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MOBILISER POUR QUE RIEN NE CHANGE : UNE ANALYSE DES MOUVEMENTS CONSERVATEURS

POX_106_L204De novembre 2012 à octobre 2014, l’opposition au « Mariage pour Tous » a rassemblé ponctuellement des centaines de milliers de personnes dans les rues de Paris. Ce mouvement de grande ampleur a surpris un bon nombre des observateurs politiques, tant les journalistes que les politistes. C’est dans ce contexte que le comité éditorial de Politix, revue des sciences sociales du politique fondée en 1987 par des étudiants de Science politique de Paris 1, a décidé de consacrer son bulletin du deuxième trimestre de 2014 aux « mobilisations conservatrices ». Fidèle à la ligne éditoriale de Politix qui entend porter un regard nouveau sur la science politique par l’intermédiaire d’une ouverture à la sociologie et à l’histoire, ce dossier regroupe six articles universitaires proposant une approche pluridisciplinaire et des méthodes plurielles.

Compte-rendu du dossier « Mobilisations conservatrices », revue Politix, n°106, 2/2014

            Dans le premier article du dossier, « Mobilisations conservatrices : comment les dominants contestent », les sociologues Eric Agrikoliansky, spécialiste des comportements électoraux et des mouvements sociaux, et Annie Collovald, spécialiste de la droite et de l’extrême-droite, proposent un état des lieux de la recherche concernant les mouvements contestataires des « dominants ». Ils relèvent en premier lieu que ces mouvements sont nettement moins étudiés que les manifestations des « dominés » car ils sont moins marquants dans l’histoire et moins visibles dans l’espace public. Pourtant, bien que ces mobilisations soient plus rares, elles ne sont pas si extraordinaires qu’on le prétend. La mobilisation des dominants est un moyen de légitimer leur position sociale lorsqu’ils la considèrent en danger. Ils s’opposent ainsi aux mouvements progressistes qui veulent faire évoluer la société et à qui ils imputent le malaise social actuel. Qualifiés de « rebelles responsables », ils estiment être les seuls à pouvoir diffuser la morale qu’il convient de suivre. En second lieu, les auteurs montrent que les groupes conservateurs n’utilisent pas nécessairement les techniques de mobilisations dans l’espace public car, en tant qu’ « élite », ils disposent d’importants capitaux et des réseaux pour se faire entendre et représenter dans le champ politique. Ils préfèrent ainsi se mobiliser en toute discrétion. C’est pourquoi, il ne faut pas négliger le rôle des nombreux acteurs invisibles dans la coordination des réseaux des « dominants ». Par exemple, l’émergence d’internet et/ou l’activisme associatif des femmes au foyer participent à la formation et à la coordination des groupes d’intérêt. Ces groupes essayent de fédérer autour de leur cause en rassemblant d’autres groupes conservateurs et en mutualisant leurs ressources. Ces mouvements se professionnalisent et deviennent visibles, au fil des expériences ratées, face aux mouvements des dominés ayant l’habitude de manifester.
 
Toutefois, dans le deuxième article du dossier, « La droite entre les deux guerres : psychologie des foules, sciences de l’organisation et publicité moderne », Kevin Passmore, historien spécialiste de la droite française, montre toute la difficulté pour la droite de se rassembler. Il explique bien comment la droite française a tenté entre les deux conflits mondiaux de créer un front commun à l’image du parti conservateur britannique. Pour cela, elle a développé une vision organique influencée par la Psychologie des foules (1895) de Gustave Le Bon ainsi que les modèles organisationnels théorisés par Frederick W. Taylor et Henri Fayol, et portée par la publicité moderne. La droite entend se rassembler et mettre en place un « mouvement de masse », qui passe par la compréhension et le contrôle de la foule, porté par les outils de la propagande et mené, selon la division du travail, par des élites. La droite, en pleine guerre idéologique contre le communisme, entend ainsi formater un vote réflexe de la foule en sa faveur. Cependant, l’union de la droite ne s’est jamais réalisée, partagée entre l’Alliance démocratique qui souhaitait une alliance avec le Parti radical, et la Fédération républicaine qui voulait mettre en place un rassemblement anticommuniste. La droite catholique et nationaliste, avec l’essor du fascisme, est quant à elle restée en marge.
 
