendications politiques. Force est de constater que leurs revendications musicales visent à bouleverser les codes de la bienséance pour mieux interpeller les esprits. Leur musique colle ainsi à la tradition punk, courant musical contestataire né dans les années 70 au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et en Australie, en réaction à l’institutionnalisation du rock et à la révolution conservatrice incarnée par Ronald Reagan ou Margaret Thatcher (Traïni, 2008).
Comme l’explique Erik Neveu, les mouvements sociaux contemporains sont pris dans une véritable « course aux armements symboliques » (2010). Dans un contexte de concurrence accrue pour la visibilité médiatique, chaque action collective se doit de marquer sa différence avec les autres et d’anticiper les attentes de journalistes en quête d’images spectaculaires susceptibles d’accroitre les audiences des médias qui les emploient. C’est ce que semblent avoir parfaitement compris les Pussy Riot. La mise en scène provocatrice de leurs actions doit entrainer inévitablement une couverture médiatique accrue.
Tous ces éléments poussent à croire que les Pussy Riot ont pensé leur mouvement social en s’efforçant de le rendre « spectaculaire » afin d’influencer les autorités et le grand public. Dans cette logique, l’évènement du 21 février 2012 est sans doute le point culminant de cette mise en scène.
A qui profite l’affaire ?
Mariannes sans cocardes pour certains, succubes en cagoules de laine pour d’autres, la réception médiatique de « l’affaire » des Pussy Riot pose question. Finalement, à qui profite l’affaire dont elles sont, selon le point de vue, coupables ou victimes ?
Si les avis divergent de part et d’autre du prisme de la sphère médiatique russe et internationale, les méthodes d’action des Pussy Riot relèvent d’une quasi « guérilla informationnelle » (Castells, 1999) destinée à diffuser leurs revendications malgré la vigilance du fameux « œil » de Moscou sur les initiatives des principaux organes de presse russes.
Le processus de médiatisation-internationalisation de leur cas (ou de leur cause) relève d’une configuration relationnelle à plusieurs niveaux (Elias, 1991). Comme l’observe Todd Gitlin à propos des mobilisations étudiantes des années 1960 aux Etats-Unis, la quête de l’attention médiatique requiert parfois une surenchère de happenings, de violences plus ou moins esthétisées pour demeurer attractif aux yeux des grands organes d’information (1980). Erik Neveu souligne également les effets ambivalents des relais d’information, qui condamnent des groupes subversifs, à l’instar des Pussy Riot , à la “dépendance accrue […] à l’égard de médias publics ou privés qu’ils ne contrôlent pas pour faire passer leur(s) message(s) vers le public le plus étendu” (2010).
Cette recherche de médiatisation à tout prix peut cependant entraîner des effets pervers (Sobieraj, 2011). Dans le cas des Pussy Riot, la “panique morale” dont elles font l’objet montre les risques immédiats d’une telle stratégie : l’État russe, après l’onde de choc émotionnelle qui traverse la société civile suite à leur manifestation, mobilise son monopole de la violence symbolique légitime pour condamner les trois jeunes femmes à l’hérésie, tandis que ces dernières cherchent à tirer parti de l’hostilité au gouvernement Poutine qui domine dans de nombreux pays occidentaux.
En définitive, ce type d’affaire où les intérêts des médias et des militants s’entrecroisent et s’alimentent mériterait une analyse géopolitique plus approfondie. De nombreux éléments permettent d’accréditer l’hypothèse d’une forme d’instrumentalisation politique du conflit, en Russie comme dans les pays qui ont défendu les Pussy Riot. Ainsi Avaaz, la plate-forme de pétitions et de mobilisation en ligne, dénonce la situation :
« La Russie tombe progressivement sous l’emprise d’une nouvelle autocratie […] Notre meilleure chance de prouver à Poutine qu’il y a un prix à payer pour cette répression repose désormais dans les mains de l’Union européenne » (Avaaz, 2012).
Amnesty International a également pris part au conflit afin de dénoncer les violations des droits humains et de la liberté d’expression. De nombreux acteurs politiques, notamment aux États-Unis, se sont emparés du conflit pour servir leurs propres campagnes politiques. Le 4 Avril 2014, Hillary Clinton rend ainsi publique une photographie d’elle en compagnie du groupe féministe (Blake, 2014). Si nous pouvons voir là une façon d’exprimer son opposition au régime anti-démocratique de Poutine, il s’agit également d’une occasion pour la candidate d’obtenir des soutiens sur les réseaux sociaux. Pour preuve de l’efficacité de cette action, le tweet d’Hillary Clinton sera re-twitté plus de 10 000 fois. Les Pussy Riot ne manqueront pas d’y apporter une réponse: “We Would Be Happy if America Chose a Woman” (Holdsworth, 8/2/2016).
La libération des jeunes filles donna également lieu à un communiqué officiel du parti socialiste français affirmant que « Le Parti socialiste réaffirme son attachement à la liberté d’expression, droit fondamental et démocratique qui doit être garanti en toutes circonstances » – qui n’a pas manqué de faire réagir des groupes catholiques voyant dans les Pussy Riot un « groupe anti-chrétien » (Depaw, 2013).
S’il est difficile de savoir à qui cet évènement a le plus profité, il semble évident que les Pussy Riot ont contribué à bouleverser certains codes de la protestation, en particulier en Russie. Ce groupe de militantes a su faire de la provocation et de la médiatisation des armes militantes.
