Quatre mois : c’est le temps qu’il à fallu au film Merci Patron ![1] pour atteindre le demi-million d’entrée en salle. Portant sur un sujet généralement cantonné aux publics militants, cet objet cinématographique à mi-chemin entre le documentaire et le film de fiction a pourtant bénéficié d’un vrai succès populaire et est devenu un emblème du mouvement “Nuit Debout”. L’année 2016 a aussi été marquée, en France, par le succès du documentaire Demain qui a capitalisé plus d’un million de spectateurs dans l’hexagone. Réalisé par Cyril Dion et Mélanie Laurent, le film expose des solutions aux crises environnementales, économiques et sociales. Moins médiatisé que Merci Patron !, il a pourtant été plus largement distribué. Cela s’explique notamment par son positionnement dans la catégorie des “feel good movies”[2] et la capacité de Mélanie Laurent à rendre crédible cette production. Cinéma politique, documentaire militant, film vérité : il paraît difficile de parler d’un genre cinématographique autonome pour regrouper toutes ces productions. Mais alors que de nombreux citoyens expriment leur méfiance à l’égard des informations télévisées, et que le cinéma politique donne rarement des succès au box office, les documentaires militants ne peuvent-il constituer un outil privilégié de promotion et de mobilisation pour une cause ?
Définir le documentaire militant. On peut, en première analyse, définir le documentaire militant comme un film à visée didactique qui présente des images de faits réels, ou inspirés de faits réels, et qui a pour fonction la promotion d’une « cause » politique. G. Hennebelle propose en 1976 de définir le cinéma militant par trois caractéristiques principales. Il serait en marge du système commercial de production-distribution des pays capitalistes, produit avec des moyens réduits et, se donnant une fonction de contre-information, d’intervention ou de mobilisation”. Le documentaire militant serait ainsi au service de la classe ouvrière. Le cinéma militant, ou la lutte des classes avec des images animées ?
On retrouve ces caractéristiques dans Merci Patron !, avec l’opposition entre des prolétaires qui s’opposent aux propriétaires des moyens de production. Néanmoins, toutes les productions qui pourraient entrer dans la catégorie de documentaire militant ne répondent pas à ces critères. Qu’en est-il des films et documentaires écologistes comme Demain ou ceux portant sur la malbouffe ? Une des choses qui regroupent ces films est qu’ils traitent de groupes socialement et/ou politiquement dominés, dont la volonté est de faire émerger une « cause » collective minoritaire et mal (ou insuffisamment) pris en compte par les pouvoirs publics.
Images et société du spectacle. Les moyens de communication militants utilisés à partir du XIXe siècle comme les tracts, les affiches ou les journaux sont parfois présentés par les «communicants» d’aujourd’hui comme des outils démodés, peu adaptés à notre monde «connecté». L’image, a fortiori l’image animée semble davantage adaptée à notre « société du spectacle »[3]. Dans un contexte de rejet croissant du personnel politique, de perte d’autonomie médiatique des grandes centrales syndicales[4], de montée en puissance d’un engagement sélectif et temporaire[5], de contestation des médias dominants, les militants cherchent également des outils crédibles et efficaces pour toucher une population plus large. Or le cinéma est partagé entre des « films d’auteur » indépendants qui réunissent peu de spectateurs et des productions commerciales dont les qualités esthétiques ou le niveau d’engagement politique sont souvent inversement proportionnelles aux succès d’audience[6]. Le document militant fait figure, dans ces conditions, de ce que les économistes appellent un « marché de niche ».
