Omniprésents, les mouvements de protestation occupent la scène publique dans le monde entier : « printemps arabe », manifestations à Hong Kong, tentes dressées dans les rues d’Israël, mouvement « Occupy Wall Street » aux États-Unis, mouvement « Femen » en Ukraine, manifestations pour et contre le mariage pour tous en France… Le numéro 14 de la revue Argumentation et Analyse du Discours (désormais AAD) propose pour la première fois de s’intéresser à l’action collective à travers les sciences de langage, et plus particulièrement l’analyse du discours. L’introduction d’Eithan Orkibi, « Les discours de l’action collective : contextes, dynamiques et traditions de recherche » expose la problématique qui constituera la trame d’analyse des articles de la revue. Il s’agit en effet, d’examiner la contribution que peuvent apporter les sciences de langage à l’étude des mouvements de protestation et de relancer une interrogation sur la parole protestataire qui soit propre à l’analyse du discours.
Compte-rendu de lecture : Les(s) discours de l’action collective, numéro 14 de la revue Argumentation et Analyse du Discours, 2015.
Par Brice Deseager, Valentin Bernard & Gwladys Aurivel (M2)
Eithan Orkibi commence par délimiter son objet en se focalisant sur le discours qui accompagne et anime « l’action collective », et qui en émerge : celle-ci est définie comme pratique sociale destinée à contester et modifier certains aspects de la réalité sociale, à travers la collaboration d’acteurs qui forment un collectif dans l’objectif de promouvoir et de défendre leurs intérêts ou leurs valeurs. Aujourd’hui, l’action collective est socialement institutionnalisée comme mode légitime de participation politique. L’auteur nous offre ensuite un aperçu général de la façon dont le discours de l’action collective est théorisé et analysé dans trois traditions de recherche : la sociologie de l’action collective, la rhétorique des mouvements sociaux et l’école française d’analyse du discours.
Publiée en 2015, composée de 8 articles, dont la cohérence d’ensemble est mise en évidence par une solide introduction, cette livraison de la revueAAD a le grand mérite de réunir un ensemble de contributions présentant une approche centrée sur les sciences de langage et l’analyse du discours. Si l’on relève donc une certaine homogénéité de l’ancrage disciplinaire dans lequel s’inscrit cette revue collective, on trouve cependant une grande diversité des approches théoriques mêlant la sociologie de l’action collective, la rhétorique des mouvements sociaux, ou encore l’école française d’analyse du discours. La diversité des corpus et terrains étudiés, allant du conflit d’aménagement sur l’étang de Berre, au mouvement du printemps érable au Canada en 2012, en passant par l’action collective de la Manif pour Tous en 2013, en réaction du Mariage pour tous, ou encore l’étude d’un manifeste et d’une lettre ouverte, permet de saisir à travers les divers contextes les enjeux de l’analyse sociodiscursive des actions collectives.
Les méthodes employées sont également très variées, et autorisent une pluralité d’angles d’études. On y retrouve l’observation participante à des réunions de travail, la comparaison des formes d’action collective opérées à travers deux genres discursifs contemporains ou encore l’utilisation d’une banque de photos des manifestations du printemps érable disponibles en ligne sur le web ,mais également une étude de la Manif pour tous s’appuyant sur les théories de l’argumentation, de l’énonciation et de l’analyse conversationnelle. Cette diversité d’approches théoriques, de corpus, de terrains et de méthodes permet ainsi d’appréhender les discours en tant que vecteurs d’identité.
Ce compte-rendu s’intéresse plus particulièrement à cinq articles qui nous a paru intéressant de mettre en avant, à savoir : « Le(s) discours de l’action collective : contextes, dynamiques et traditions de recherche » d’Eithan Orkibi ; « L’argumentation dans la formation des groupes protestataires : du conflit d’aménagement au militantisme environnemental » d’Aurélien Lellouche ; « Violence verbale dans le discours des mouvements antagonistes : le cas de ‘Mariage pour tous’ et ‘Manif pour tous’ » de Béatrice Fracchiolla, « Quand argumenter l’égalité, c’est faire le collectif : discours pour défendre l’ouverture du mariage en France et en Allemagne » d’Ida Hekmat; « De l’appel à mobilisation à ses mécanismes sociodiscursifs : le cas des slogans écrits du printemps érable » de Geneviève Bernard Barbeau.
Dans un premier temps, Aurélien Allouche, questionne le rôle exact que l’argumentation joue dans la transition des mobilisations protestataires vers le militantisme environnementaliste. Pour répondre à cette problématique, trois lignes d’analyse sont mobilisées : le rôle de l’interdiscursivité dans l’évolution des engagements militants, la contribution des arguments ad hominem à la constitution d’un ethos militant, l’investissement des échanges argumentatifs comme une forme de sociabilité et de convergence entre militants. L’auteur lui-même reconnaît que d’autres approches auraient pu être employées dans cette étude du conflit d’aménagement sur l’étang de Berre à l’instar de « procédures de cadrage ou de mise en intrigue dans la constitution d’un problème public » ; approches abordées auparavant par Daniel Cefaï[1] dans les années 1990. De plus, une approche regroupant d’autres conflits de ce type aurait également pu être intéressante dans la mesure où l’analyse se serait davantage orientée vers l’élargissement des revendications de groupes.
