"Polirudesse" et attaques courtoises : les faux semblants de la politesse en politique

Compte-rendu du numéro 40 de la Revue Semen « Politesse et violence verbale détournée »
Compte-rendu du numéro 40 de la Revue Semen « Politesse et violence verbale détournée »

Dans le dossier thématique « Politesse et violence verbale détournée », publié en novembre 2015, la revue Semen propose d’interroger les rapports entre la politesse, l’impolitesse et la violence verbale tels qu’ils ressortent aujourd’hui de certaines pratiques médiatiques, journalistiques ou institutionnelles. S’opposant à l’idée préconçue selon laquelle politesse et violence verbale seraient antinomiques, le dossier propose de revenir sur la relation ambiguë qu’entretiennent les deux notions dans le champ du débat et du discours politique. Pour ce qui est de l’état de l’art, la spécificité de cette approche par rapport aux autres études en la matière repose sur l’attention portée à la violence verbale détournée. En effet, la plupart des auteurs ont mené des recherches sur la violence verbale ou sur la politesse. Ici c’est donc l’aspect détourné de la violence verbale, masquée sous les apparences de la politesse ou autorisée par elle, qui fait la spécificité de l’étude. Cette violence détournée est interprétable en fonction du contexte et en l’espèce, les auteurs s’intéressent au contexte politique et au contexte médiatique.
A la lecture des textes, la problématique qui se dessine s’oriente vers les stratégies langagières qui allient violence verbale et politesse, et la manière dont elles s’insèrent dans le discours et les débats politiques. Mais, avant de s’intéresser aux textes et aux thèses des auteurs, il apparaît primordial de considérer la forme du dossier.
Ce qui frappe  tout d’abord, c’est sa diversité, qui recouvre plusieurs dimensions, et en tout premier lieu une diversité des médias : l’accent est d’abord mis sur la télévision puisque c’est le média où la violence verbale prend toute sa puissance grâce à la force de l’image et aux nombreux débats qui y sont organisés. La presse écrite est analysée également, tout comme les médias numériques. On s’étonne toutefois de l’absence de traitement de la radio, d’autant que la dimension orale y est  primordiale et que l’impolitesse aurait donc pu bénéficier d’un terreau fertile.
En second lieu, on observe une diversité des acteurs étudiés dans ce dossier : on retrouve aussi bien des hommes politiques, des journalistes, des téléspectateurs que des internautes.
Les auteurs ont également essayé d’obtenir une diversité géographique : les textes traitent majoritairement de ce qui se passe en France mais deux articles permettent d’internationaliser l’étude en analysant la situation au Québec. On peut supposer que le Québec a été choisi pour sa francophonie, même si la culture québécoise reste éloignée de la culture française, ce qui permet d’élargir l’analyse.
Enfin, on peut regretter l’absence de perspective diachronique. On ne retrouve pas d’exemple historique dans le temps malgré une citation de Rousseau placée au début de la présentation et qui laisse penser que la politesse est une thématique qui fait l’objet de réflexions depuis de nombreux siècles.
Le dossier est composé de sept articles, avec une introduction rédigée par des auteurs qui n’ont pas contribué aux textes suivants, ce qui leur permet sans doute d’avoir du recul. Cela donne le ton aux articles qui suivent, en restant dans la généralité des notions, brièvement abordées, qui seront développées plus tard grâce à ces définitions liminaires.
Ces sept articles sont agencés en fonction de leur objet. Le premier article se focalise sur le média télévisuel. Il y traite l’aspect culturel tandis que les trois suivants s’intéressent aux personnalités politiques : on y voit une volonté de débuter par un article intelligible, accessible à tous, avant d’entrer dans des notions plus techniques qui ont trait à la linguistique. Le lecteur peut ainsi comprendre plus facilement les notions abordées.