Le documentaire militant : entre réalité et fiction
Filmer le réel pour “dénoncer”. Le documentaire militant présente des faits réels pour “dénoncer” une situation jugée problématique. Filmer le « réel » contribue à donner un sentiment d’authenticité à la critique sociale. Les réalisateurs de documentaires militants ont souvent recours aux interviews et aux images d’archives pour justifier leurs propos, à l’instar du film Vérités et mensonges sur la SNCF de Gilles Balbastre[7]. Le travail de « mise en cause » s‘opère notamment sur les commentaires en voix off qui contribuent à coordonner le discours et le montage. De manière indirecte, le fait de filmer le réel est aussi une façon de montrer ce qui n’est pas montré dans les grands médias. Cela peut aussi passer par le fait de filmer des luttes collectives pour les valoriser. Dans le film Comme des lions[8], la réalisatrice filme des salariés qui se mobilisent sans ajout de voix off ou d’interview réalisée a posteriori. L’effet produit est proche du « direct » utilisé par les chaînes de télévision, un phénomène autant sémiotique que social : moins le spectateur ressent l’intervention des réalisateurs sur les images tournées, plus il est disposé à considérer le document comme crédible. Les choix de montage du réalisateur sont alors moins visibles. L’utilisation des images « brutes » permet de montrer les moments de doute, de peine, de joie : l’image nous invite à partager à leurs côtés la vie des militants.
La fiction pour convaincre. La fiction désigne dans ce cas de figure un récit et du matériau audiovisuel s’inspirant de faits réels ou totalement imaginés.La fiction dans un documentaire se traduit souvent par un jeu de mise en scène qui, tendanciellement, fait perdre au récit des événements sa spontanéité, mais lui apporte souvent un gain d’intelligibilité. Mais le réel et la fiction ne s’opposent pas terme à terme. Pour qu’un documentaire ne soit pas fictif, il faudrait supprimer la scénarisation, la narration et montage. On peut ainsi parler des « docu-fiction »[9] comme d’une forme de télé-réalité puisque malgré les faits, lieux et personnages réels, il y a une mise en scène et un jeu de rôle. Pour F. Jost[10] « le documentaire doit permettre de mieux comprendre le monde et pas de jouer avec ». Un documentaire fictionnel n’est pas forcément mensonger, il peut relater des faits réels mais « rejoués ». Il peut aussi être formé d’un montage de plusieurs vidéos compilées comme le dans Being W – Dans la peau de George Bush[11] qui ridiculise G. W Bush.
Storytelling. Le documentaire est un récit du réel mais son intrigue relève toujours d’une forme de storytelling. Certaines situations sont impossibles à filmer en direct d’où l’utilisation de la fiction.Dans le docu-fiction militant, il y a une volonté d’informer et de dénoncer. On peut détecter des codes tirés des films de fiction, comme la présence de héros ou d’anti-héros. C’est le cas pour Merci Patron ! La famille Klur joue un rôle d’anti-héros et piège B. Arnault. Le rôle de héros est laissé à F. Ruffin. Ce schème assure le succès populaire de certaines productions puisque, comme l’ont montré les Cultural Studies, l’opposition entre un « nous » et un « eux » est constitutif des cultures subalternes[12].
Production et circulation du documentaire militant
Étudier la réalisation et les réalisateurs. Pour comprendre la représentation de la société proposée dans le documentaire militant, il faut se pencher sur les trajectoires et positions sociales, politiques et professionnelles des réalisateurs. Si le réalisateur choisit de réaliser son film sur tel ou tel sujet, cela dépend pour partie de son rapport à la politique et de son engagement militant, mais aussi de ressorts biographiques souvent complexes.
Le réalisateur peut également être confronté à des difficultés pour réussir à s’intégrer dans une action militante. Dans le film Grandpuits et petites victoires[13], le réalisateur nous explique qu’il a réussi à filmer la grève car les salariés se sont rendu compte, en comparant avec les médias dominants, que lui et son équipe n’étaient pas dans le même registre.
Prises de parole. Les réalisateurs ont généralement recours à deux sortes de « prises de parole »[14]. On trouve des films où le réalisateur s’efface totalement pour laisser la parole aux personnages. Cela contribue à donner un sentiment de véracité aux arguments que défendent les protagonistes. Dans Comme des lions, F. Davisse ne s’exprime pas, seuls les salariés s’expriment. Ne pas avoir d’intermédiaires donne la possibilité aux dominés de se faire entendre, pour autant qu’ils disposent des moyens linguistiques et culturels de formuler leur revendication.[15] On trouve aussi des documentaires ou des docu-fiction militants qui laissent autant la parole aux protagonistes qu’au réalisateur empruntant au registre du new journalism. Dans d’autres cas, les réalisateurs ont recours à un travail de construction des personnages. Ils choisissent souvent de filmer des personnages illustrant le récit de la lutte des dominés contre les dominants. Dans le film Les nouveaux chiens de gardes réalisé par Gilles Balbastre et Yannick Kergoat en 2012, est représenté les principaux propriétaires des médias français en les montrant sur de grosses motos avec N. Sarkozy.