C’est la marginalité d’un mouvement ultra catholique et nationaliste que tente dès lors d’expliquer Kevin Geay, doctorant en sociologie, au cours d’une enquête de terrain de cinq mois auprès des militants de France Jeunesse Civitas (FJC), le mouvement des jeunes de Civitas, parti théocratique proche de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X (FSSPX), excommuniée par l’Église catholique depuis 1988. Sous le titre « Messire Dieu, premier servi », l’article entend identifier qui sont ces militants et la façon dont ils parviennent à maintenir une image positive d’eux-mêmes alors qu’ils ont une foi et un programme politique désavoués.
Les militants les plus actifs de FJC sont inscrits dès leur enfance dans les instances de socialisation des traditionalistes. Au sein des familles et des écoles de la FSSPX, les enfants sont incités à se méfier des ennemis de la contre-révolution et des fausses spiritualités. Au contraire, ils sont appelés à s’identifier aux martyrs de la cause chrétienne et monarchique et à voir le christianisme comme une entité menacée. C’est au sein des associations paroissiales, qui sont un apprentissage préparatoire à l’engagement des catholiques, que ces pratiquants impliqués ont entendu parler de Civitas. Et c’est au cœur de ce milieu de socialisation, qui consacre « hors-système » ses membres les plus dévoués et conformes, qu’ils se positionnent dans le champ religieux. La vie paroissiale permet à Civitas de mettre à disposition de ses militants un service d’ « entraide catholique » qui permet « de faire profession de son stigmate » en dehors des « logiques du système ». L’intégration religieuse est primordiale pour militer durablement à FJC et permet de comprendre la défection des nationalistes qui gravitent autour de Civitas. En effet, l’orthopraxie du rite tridentin[1] et l’orthodoxie des contenus culturels présentent une barrière au militantisme. Condition d’un militantisme de longue durée au sein de FJC, ils contraignent le mouvement à l’isolement.Tandis que ses alliés historiques dans le champ politique et dans le champ des mobilisations ont adopté une stratégie de communication visant à arrondir leurs discours pour élargir leurs audiences, Civitas ne module pas un discours qui tend à se durcir et qui ne dépasse plus le « cercle de la Tradition »[2]. Toutefois, K. Geay montre que l’isolement n’est pas une barrière à l’engagement pour des cercles qui s’isolent volontairement et s’imaginent appartenir à une élite par l’intermédiaire de leurs capitaux et de l’exceptionnalité de leur engagement.
 
Sophie Retif, pour sa part, contribue à expliquer la façon dont les associations identifiées comme étant catholiques ou traditionalistes tentent, à l’inverse de Civitas, d’étendre leur audience. Dans « Ringards, hypocrites et frustrés ? Les militants des associations familiales catholique face à la réprobation », S. Retif présente les conclusions d’une étude comparée qu’elle a menée, notamment par l’intermédiaire d’entretiens, entre la Confédération nationale des associations familiales catholiques (CNAFC) et l’Association portugaise de familles nombreuses (APFN). L’étude révèle que les propriétés sociales des militants de ces deux associations résultent d’une stratégie de recrutement qui privilégie un « mouvement d’élite » par rapport à un « mouvement de masse » pour défendre la cause des familles. Dès lors, ces militants disposent d’un capital scolaire important et appartiennent aux catégories socioprofessionnelles « supérieures ». Il y a une forte proportion de femmes n’exerçant pas d’activité professionnelle, ce qui leur permet d’être engagées dans des organisations associatives, souvent liées à leurs paroisses, tandis que les hommes ont plutôt des engagements partisans. Ils ont en outre reçu une éducation visant à leur inculquer une orthodoxie et une orthopraxie au sein de leurs familles, des écoles catholiques et du scoutisme. Leur socialisation religieuse est donc articulée autour d’une socialisation politique spécifique où ils ont appris à se méfier de la société contemporaine et à défendre les valeurs du catholicisme. Toutefois, ceux qui appartiennent au système font l’objet d’une forme de réprobation et de dénonciation, souvent appuyées sur des représentations associées aux traditionalistes, au travail ou encore dans l’espace public. Dès lors, lorsqu’ils se mobilisent pour défendre les intérêts de la famille, ils doivent élaborer des stratégies visant à contourner la réprobation et l’accusation de prosélytisme, et à faire bonne figure devant les médias et les acteurs publics. Pour cela, ils tentent de faire du stigmate une ressource pour l’engagement des adhérents potentiels. Puis, ils adoptent une approche « positive » en substituant le registre de l’opposition au registre de la proposition en insistant sur le bon sens de leurs propositions. Par exemple, ils ne vont pas s’opposer à l’avortement en le qualifiant de crime, mais vont informer sur les risques d’une telle pratique ou mettre en avant des solutions alternatives.Ce travail de construction d’une image positive passe par la sélection de responsables et porte-paroles qui contreviennent aux idées reçues et exclut les individus les plus stéréotypés et les moins légitimes. Enfin, ils donnent à voir que leur modèle familial, tout en se fondant sur des valeurs fortes, génère du bonheur et de l’épanouissement, en particulier pour les femmes.
 