On retrouve cette pédagogie dans la méthodologie de chacun des articles. Les auteurs justifient abondamment leurs choix méthodologiques. Le choix du corpus est justifié dans des paragraphes entiers. Les corpus utilisés pour l’analyse de chacun des articles diffèrent puisque certains des auteurs privilégient l’analyse d’un micro-corpus tandis que d’autres préfèrent l’élargir. Ainsi, l’article d’Annabelle Seoane sur le Canard Enchaîné porte sur une quarantaine de numéros publiés entre février 2013 et février 2015. L’article de Marie Reetz, quant à lui, analyse deux émissions politiques avec Cyrille Eldin sur Canal+, de deux styles différents (un où les invités sont pris par surprise, et l’autre où ils jouent le jeu) sur deux ans.
Certains choix méthodologiques sont en revanche moins pertinents : l’article de Lucie Alexis et Jérôme Ravat, par exemple, utilise un micro-corpus qui n’est guère représentatif de l’ensemble des émissions puisqu’ils analysent une seule émission « Ce Soir ou Jamais ». Cependant, ils choisissent deux extraits différents de l’émission sur des sujets bien distincts, peut-être pour tenter de contrer les critiques. Il faut toutefois noter que les micro-analyses de ce type permettent d’envisager très précisément les détails.
Globalement, les articles s’attachent à exposer le plus d’exemples concrets pour illustrer leur propos et le rendre le plus intelligible possible. Une variété d’approches, autant du point de vue théorique que par la mention d’anecdotes ou de contextes divers (débats entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, la rencontre entre Eldin et Marine Le Pen) qui enrichissent l’analyse.
Le cadre théorique quant à lui semble former un socle commun, ce qui démontre une cohérence (annoncée d’ailleurs par les définitions proposées lors de l’introduction) : les auteurs les plus illustres en la matière sont abondamment cités. On retrouve bien sûr Goffman et sa théorie de la préservation des faces, Levinson et Brown sur la politesse ou encore Kerbrat-Orecchioni sur le discours en interaction. Néanmoins, ceci peut être considéré comme une faiblesse car le dossier semble parfois trop homogène. Les mêmes définitions sont reprises aboutissant de fait à des conclusions insuffisamment nuancées. Les articles de Reetz, d’Alexis et Ravat et celui de Fracchiolla-Romain traitent par exemple tous des notions de « polirudesse », d’attaque courtoise, sans se différencier suffisamment. La « polirudesse » se caractérise par un FTA (Face Threating Acts) qui se cache sous un FFA (Face Flattering Acts). La polirudesse porte sur l’emploi d’acte menaçant sous couvert d’acte valorisant, qui permet d’adoucir l’énoncé. Il aurait été intéressant d’avoir des notions et des définitions contradictoires pour élargir le débat.
Pour autant, l’objectif est atteint puisque les articles entendent répondre à une problématique commune qui est de se départir de la dichotomie traditionnelle politesse/impolitesse pour mettre en évidence toutes les fonctions, les effets et objectifs de leur usage. Pour ce faire, quatre axes ressortent très généralement : tout d’abord, le rôle du contexte à travers l’espace, ensuite le rôle du tiers – représenté notamment par le public mais aussi par le présentateur d’une émission- et, enfin, les raisons d’être et les effets de la politesse qui se déploient sous différentes formes. Nous utiliserons donc ces quatre axes pour analyser chaque article de ce dossier.
L’ambition première des auteurs est de déconstruire les croyances communes, à savoir l’opposition entre politesse et impolitesse. Ainsi dans « Désactiver la violence verbale : pacification et disqualification au moyen de la politesse dans Ce soir (ou jamais !) » Lucie Alexis et Jérôme Ravat s’y emploient en analysant la place de la politesse dans le contexte d’une émission culturelle, « Ce soir ou jamais », où les participants sont amenés à débattre sur un sujet d’actualité. Ils démontrent que la politesse est bifonctionnelle. Son premier rôle est de pacifier le débat. Le locuteur va utiliser la politesse pour préserver sa face et préserver celle de son interlocuteur. Son second rôle est de disqualifier l’adversaire, autrement dit de le critiquer grâce à la violence détournée qu’autorise la politesse.