Produire et diffuser un documentaire engagé : un chemin semé d’embûches
Produire et diffuser un documentaire militant, c’est souvent s’exposer à des difficultés matérielles et logistiques importantes. Les espaces sociaux dans lesquels sont produits ces films sont généralement dominés et peu autonomes, ce qui impose des contraintes spécifiques mais permet aussi de redéfinir les frontières du possible et du pensable. En France, l’absence de soutien de chaînes de télévision rend très complexe l’accès au financement institutionnel. Des maisons de production indépendantes ont ainsi vu le jour notamment à cause de la difficulté à leur expliquer et à justifier l’intérêt de leurs productions. Cela montre que la télévision a ses codes, ses normes et ses valeurs qui fonctionnent comme des instruments d’exclusion d’une partie de la production audiovisuelle.De la même façon que des salariés vont unir leurs forces dans un syndicat pour faire face au patronat, les documentaristes militants cherchent à trouver des parades collectives à leurs difficultés matérielles. Ainsi, pour boucler les budgets, le financement participatif traditionnel ou sur internet est de plus en plus utilisé.
La diffusion est donc souvent multicanaux et multi supports. L’objectif reste qu’un maximum de personnes puisse voir ces films. Mais les réalisateurs ne souhaitent pas faire des documentaires militants avec l’unique objectif d’une acceptation facile par le grand public, donc à partir des codes du cinéma ou de la télévision commerciale. On observe ainsi la construction d’un réseau d’habitués et de diffusion autonome.
Communiquer autour de ces films est également compliqué. Ils sont peu repris par les médias dominants. Les producteurs s’appuient sur une présence physique importante dans des lieux militants ou en partenariat avec eux. Ces contraintes peuvent aussi être des avantages. Les médias et diffuseurs dominants imposent des codes mais aussi une idéologie sous-jacente dont cherche à s’extraire les documentaristes militants. Cela permet aussi d’échapper à leurs critiques. La défiance d’une partie de la population vis-à-vis des médias de masse pourrait dès lors bénéficier à ce type de productions en marge du système.
Nikita Frison-Bruno, Tanguy Hergibo, Marion Jaille, Raphaël Perrin
[1] Réalisé par François Ruffin en 2016
[2]Extrait d’une entretient avec Cyril Dion pour allocine.frtinyurl.com/jmsm4o4
[3]Debord, Guy, La société du spectacle, 1967
[4] Neveu, Erik, « Médias, mouvements sociaux, espaces publics », Réseaux, 98, 1999, p.17-85
[5] Ion, Jacques, La fin des militants ?, Paris, L’Atelier, 1997
[6]Duval, Julien, Le cinéma au XXe siècle. Entre loi du marché et règle de l’art, Paris, CNRS Editions, 2016
[7]Gilles Balbastre, « Vérités et mensonges sur la SNCF », 2015, 56 minutes, en ligne sur YouTube et sur www2.emergences.fr
[8]Françoise Davisse, « Comme des lions », 2016
[9]Lebel, Estelle, « François JOST (1999) Introduction à l’analyse de la télévision / François JOST (2000) La télévision du quotidien. Entre réalité et fiction », Communication, Vol. 22/1 | 2003, 206-209.
[10]Théoricien de l’image, directeur du Centre d’études des images et des sons médiatiques à Paris III
[11] Réalisé par Michel Royer et Karl Zéro en 2008.
[12]Hoggart, Richard, La culture du pauvre. Etude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, 1970.
[13] Réalisé par Olivier Azam en 2010
[14]Mariette, Audrey, « Pour une analyse des films de leur production à leur réception. Du « cinéma social » au cinéma comme lieu de mobilisations collectives », Politix, 2011/1 (n° 93), p. 47-68.
[15]Juhem, Philippe, Sedel, Julie, Agir par la parole. Porte-paroles et asymétries de l’espace public, 2016, Rennes, PUR, ResPublica