Compte rendu du dossier « Journalisme et dépolitisation », Savoir-Agir, numéro 28, juin 2014.
Par Théo Belloc, Hamza Bouali, Erwan David, Meidhy Galas
Le dossier du numéro 28 de la revue SavoirAgir – Journalisme et dépolitisation – contribue à expliquer les rapports entre le champ journalistique et le champ politique sous l’angle de la dépolitisation. La dépolitisation peut être définie comme « l’action de retirer tout caractère politique à quelque chose ou toute conscience politique à quelqu’un » selon le Larousse. Mais ce terme peut aussi être défini comme indifférence pour les enjeux a priori constitués comme politique. Il s’agit alors d’un phénomène généralisé touchant aussi bien les démocraties occidentales que d’autres régions du monde. Dans ce numéro de revue, les auteurs s’appliquent à analyser et à questionner l’évolution du traitement des faits sociaux par les journalistes, ainsi que la contribution des entreprises médiatiques à la dépolitisation des problèmes sociaux. C ‘est également le rapport et l’influence réciproque entre le champ médiatique et le champ politique qui est questionné sous l’angle de la dépolitisation. Ces deux champs répondent en effet à la même contrainte, celle de la « satisfaction du plus grand nombre ». Le dossier tire sa principale richesse des différentes acceptions du terme dépolitisation traité par les auteurs: certains vont l’étudier en prenant la définition que nous avons citée auparavant quand d’autres vont l’étudier en tant que soustraction à l’influence des idéologies. Comment expliquer la dépolitisation du journalisme ? Quels en sont les ressorts et les journalistes participent-ils d’une forme de dépolitisation ?
Les huit articles du numéro viennent expliciter cette dynamique touchant les démocraties occidentales mais aussi le reste du monde. L’intérêt de cette étude repose essentiellement sur le croisement disciplinaire des chercheurs ayant contribué à cette revue. Sociologues, historiens, spécialistes en communication… ont participé à l’examen de ce retrait de l’analyse politique dans le journalisme.
Cette diversité des objets d’études est l’une des forces de ce dossier. Fondée sur la diversité géographique des terrains abordés, la richesse du dossier vient aussi des méthodes utilisées par les différents auteurs. Certains n’utilisent que des entretiens semi-directifs auprès de journalistes afin de recueillir des données empiriques pour étayer leur thèse quand d’autres utilisent l’observation participante sur le lieu d’étude. Tous nourrissent leur réflexion de sources universitaires diverses.
Une dépolitisation générale ?
Si une grande partie du champ journalistique français est née d’entreprises politiques au 19e siècle, une distanciation progressive s’est imposée entre ces deux champs, marquée par le désengagement des entreprises de presse vis-à-vis des partis politiques, les contraintes économiques, la recherche d’audience et l’évolution morphologique du groupe professionnel des journalistes, comme Nicolas Kaciaf l’explique dans son étude. Il montre que le travail journalistique se distancie du champ professionnel de la politique et explique que la restitution de la parole politique a évolué. Auparavant, celle-ci était simplement retransmise de manière brute alors que dorénavant, les informations politiques sont davantage passées au tamis journalistique, avec une recontextualisation et une structuration autour d’une trame narrative.
La dépolitisation en France doit cependant être interrogée à l’aune des observations internationales. C’est justement ce que permet le dossier dirigé par Jérémie Nollet et Manuel Schotté, qui analyse les transformations du champ journalistique à la fois dans des pays aux configurations semblables à celle de la France (Italie) ou totalement différentes (Russie et Palestine).
A partir d’entretiens semi-directifs menés avec des journalistes et d’une observation directe de la presse quotidienne nationale de France et d’Italie, Eugénie Saïtta questionne le déclin de la spécialité du journalisme politique dans les hiérarchies professionnelles depuis les années 1980. Cette dépolitisation progressive est due, selon l’auteure, au désenchantement progressif des journalistes vis-à-vis du politique qu’ils ne conçoivent plus comme à même de changer le monde. Ils ne s’investissent plus alors comme leur aînés dans un clivage droite/gauche. Cette distanciation des journalistes français apparaît comme moins prégnante en Italie, pays où le capital social l’emporte sur le capital scolaire pour intégrer la profession. Dès lors le désengagement politique des journalistes en Italie apparaît beaucoup moins marqué qu’en France.
C’est à travers une étude socio-historique des transformations du journalisme palestinien que Benjamin Ferron interroge la dépolitisation apparente des entreprises médiatiques. En effet, si à la fin du XXe siècle, les logiques privées ont permis une diversification des chaînes médiatiques, cette nouvelle concurrence n’a engendré qu’une dépolitisation partielle selon l’auteur. De la même manière, le contrôle étroit sur la production journalistique palestinienne dans les territoires occupés ou celui de l’Autorité palestinienne ne permet pas d’affirmer que la presse palestinienne est dépolitisée. En effet les enjeux liés à la situation de la Palestine suscitent des postures différentes chez les journalistes rendant compte de l’existence d’une presse d’opinion.
