Mercredi 9 mars, à 11h00, en cours de Communication politique numérique en Europe, nous accueillions une jeune stratège numérique de 28 ans, Eve Zuckerman. Diplômée de l’Université de Chicago, elle est actuellement en charge de la stratégie numérique pour Alain Juppé. Auparavant, cette Franco-américaine a travaillé avec les équipes de campagne de Barack Obama en 2012 et contribué à la réélection du Maire de Chicago, Emmanuel Rahm. En arrivant en France, elle était consultante à son propre compte et travaillait pour le député les Républicains, Frédéric Lefebvre. Par la suite, elle fit le choix de s’engager pour Alain Juppé, candidat à la primaire de la Droite de 2016 ainsi qu’à l’élection présidentielle de 2017. C’est par conviction avant tout qu’elle opta pour ce choix, il s’agit d’un « engagement militant » comme elle le souligne.
Par Auriane Calambe
Eve Zuckerman est la première experte française certifiée de l’outil Nation Builder, une plateforme destinée à cibler et à recruter les éventuels soutiens dans une campagne électorale. Cette boîte à outils est de plus en plus prisée par les cadres politiques français, d’Alain Juppé (le premier à l’avoir utilisé) à Jean-Luc Mélenchon en passant par Bruno le Maire. En effet, elle est très utile car elle permet de fédérer divers publics : les militants en porte-à-porte, les sympathisants curieux et les soutiens financiers en une seule et même communauté virtuelle.
Qu’est-ce que la stratégie numérique ?
De façon générale, il s’agit de la préparation d’un plan qui requiert l’utilisation des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) au service d’une marque, d’un produit ou encore d’une société. La stratégie digitale fait partie d’une stratégie générale menée par un organisme et regroupe l’ensemble des éléments nécessaires dans un temps donné pour atteindre un ou plusieurs objectifs.
Plus précisément, dans un contexte électoral et en termes de communication politique numérique, il s’agit de l’ensemble de tous les dispositifs techniques (sites internet, plateformes interactives, etc) qui vont être mis en œuvre dans une campagne pour gagner une élection. Or, avant d’établir ladite stratégie, il convient d’avoir une méthode et surtout un budget suffisant. Comme l’affirme Eve Zuckerman : « Avoir des outils, c’est bien, mais il faut anticiper pour savoir si le budget correspondra ! ». La stratégie digitale doit également être envisagée sur du long terme dans une optique de mobilisation. Or, pour animer et mobiliser, il faut établir une stratégie numérique électorale.
« Il est important de renouer avec la stratégie digitale. »
Avant toute chose, pour reprendre les propos d’Eve Zuckerman, la stratégie numérique ce n’est pas d’un côté un webmaster créant les sites internet et un community manager « chargé de publier des trucs drôles » et de l’autre les militants utilisant les réseaux sociaux. Il s’agit d’un véritable projet dont l’objectif est de fédérer, mobiliser pour à terme inciter les électeurs à voter et gagner l’élection. C’est pour cela qu’elle préconise de lier les informaticiens et les politiques, non les séparer. Pourquoi ? Pour parvenir à un objectif politique, il faut avoir préalablement construit un dispositif technique.
Derrière la mise en place d’une stratégie numérique, se pose la question de savoir comment il faut mobiliser en ligne pour engendrer une mobilisation sur le terrain, « comment faire passer du online au offline ». A ce propos, la stratège numérique d’Alain Juppé ne sépare pas la campagne numérique de la campagne de terrain ; elle ajoute même qu’elle associe les deux, à l’image d’une campagne que l’on pourrait qualifier de numérico-militante. Pourquoi ? Une mobilisation en ligne permet de maintenir en haleine le militant ou le sympathisant et d’amplifier son intérêt ; ce qui va le pousser à se mobiliser sur le terrain.
« Le côté intéressant de la stratégie c’est de voir l’accroissement du nombre d’électeurs. »
Eve Zuckerman insiste sur le fait qu’« une élection ne se remporte pas avec les électeurs déjà convaincus mais avec les électeurs à la marge (abstentionnistes, indécis, déçus) » et conseille alors d’établir une courbe d’engagement pour identifier les électeurs potentiels. Mais, comment repérer ces électeurs potentiels ? Par la méthode du ciblage. Eve en distingue deux façons :
- ciblage individuel : âge, cercle politique des électeurs
- ciblage géographique : zones favorables, abstentionnistes, indécis
Ces différentes données aident à démontrer le succès ou non d’une stratégie électorale car le rôle de cette dernière est de répondre aux attentes des militants dans la campagne.
