“Penser le politique par le film, est-ce à dire que le film est politique ?” Le dossier de la revue Quaderni (n°86, hiver 2014-2015) fait appel à une sociologie du cinéma pour décrypter un objet d’étude jusqu’à récemment boudé pour son manque de “noblesse”, à savoir les productions filmiques. Cette revue interdisciplinaire de sciences humaines, publiée aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme, rassemble des publications scientifiques qui ont pour objectif d’explorer le champ de la communication ainsi que ses rapports essentiels avec les technologies et le pouvoir. Pour ce dossier, les auteurs proposent de s’interroger sur des productions artistiques particulières, en l’occurrence des œuvres filmiques fictionnelles, pour montrer les tensions qu’elles reflètent ou suscitent dans le monde réel et plus spécifiquement dans l’univers du politique. Il s’agit donc de faire apparaître les liens étroits existants entre l’art et la réception politique qui en est faite.
Ces sujets ont déjà été abordés par de nombreux chercheurs en sciences humaines, comme Madeleine Grawitz avec la méthodologie du document cinématographique[1] ou encore David Smadja dans Cinématographie du politique ou l’écriture du politique comme image-mouvement[2], et ont déjà trouvé un écho au sein de courants comme les Visual Cultural Studies apparues dans les années 1970. Ce numéro se penche sur des objets qui ont déjà été étudiés mais en propose des axes d’analyse nouveaux.
Les quatre articles qui composent le dossier sont complémentaires dans la mesure où ils appréhendent des thèmes similaires, comme la communauté et les institutions politiques, à travers des objets filmiques et montrent la manière dont cet objet qu’est le film permet de penser le politique et le commun. Les auteurs de ce dossier analysent des œuvres de fiction avec des perspectives différentes : la réception d’un film par le spectateur, la forme d’un film, la philosophie politique de la filmographie d’un réalisateur ou bien encore les temporalités produites par des séries télévisées.
Néanmoins, on peut regretter l’absence dans cet ensemble d’une réflexion sur les spécificités du traitement de la politique par les séries télévisées d’une part et par les films de l’autre. En effet, le fait qu’une série se déroule sur un temps plus long que celui d’un film permet de proposer une intrigue séquencée et beaucoup plus étirée dans le temps. Le seul article traitant des séries télévisées n’aborde pas les différences entre film et séries en matière de politique, ce qui aurait été évidemment pertinent mais aussi très intéressant. Aucune réflexion n’est faite non plus sur un éventuel point commun qui lierait films et séries, ni aucun élément qui explique pourquoi cet article traitant des séries se trouve intégré à un dossier sur le rapport entre le film et la politique. De plus, on peut être déçu qu’aucune référence au genre documentaire n’apparaisse, alors même qu’il constitue un genre central dans la formation des représentations sociales et politiques des individus et qu’il permet d’engager comparaisons avec le monde réel[3]. Au vu des choix faits par les auteurs, il semble que seule la fiction appelle des commentaires.
A travers l’étude de ce dossier, il a donc paru pertinent d’analyser les différents liens que la fiction peut tisser avec le politique. Les articles étudiés ont ainsi permis d’observer que celle-ci pouvait aussi bien faire naître une controverse, que servir l’engagement politique ou décrire une réalité politique.
Le film comme objet de controverse
Le dossier permet de mettre en avant des fictions qui créent la controverse avec deux textes, celui de Boris Gobille “Un défi à la loi ? Les controverses autour de Pierrot le fou de Jean-Luc Godard” et celui de Gwendal Châton sur l’œuvre cinématographique de Clint Eastwood.
Pierrot le Fou est une des œuvres-clés des années 1960 dont la sortie a suscité de vives polémiques. A travers ce « film-question », Godard amène le public à s’interroger et crée une controverse autour de la cavale des deux personnages, Pierrot et Marianne. Dans l’article, B. Gobille mène une analyse de la réception du film et cherche à le réinscrire dans le contexte socioculturel de sa sortie en salle. Rappelons que le film a été interdit aux moins de 18 ans pour « anarchie morale et intellectuelle ». A travers la figure de Jean-Luc Godard et l’un de ses films majeurs, l’auteur interroge la place du réalisateur dans l’espace public, l’influence des films sur les mœurs des spectateurs, et enfin la représentation de l’illégalité au cinéma.
Pour cet article, c’est autour de la “figure du hors-la-loi godardien” incarnée par Pierrot que s’organise la controverse éthique portée par l’esthétique du film. Ce film évoque d’un côté la légalité, la responsabilité, les engagements et les attachements sociaux, mais présente également une illégalité omniprésente à laquelle aucune contrepartie morale n’est rattachée. C’est de là que naissent la polémique et la controverse. Les deux personnages scandalisent une partie de la France des années 1960 en menant un temps une vie de fuite, asociale et amorale, à la recherche de l’amour fou et de l’éternité. B. Gobille avance qu’au-delà des qualités esthétiques attribuées au film, celui-ci questionne les spectateurs comme une sorte de miroir déformant que Jean-Luc Godard tend à la société française d’avant mai 1968.