Les auteurs, s’ils omettent de parler du rôle du tiers et en particulier du public comme dans d’autres textes du dossier, soulignent en revanche le rôle du contexte. Celui-ci est primordial puisqu’une émission culturelle a ses propres codes. Ici, la politesse est une obligation contrairement à des émissions d’infotainment[1] par exemple où, à l’inverse, l’impertinence est encouragée. Dans ce cadre, la politesse fait partie des attentes du téléspectateur. Les participants doivent donc respecter ces codes quand bien même ils souhaitent attaquer leur interlocuteur. Les auteurs s’intéressent particulièrement à la figure de l’analogie, à l’humour également qui permet de respecter le critère de politesse tout en défendant son point de vue et en discréditant son interlocuteur.
Pour ce qui est de l’article d’Olivier Turbide et Marty Laforest « Interview politique et construction interactionnelle de l’impolitesse. L’efficacité de la parole conflictuelle pour un public absent » il s’agit plus précisément de montrer que les frontières entre impolitesse légitime et impolitesse illégitime sont mouvantes. Le niveau de tension accepté dépend alors du contexte d’une émission, du type d’émission, de la présence du public et des interactions avec ce dernier. Dans le cas du talk-show analysé, le contexte – un homme politique ayant changé de parti peu de temps avant les élections, les tweets de l’animateur et du public précédant l’émission … –  ont pour conséquence une tension importante et des échanges vifs qui frôlent l’impolitesse. Mais le jeu entre l’interviewer, l’interviewé et le public, font que les frontières ne sont pas dépassées car chacun accepte le rôle qui lui est donné.
Il est à noter que cette analyse repose sur une seule interview. Il ne peut donc s’agir ici que d’une illustration et non d’une démonstration. Il aurait été peut-être plus judicieux de présenter une analyse comparée de plusieurs contextes, de plusieurs types d’émission (talk-show versus autre type d’interview…).
« La polirudesse affective : la familiarité feinte dans l’infotainement » de Marie Reetz s’attache à décrire de manière très précise le phénomène de « polirudesse » à l’œuvre dans l’infotainment. Elle propose un contexte théorique, tout en centrant son analyse sur le cas précis des émissions de Cyrille Eldin. Elle offre des manifestations concrètes du phénomène à l’œuvre, et permet ainsi au lecteur de mieux comprendre le sujet, qui peut paraître jargonnant et très technique de prime abord. La polirudesse affective repose sur une familiarité feinte, familiarité qui permet de négocier un échange à double face. Ainsi aux yeux du public elle donne l’impression d’une proximité avec celui qui s’avère pourtant être une cible.
A travers cet article, l’auteure répond donc à la problématique commune, à savoir transgresser l’opposition politesse/impolitesse, en mettant en évidence les notions d’affect, de solidarité et de familiarité que peut entraîner l’impolitesse et au contraire l’attaque que peut constituer la politesse. Dans l’émission de Punchline, diffusée sur C8, celle-ci réunit tous les éléments de l’impolitesse et de la politesse par l’attaque et la compassion que montre Gilbert Collard envers Laurence Ferrari avec la séquence des hôtesses de l’air et de la commune.
De plus l’auteure développe une hypothèse intéressante et originale : le fait que la familiarité (plutôt que la politesse) peut aussi constituer un vecteur important de déploiement de la violence verbale.
Béatrice Fracchiolla et de Christina Romain dans « L’attaque courtoise, un modèle d’interaction pragmatique au service de la prise de pouvoir en politique » reviennent sur l’usage de la politesse dans un contexte spécifique, à savoir celui du débat politique. Pour ce faire, elles se basent notamment sur les débats de 2007 entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal lors de l’élection présidentielle, corpus qui semble relativement restreint mais dont l’analyse se révèle particulièrement détaillée. C’est à partir de ce corpus qu’elles élargissent la définition d’un certain type d’attaque, à savoir l’attaque courtoise. A l’origine, les recherches sur les attaques courtoises étaient surtout associées à une perspective genrée. Le but ici est de montrer que cette attaque peut intervenir dans de nombreuses situations, dont le seul point commun est la présence d’un tiers, d’un public (un téléspectateur, un public ou un enfant lors d’une dispute conjugale). Les auteures ont deux objectifs : expliquer l’attaque courtoise, sa mise en place, son fonctionnement et ses procédés, puis dans un second temps expliquer sa pertinence dans le domaine de l’analyse de discours. Si le second objectif est rempli, le premier s’avère moins évident : le recours à de multiples modèles d’attaques, combiné au manque d’illustrations concrètes, rend l’ensemble confus et la classification épineuse.