Ces conclusions rejoignent celles apportées par Chupin Ivan dans son étude sur l’émergence de médias d’opposition en Russie. Par une approche originale allant à l’encontre de la thèse communément admise de l’inexistence de moyens d’actions pour la presse d’opposition en Russie, Chupin donne à voir le double mouvement à l’œuvre en Russie, celui d’une dépolitisation des médias de masse et de l’émergence de médias d’opposition fortement politisés se servant d’internet pour diffuser leur idée. En effet, s’il observe une dépolitisation des contenus médiatique par le marché et des journalistes dépolitisés éditorialement par leur formation, les journalistes d’opposition sont quant à eux pleinement politisés jouant le rôle à la fois de journalistes et d’acteurs politiques. L’auteur les nomme même des « publicistes » (spécialiste de l’intervention dans le débat public). Ils divergent des journalistes d’Etat par leur trajectoire faite de mouvements sociaux et de débats.
Le monde politico-journalistique, acteur de cette dépolitisation ?
Dans le contexte français d’une forte dépolitisation de la presse, le numéro 28 de la revue Savoir/Agir analyse tantôt l’influence des médias sur les décisions politico-administratives tantôt l’influence de ces deux champs, cherchant « la satisfaction du plus grand nombre », sur le traitement des problèmes publics. Ils sont alors les acteurs de la dépolitisation des problèmes de société.
A partir d’une étude de cas portant sur le traitement médiatique de la crise de la vache folle de 1996, Jérémie Nollet questionne l’influence des cadrages médiatiques sur les décisions politico-administratives. Si l’auteur va jusqu’à parler « d’emprise du journalisme sur l’action publique » il parvient, au travers de son analyse, à écarter l’idée selon laquelle ces influences s’imposeraient mécaniquement sur les décisions publiques. Il parvient à montrer au travers d’exemples concrets tirés de son étude de cas que les prises de décisions doivent être adaptées aux contraintes médiatiques sans quoi elles ne sauraient être efficientes puisque non diffusées. La médiatisation est devenu un facteur structurel pour l’auteur et intervient à chaque étape de la prise de position puisque même les hauts fonctionnaires – qui n’agissent pas en général en fonction de l’image médiatiques des problèmes publics – sont contrôlés par les cabinets ministériels soucieux de cette image. De plus, l’auteur relève que ces décisions médiatiques correspondent à une vision individualisée des problèmes sociaux cherchant à agir sur des comportements individuels plutôt que par une intervention plus structurelle.
Cette vision individualisée des problèmes est analysée par Jean-Baptiste Comby dans un article ambitieux interrogeant les ressorts de cette dépolitisation et les conséquences de « cette occultation des questionnements macrosociaux ». En prenant le cas des problèmes environnementaux, l’auteur parvient à montrer l’occultation des causes collectives par les politiques et la part de responsabilité des médias qui ne décodent plus les phénomènes mais les relatent. Il décrit alors la conjonction des logiques administratives et médiatiques qui parviennent à réduire la visibilité des « entrepreneurs de politisation ». On regrettera néanmoins que l’auteur ait privilégié les références académiques plutôt que les fondements empiriques de sa thèse dans cet exercice de synthèse marqué par la prise de position forte de l’auteur qui suggère une entreprise délibérée de contrôle de la société par les médias et les politiques.
Ce cadrage dépolitisant est analysé à travers une étude de cas réalisée par Julie Sedel traitant des ressorts sociaux de la médiatisation des banlieues. Elle y analyse comment l’expression « banlieue », faisant l’objet d’une dépolitisation par les médias, est parvenue à s’imposer. Elle parvient à montrer comment le traitement dépolitisé de la question sociale en banlieue est issue d’une volonté de toucher un public plus large et plus diversifié. La presse écrite rejoint alors les logiques mercantiles des chaines de télévision. Cette dépolitisation des problèmes publics décrite par Julie Sedel permet d’appréhender la neutralité des nouvelles catégories sémantiques sur lesquels les luttes politiques sont désormais menées.
A rebours de toutes ces analyses, pourrait-on penser que certains médias favorisent une politisation de la société entendue comme « familiarisation d’un large public à la politique » notamment par le biais des émissions de divertissement ? C’est cette thèse qui est nuancée par Philippe Riutort et Pierre Leroux dans leur texte traitant de la politisation par l’infotainement. En se servant de la sociologie de la réception des médias, ils parviennent à montrer que les publics populaires privilégient une réception davantage ludique que politique. Ainsi, si elles ont incité d’autres émissions politiques à s’intéresser à des publics plus diversifiés, les émissions de talk-show ne participent pas à une politisation des publics éloignés de la politique.
Apports et critiques
Suite à la lecture de ce dossier, nous pouvons principalement regretter le manque de détails à propos des conséquences que la dépolitisation peut avoir sur le métier de journaliste ainsi que les publics concernés. Les auteurs, dans leur texte ne développent, en aucun cas, une seule conséquence. Etant donné que chaque auteur met en avant le côté négatif de cette dépolitisation, les conséquences auraient mérité d’être traitées au sein de ce dossier. Cette dépolitisation peut notamment entrainer une dépolitisation des publics. Il aurait été intéressant qu’un auteur étudie ce qu’il est possible de faire face à cela.
De notre côté, nous devons nuancer ce propos car ce n’est pas le cas dans l’ensemble du dossier. En effet certains auteurs s’efforcent d’apporter des nuances à leur thèse. C’est le cas du texte d’Ivan Chupin qui met en avant le stéréotype général, selon lequel les médias russes sont contrôlés par l’Etat. Malgré son désaccord sur ce point, Ivan Chupin détaille ce point de vue avant d’énoncer sa propre thèse. Ce fonctionnement permet ainsi de nuancer le postulat communément admis aussi bien que son propre point de vue.
Théo Belloc
Hamza Bouali
Erwan David
Meidhy Galas