Cet article et ce film interrogent nos rapports aux normes sociales, peut-on vivre en dehors de celles-ci et contre elles ? Pierrot le fou, film éminemment provocateur et godardien, sonde les relations entre esthétique, éthique et politique. En parallèle, G. Chaton met quant à lui en valeur l’orientation politique des films de Clint Eastwood, les interrogations et les valeurs libertariennes du réalisateur étatsunien. Ses films sont analysés ici comme véhiculant les idées et la vision du monde propres à ce courant politique. C’est pourquoi l’auteur va même jusqu’à parler de « politique eastwoodienne » pour qualifier la complexité des sujets abordés et surtout les messages que le réalisateur souhaite faire passer. En ce sens, ces films sont des tribunes politiques plus ou moins directes, ce qui explique qu’ils créent du débat. Eastwood, généralement qualifié de conservateur, apparaît ici comme libertarien au terme d’une analyse beaucoup plus convaincante. Cet article fait somme toute ressortir la politisation évidente du septième art, mais souligne aussi à quel point l’analyse détaillée des productions cinématographiques peut permettre de préciser le positionnement d’un réalisateur.
Le film comme engagement politique
Eastwood plaide pour une liberté politique qui est celle de “l’individualisme altruiste” caractéristique du libertarianisme mais il porte également un regard particulier sur l’histoire politique des États-Unis, en les décrivant comme “l’idée la plus folle de l’Histoire” mais également comme issus d’une Histoire des plus violentes et sanguinaires.
L’auteur extrait de l’œuvre du réalisateur une thèse anthropologique : “Toute civilisation se construit sur une violence fondatrice”. La filmographie vient appuyer l’argumentation de l’auteur qui détaille les messages véhiculés par le film mobilisé. Par exemple, dans le film Impitoyable, une scène essentielle du film, le passage à tabac d’un tueur à gages, se déroule symboliquement un 4 Juillet. Le message est de dire : “la nation américaine est fondée sur une violence qui accompagne toute son histoire comme une malédiction”.
L’auteur décèle un autre message dans les deux films jumeaux Mémoires de nos pères/Lettres d’Iwo Jima. Il se fait l’interprète de ce diptyque de Clint Eastwood qu’il traduit ainsi : “On ne fait pas la guerre pour sa patrie, mais pour sauver sa peau et celle de ses amis. Le patriotisme n’est qu’une illusion entretenue par l’État pour servir ses propres intérêts”.
Pour l’auteur, la filmographie du réalisateur est bel et bien un manifeste politique : il suggère “de regarder le cinéma de C. Eastwood non pas comme l’expression cinématographique du néoconservatisme, mais comme le produit d’une sensibilité libertarienne incontestable”.
Le film comme description de la politique
Il existe clairement dans certains films et séries télévisées une volonté de donner une représentation de la vie politique. Dans la revue, deux articles y font référence : « Temporalité́ de la politique alternative dans les séries » d’Antoine Faure et Emmanuel Taïeb, et « L’exercice de l’État : voyage dans le back-office de la politique » de Charles Bosvieux-Onyekwelu.
Grâce à la narration filmique, on observe une restitution de la vie politique destinée au grand public et cela crée un lien avec les spectateurs. Dans ces deux articles, on observe une mise en scène de la politique. En effet, la politique est toujours contextualisée : dans le cas des séries télévisées, on parle plutôt de la politique contemporaine des États-Unis et pour l’Exercice de l’Etatles spectateurs ont accès à l’envers du décor de la politique française.
Dans les deux cas, les auteurs nous proposent une vision de la vie politique, soit en adoptant une temporalité proche du temps courant, souvent exploitée dans les séries télévisées, soit en montrant la réalité des métiers du politique, inconnue du grand public.
Pour A. Faure et E. Taïeb, les représentations sont inspirées du monde réel mais sont transposées dans une temporalité alternative qui est en décalage avec la nôtre car elle décrit des personnages qui évoluent tout au long des épisodes, plus ou moins lentement. Pour Bosvieux-Onyekwelu, les personnages du film l’Exercice de l’État évoluent à leurs risques et périls. L’auteur, prenant exemple du personnage de Saint-Jean, qualifie le responsable politique « d’objet politique non identifié ». La volonté ici est de brosser un portrait de l’homme politique en ne se fixant sur aucun modèle existant mais aussi plus subtilement de souligner la dimension matérielle et physique de l’exercice du pouvoir.
Enfin, la fiction qui décrit la politique permet également de la critiquer. Les descriptions faites cherchent à stimuler l’esprit critique du spectateur. Faure et Taiëb s’intéressent, avec un regard de sociologues, à comment des séries fictionnelles comme The Wire ou Game of Thrones s’imbriquent dans la vie quotidienne des téléspectateurs. Ces séries contemporaines américaines traitant de la vie politique nous décrivent la complexité des personnages politiques grâce à une déformation de notre réalité, de nos possibles et de nos futurs. Dans l’article de Bosvieux-Onyekwelu, la volonté de représenter un monde politique sans distinction gauche-droite est soulignée.
Ce dossier met assez bien en valeur les différents liens existants entre le film et le politique au travers de ces quatre articles qui tirent leur force du fait qu’ils se complètent. La caméra crée la controverse ou l’engagement, interpelle le spectateur, mais elle s’attache aussi à décrire une réalité politique ou à remettre en question des normes sociétales. Cependant, on regrettera comme on l’a signalé plus haut que ce dossier soit incomplet. Les auteurs auraient pu se pencher sur d’autres représentations filmiques pour avoir un panorama plus juste et surtout plus achevé de la représentation du politique par le film.
Par P. Giambelluca, C. Louis, F. Maitre, T. Massamba, M. Ouagazzal, E. Parise
[1] GRAWITZ Madeleine, 1994, Méthodes des sciences sociales, Paris, Dalloz (9e édition).
[2] SMADJA David, 2010, Cinématographie du politique ou l’écriture du politique comme image-mouvement, Raisons politiques 2/2010 (n°38), p. 5-16.
[3] http://avril21.eu/culture-com/le-militant-et-la-camera-le-documentaire-comme-instrument-de-communication-politique