Ceci permet de comprendre, dans un autre contexte, la construction et la visée du slogan : en effet, dans l’article de Geneviève Bernard Barbeau, l’auteure s’intéresse à l’écriture revendicatrice en envisageant le slogan comme un acte sociodiscursif générateur de discours de positionnement. Le slogan établit une tension au sein de l’espace public qui appelle à l’action tout en formant une arène dans laquelle doivent se positionner les individus en prenant la forme d’un appel à la mobilisation et à l’action. Les modes de réalisation de l’appel à l’action relèvent des actes directifs. L’utilisation des verbes à l’impératif les rend repérables comme des appels explicites mais d’autres formes d’appels implicites comme l’utilisation de l’ironie peuvent être repérés. Des actes directifs indirects, sans forme impérative ni d’appel à l’action peuvent remplir les critères de l’appel. La condamnation dans les slogans, avec appel à agir ou à haïr, où les manifestants font état d’une émotion « contre », utilise la dimension émotionnelle sans forcément passer par des demandes ou injonctions. Outre l’utilisation de l’affect, les slogans peuvent s’ancrer dans la temporalité en faisant référence à l’actualité afin de faire passer un message s’inscrivant dans le temps en référence à des évènements connotés qui donnent sens au positionnement des personnes qui le scandent.
Le slogan nous est ainsi décrit comme un outil de revendications complet et efficace avec sa portée et sa visée. Son format court ne semble pas constituer un frein à son potentiel persuasif. L’angle d’analyse utilisé permet de nous montrer dans le cadre de la linguistique, la mise en place du discours contestataire comme porteur des tensions sociales et investi par le contexte dans lequel il s’ancre.
Béatrice Fracchiolla s’inscrit quant à elle, dans l’étude de la violence verbale liée au phénomène d’action collective menée par la Manif pour tous. Une analyse scientifique dans laquelle on ne manque pas de ressentir à plusieurs reprises un parti pris délibéré, qui ne change en rien la qualité de l’analyse. Une déconstruction des outils linguistiques et des codes sociaux réappropriés de la Manif pour tous, accompagnée d’explications denses, décompose véritablement ce mouvement du point de vue socio-linguistique. L’auteure repère au fil de son analyse une sémiotisation dichotomique de l’espace social et citoyen, organisé en actions collectives à la suite des réactions. Un mécanisme d’actions/réactions est mis en exergue en expliquant la co-construction des discours par leur opposition mais toujours dans des stratégies différenciées. La focalisation sur certains mots avec changement du sens et l’appropriation de ces derniers avec idéologisation de certains termes les placent dans le débat et les manifestations en créant une opposition tranchée. L’accroissement de soutiens s’établit alors à partir de l’essentialisation de la famille et des rôles sociaux des hommes et des femmes dans la société.
L’article de Ida Hekmat « Quand argumenter l’égalité, c’est faire le collectif : discours pour défendre l’ouverture du mariage en France et en Allemagne », qui s’inscrit dans le champ des sciences du langage et de l’analyse du discours, analyse un manifeste et une lettre ouverte, qui ont la particularité d’être vecteurs d’identité collective, dans la mesure où ils appellent les hommes à se mobiliser face à la parole protestataire qui refuse le mariage entre homosexuels. Bien que le manifeste allemand et la lettre ouverte française présentent un discours argumentatif et énonciatif, ils prônent tous les deux la défense du mariage gay. On trouve d’un côté la lettre ouverte allemande qui défend le mariage gay par l’égalité des sentiments, et d’un autre côté le manifeste qui défend le mariage gay par l’égalité des droits.
Néanmoins, si l’on se focalise plus en détails sur les deux genres discursifs contemporains qui constituent le corpus, on constate que les deux discours s’appuient sur un ethos collectif similaire avec l’inclusion permanente du « nous ». Ainsi, on voit une identité discursive du collectif qui se met alors en place à travers l’omniprésence de ce pronom personnel : en d’autres termes, les locuteurs prennent position vis à vis du mariage pour TOUS à travers différent support le manifeste avec le même but, s’exprimer et prendre position.
Dense et riche en matières d’approches en sciences de langage, ce dossier convainc dans sa capacité à mobiliser différentes filiations théoriques, corpus, terrains et méthodes. Mais il faut savoir que d’autres disciplines sont pertinentes dans l’analyse de l’action collective : la sociologie, la psychologie sociale, la science politique. Ron Eyerman et Andrew Jamison suggèrent par exemple que les mouvements sociaux peuvent être conçus comme des « espaces publics provisoires, des moments de création collective qui fournissent aux sociétés des idées, des identités, de même des idéaux »[2].
[1] Cefaï, Daniel. 1996. La construction des problèmes publics. Définitions dans des arènes publiques
[2] Eyerman, Ron & Andrew Jamision. 1991. Social Movements : A Cognitive Approach