Dahlia ADDA, Lois AISA, Géraud ALBOUY, Lauranne ARNETON-RACON, Pauline AUFRERE, Kaïna BAKLI (Promo 2017-2018)
Sources et références
AVAAZ « Libérez les Pussy Riot, Libérez la Russie! », 2012. Url : https://secure.avaaz.org/fr/free_pussy_riot_in_fr/?pv=39&rc=fb [consulté le 12/10/2017)
BLAKE Aaron, « Hillary Clinton poses with Pussy Riot», The Washington Post, HTML, 07/05/2014, https://www.washingtonpost.com/news/post-politics/wp/2014/04/07/hillary-clinton-poses-with-pussy-riot/?utm_term=.8d4b2e0a9f99, [Consulté le 5 octobre 2017].
CASTELLS Manuel, Le pouvoir de l’identité. L’ère de l’information (1997), trad. Anglais Paul Chemla, Paris, Fayard, 1999.
CHAMPAGNE Patrick, « La manifestation. La production de l’événement politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1984, 52-53, p. 19-41.
CHUPIN Ivan, « Des médias aux ordres de Poutine ? L’émergence de médias d’opposition en Russie », Savoir/Agir, « Journalisme et dépolitisation », 28, juin 2014, p. 33-38.
COHEN Stanley, Folk Devils and Moral Panics. The creation of the Mods and Rockers, Paladin, 1973.
COURRIER INTERNATIONAL, « Chronologie. L’affaire Pussy Riot » Courrier international, HTML 14/08/2012, https://www.courrierinternational.com/article/2012/08/16/l-affaire-pussy-riot . [Consulté le 27 septembre 2017].
DEPAW, Pierre Alain, « Pussy Riot et Femen : qui sont ces femmes soutenues par le Parti Socialiste ? », Le peuple de la paix (forum catholique), 24/12/2013. Url : http://lepeupledelapaix.forumactif.com/t25684-pussy-riot-et-femen-qui-sont-ces-femmes-soutenues-par-le-ps [consulté le 12/10/2013].
ELIAS Norbert, Qu’est-ce que la sociologie ? (1970), La Tour d’Aigues, L’Aube, 1991.
GILET Amandine, « Les Pussy Riot se sont excusées auprès des croyants », La Presse Russe, HTML, 31/07/12, https://lapresserusse.wordpress.com/2012/07/31/les-pussy-riot-se-sont-excusees-aupres-des-croyants/, [Consulté le 2 octobre 2017]
GITLIN Tod, The Whole World is Watching. Mass Media in the Making & Unmaking of the New Left, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1980.
GOFFMAN Erving, La Mise en scène de la vie quotidienne. La Présentation de soi. Chapitre 2 « Les équipes » et Chapitre 5 « La complicité d’équipe » Paris, Les éditions de Minuit (Le sens commun), 1973.
GORSON-TANGUY Virginie, « Pussy Riot, Femen : de nouvelles féministes venues de l’est », Hommes et Libertés, 2014, pp. 46-48.
HOLDSWORTH Nick, “Pussy Riot on Hillary Clinton: We Would Be Happy if America Chose a Woman”, The Hollywood Reporter, 8/2/2016
LATSA Alexandre, « Pussy Riot : pourquoi une telle médiatisation ? », Sputnik, HTML, 08/08/2012, https://fr.sputniknews.com/points_de_vue/20120808195607508/, [Consulté le 4 octobre 2017].
LORET Eric, « Les artistes français aphones », Libération, HTML, 17/08/2012, http://next.liberation.fr/culture/2012/08/17/les-artistes-francais-aphones_840412, [Consulté le 1 octobre 2017]
NEVEU Erik, « Médias et protestation collective », Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines. La Découverte, 2010, pp. 245-264.
RIFF David, « Pussy Riot contre Poutine et l’église russe », Multitudes, vol. 50, no. 3, 2012, pp. 114-116.
SOBIERAJ Sarah, Soundbitten. The perils of media-centered political activism, New York & London, New York University Press, 2011
SKYNEWS, « Pussy Riot Beaten With Horsewhips In Sochi », 19/2/2014. Url: http://news.sky.com/story/pussy-riot-beaten-with-horsewhips-in-sochi-10416728 [consulté le 12/10/2017]
SOKOLOGORSKY Igor, « L’art contemporain russe : vers la sortie du souterrain ? », Esprit, vol. octobre, no. 10, 2016, pp. 116-126 à citer dans le texte
TRAINI Christophe, La musique en colère, Paris, Presses de SciencesPo, Contester, 2008.
WEIBEL Peter, « Le pouvoir des images : des médias visuels aux médias sociaux », Perspective, 2012, pp. 5-7. A citer dans le texte
[1] Selon un rapport publié par Reporters sans frontière en mai 2010, les médias russes seraient globalement sous l’influence de l’Etat. Sur la faiblesse des médias d’opposition en Russie, voir Chupin, 2014.
[2] Gilet, 2012 (titre traduit du russe)
[3] Voina (« guerre » en russe) est un groupe créé en 2007 par Oleg Vorotnikov et Natalia Sokol. Célèbre pour ses provocations à caractère politique, les membres du groupe sont mis en détention en 2011, pour quatre mois, à la suite d’une manifestation anti-corruption, avant d’être libérés grâce au soutien de l’artiste Banksy.