Annabelle Seoane, quant à elle, dans son article « Quand le Canard Enchaîné médit sans (vraiment) dire », oriente son analyse vers la posture de dénonciation du Canard Enchaîné qui joue sur la tension entre le dit, le posé et le vouloir-dire, entre la politesse de la forme et la violence du fond. Il traite également de la notion d’ethos qu’elle observe dans le journal par une intervention  du lecteur qui joue un rôle central dans l’interprétation des implicites
L’article comprend une analyse du discours humoristique, celui de Lucie Alexis et Jérôme Ravat. Le rôle du tiers a également son importance puisque celui-ci est considéré comme un co-énonciateur par l’interprétation qu’il fait du contenu proposé par le journal. L’article se fonde essentiellement sur l’analyse du contenu et sur le rapport que l’énonciateur entretient avec les lecteurs  et sur l’instauration  de son ethos.
Enfin, l’article « L’affaire Maclean’s entre critique légitime, bashing et violence détournée : le rôle du ressentiment dans l’interprétation d’un discours controversé » de Geneviève Bernard Barbeau, s’attache à expliquer les raisons du ressentiment de la population canadienne à la suite de la publication d’une revue, en se penchant sur les commentaires d’internautes québécois et canadiens en dehors du Québec. Il cherche à démontrer que les réactions vives des individus ne dépendent pas seulement de ladite publication mais de discours antérieurs : une mémoire collective serait donc à l’œuvre, et interpréterait différemment le discours politique et médiatique, en l’éclairant à la lumière de discours passés. Cet article, qui semble en décalage par rapport aux autres car il ne répond pas à la même problématique et ne traite pas les mêmes axes, présente cependant des hypothèses intéressantes sur le ressentiment : il s’oppose au courant majoritaire qui insiste sur le fait que le ressentiment est l’apanage des dominés face aux dominants, et tente d’établir que  différents groupes  peuvent avoir  du ressentiment,  motivé par des raisons différentes.
Les auteurs montrent de ce dossier montrent donc tour à tour que la politesse met à distance la violence verbale en même temps qu’elle est un moteur de conflit. Procédés privilégiés lors des échanges politiques médiatisés, l’attaque courtoise ou la « polirudesse » permettent de neutraliser les attaques d’autrui, tout en rendant  les siennes sous-jacentes, mais plus menaçantes et parfois difficilement acceptables.
Cette vision est enrichissante car on associe généralement le monde politique à la notion de combat. Or on peut voir que les attaques lors de ce combat ne sont pas toujours frontales et que les adversaires utilisent des stratégies détournées, mettant de côté toute violence apparente. C’est le cas, par exemple, lors de leurs primaires ouverts. Les primaires de la droite et du centre et le primaire citoyen ont en commun le peu d’attaques frontales durant les premiers tours. C’est lors de l’entre-deux tour que ces attaques, beaucoup plus personnelles, ont été faites. Que ce soit sur le projet « irréalisable » (A. Juppé à propos du projet de suppression de 500 000 postes de fonctionnaires par F. Fillon et M. Valls à propos du revenu universel proposé par B. Hamon), ou bien plus personnelles (A. Juppé sur la « position personnelle » de F. Fillon sur l’avortement, M. Valls sur les « ambiguïtés sur l’islam radical » de B. Hamon), les donnés perdants de l’entre-deux tours se « lâchent ». Les candidats semblent alors oublier que, s’ils doivent se différencier les uns des autres lors de leur primaire ils doivent, à la fin, se rassembler autour du gagnant.
 

Kheira BABIN, Kevin BILE ACKA, Laure BOTELLA,

Alizé ETCHEGORRY, Marine KERIJAOUEN, Léa LEFEVRE


[1] Ce genre de programme télévisé s’appuie sur l’information et le divertissement. Les programmes comme on n’est pas couché ou le quotidien sont des exemples d’infotainment.
 

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