Le recours à la manifestation de masse apparait comme la dernière mobilisation possible lorsque les jeux de réseaux ne sont pas suffisants ou ont échoué. C’est ce que montre le sociologue Nicolas Rafin dans le cinquième article intitulé « Une cause indéfendable. La mobilisation des avoués contre la suppression de leur monopole devant les cours d’appel ». L’étude révèle que le but de la mobilisation des avoués était de maintenir leur statut professionnel face au rapport Attali, appliqué par Nicolas Sarkozy, qui souhaite la fin d’une profession perçue comme un métier d’Ancien Régime. C’est à cause de cette vision qu’un consensus politique pour la suppression des Avoués aboutit. Pour préserver leur profession, ils ont tout d’abord tenté de mobiliser leurs réseaux. Mais ils n’arrivent pas à faire une véritable corporation et certains tentent de produire une mobilisation de masse, qui échoue car certains ne souhaitent pas se mêler au peuple compte tenu de la haute idée qu’ils ont de leur métier. Nicolas Rafin s’interroge donc sur la forme d’action à privilégier. Au temps du numérique, les mobilisations de masse ont plus d’échos et de résultats, notamment car le nombre renvoie à une forme de légitimité démocratique. Néanmoins, il ne faut pas négliger l’importance d’avoir des réseaux non visibles pour tous.
 
Enfin, le dossier se termine par un article d’Eric Agrikoliansky, « La politisation ordinaire d’une population extraordinaire », qui vient rompre la dynamique et la logique des cinq premiers articles. L’auteur n’étudie pas de mobilisation conservatrice mais il s’intéresse à la politisation d’une population « extraordinaire » : les habitants du XVIe arrondissement de Paris qu’il étudie à travers une série de questionnaires. Par ce biais, il espère connaitre le comportement électoral de ces habitants orientés à droite à l’aide de plusieurs variables : le rapport à la religion, la CSP, le niveau de diplôme, la composition des ménages, etc. Les résultats montrent que les classes supérieures à qui on attribue une certaine compétence politique sont finalement aussi mal à l’aise que les autres catégories de la population dans ce domaine. Ils ont un sentiment de compétence politique parce qu’ils font partie d’une classe sociale qui nécessite qu’ils doivent s’intéresser à ce domaine, mais en réalité ils ne connaissent pas forcément les rouages du monde politique et sont réticents ou peu habilités à évoquer leur engagement partisan. Pour déterminer leur vote, cet électorat se fie directement à son entourage proche et justifie leur choix par les qualités et le statut social du candidat. Il s’agit donc d’un vote de classe et non d’un vote partisan. Ils occupent peu l’espace public pour défendre leurs revendications. Seuls les plus conservateurs, issus des classes les plus aisées de l’arrondissement participent activement aux manifestations défendant la droite conservatrice.
 
Au total, ce numéro de Politix permet, à travers des textes clairs et bien articulés, de saisir comment se donnent à voir certaines organisations auprès du grand public, mais aussi au sein même de l’environnement conservateur. Toutefois, l’absence d’une définition ou d’un cadrage théorique définissant ce que sont les « mobilisations conservatrices » et les « conservateurs » donne le sentiment que les différents groupes sociaux étudiés appartiennent à une même catégorie. Les milieux conservateurs sont loin d’être une classe homogène, même s’ils partagent le désir commun de conserver un certain habitus de classe, lui-même propre à chacun de ces groupes. Enfin, le dossier aurait peut-être mérité d’être complété par une étude sur « La Manif pour Tous », tant la mobilisation contre le « Mariage pour Tous » a réussi à cristalliser autour des milieux conservateurs des centaines de milliers de personnes, relativisant ce que montrent chacun des articles : la faible capacité des mobilisations conservatrices à mobiliser au-delà de leurs réseaux.


[1] La messe tridentine est une forme du rite romain appliquée par toute l’Église du Concile de Trente (1563) jusqu’au Concile de Vatican II (1962-1965). Aujourd’hui, il s’agit d’une forme de messe « extraordinaire » célébrée dans les paroisses qui ont fait le choix de conserver ce rite. Elles sont dîtes « traditionalistes » si elles sont célébrées par des prêtres en communion avec l’Eglise catholique (Vatican) ou « intégristes » lorsqu’elles le sont par des prêtres de fraternités ayant rompues leurs relations avec Rome à l’issue de Vatican II. Le rite tridentin est donc une forme particulière de messe qui se distingue de la majorité des messes célébrées aujourd’hui, dites « Paul VI » depuis l’emploi des langues vernaculaires décidé lors du Concile Vatican II, et qui impose des pratiques en conformités avec le rite (orthopraxie). En effet, la messe tridentine est rythmée par un ensemble de gestes à des moments précis (signe de croix, génuflexion, inclinaison, etc.) qui ne permet pas au profane d’y assister pleinement sans y être initié. Enfin, l’orthopraxie implique également de vivre selon les prescriptions des textes et des autorités religieuses. Cela implique la confession mensuelle, ou encore un jeûne de trois heures avant la communion, etc.
[2] Kevin Geay fait référence à l’ensemble des individus qui considèrent que le latin est une Tradition enracinée dans la Tradition apostolique de l’Église catholique, contrairement à ce qu’affirme l’Eglise depuis Vatican II, et qui de fait assistent aux messes tridentines.