« Le but d’une stratégie numérique est aussi de construire une communauté interactive. »
Cette spécialiste de l’outil Nation Builder établit le constat suivant : « il manque des jeunes engagés dans des campagnes numériques, il en faut davantage. » En effet, les jeunes, étant à l’aise avec les nouvelles technologies et les réseaux sociaux, constituent un moteur dans une campagne en y insufflant une dynamique impactant l’image du candidat. A partir de ce constat, il conviendrait de créer une communauté interactive en ligne dans un souci d’optimisation de la stratégie numérique. La construction d’une communauté interactive passe par l’information (l’envoi régulier de newsletters par mail, position du candidat et des adversaires, programme) mais surtout par l’animation (occuper l’espace militant en ligne via les réseaux sociaux – partage de documents, d’articles du site de campagne – pour entraîner une certaine viralité et donc amplifier la mobilisation en ligne). L’envoi de textos peut être envisagé dans une optique de fédérer davantage : selon Eve Zuckerman c’est un axe stratégique intéressant car ceux-ci ont un taux d’ouverture de 90 % contre 30% pour les courriels. Enfin, la mobilisation est un objectif primordial de l’action en ligne car, comme le rappelle Eve Zuckerman, c’est sur la mobilisation que se base l’axe de la stratégie numérique. « L’incitation à l’engagement en ligne doit être progressive pour amener au vote. »
« Une campagne électorale numérique, ce n’est pas récolter des likes, c’est faire se déplacer un électeur. »
Le but ultime pour un stratège numérique dans une campagne c’est encourager à l’engagement, inciter les militants à l’action « pour qu’ils deviennent la force de frappe de la campagne », affirme-t-elle, « car il faut informer, voter et faire voter ». Ainsi, une fois incités à l’action, ces militants vont à leur tour sensibiliser pour pouvoir mobiliser. Concernant les méthodes classiques de communication, à l’instar des push d’information, pour la jeune stratège celles-ci ne s’apparentent nullement à des incitations à l’action ; elles s’inscrivent dans une pure logique informationnelle et non communicationnelle pourtant destinée à renforcer les convictions des sympathisants et de surcroît à amener à une mobilisation en ligne. Cette dernière doit elle-même aboutir à des actions de terrain comme le porte-à-porte (canvassing). A propos du porte-à-porte, notons que c’est une technique traditionnelle de campagne qui a toujours existé. Ce qui est novateur et intéressant, c’est le ciblage des électeurs, la récolte de données, qui va être opéré en amont avant l’opération (reporting) : le but est de repérer, en plus des zones favorables et a fortiori acquises, les zones non acquises contenant des électeurs indécis et abstentionnistes. Comment ? Les pratiques ne sont pas les mêmes selon que l’on opte pour le ciblage individuel ou le ciblage géographique. Si l’on opte pour le premier, il serait judicieux de consulter les statistiques de l’Insee (âge, classe sociale, préférences partisanes). Pour le second, il est recommandé de se munir des résultats détaillés par territoire (rue, quartier, etc) des élections précédentes afin de savoir quelle zone a le plus voté ou encore quelle zone a voté davantage en faveur d’un parti.
Il y a donc une évolution du porte-à-porte quant à la manière de procéder avec une réelle organisation préalable. « Le porte-à-porte [représente alors] la nouvelle demande d’un contact humain différent qui va devoir forcer les partis politiques à chercher une autre manière de mobiliser les électeurs et d’en faire venir », estime Eve Zuckerman. Mais avant d’amener l’électeur aux urnes comme l’indique cette dernière, il faut l’inciter à se rendre aux différents événements comme les meetings et les réunions publiques. C’est au nombre d’inscrits et au nombre de personnes effectivement présentes que l’on peut juger de la réussite ou non du teasing (annonce progressivement détaillé, une sorte de mise en haleine) qui a été réalisé avant la tenue de l’événement.
« La démocratie numérique partisane ne permet pas une diversification des publics. »
En politique, les sympathisants et militants s’engagent de plus en plus pour des personnes et de moins en moins en adhérant à un parti. Cela s’explique par une personnification grandissante des campagnes et corrélativement par l’effacement progressif de l’image des partis. Comme l’indique Philippe Moreau-Chevrolet, un communicant influent, un électeur vote en fonction de ses émotions. Autrement dit, ils attendent d’être touchés, ce qu’un parti stricto sensu ne semble plus pouvoir faire. Par conséquent, la première étape d’engagement n’est plus de prendre sa carte dans un parti mais de s’investir pour la personne d’un candidat car la logique partisane sur le web ne permet plus de réunir un public non adhérent. Cela s’inscrit alors dans le processus de démocratisation de l’engagement politique. C’est d’ailleurs ce qu’affirme Eve Zuckerman en disant que 30% des animateurs numériques dans l’équipe d’Alain Juppé n’avaient aucun engagement politique : « ils sont là car ils ont confiance en Alain Juppé ». Cette spécialiste du numérique fait partie de ces 30%. En effet, tout ce qu’elle souhaite c’est amener son candidat à la présidence de la République, telle est sa mission.