Les employés du service de nettoyage de la mairie du Havre ont dû regretter leur excès de zèle : après qu’ils aient nettoyé « par erreur », sur le mur d’un collège, une œuvre de street art réalisée par un artiste de renommée mondiale[1], l’indignation de l’intéressé et de ses admirateurs fut telle que la municipalité a dû s’excuser auprès de l’artiste et lui proposer de réaliser une nouvelle peinture. À travers cet acte public de contrition, la mairie reconnaît au « street art » une légitimité artistique qui est loin d’avoir toujours fait l’unanimité. L’anglicisme street art (art de rue) désigne, en effet, un mouvement artistique né aux États-Unis, dans les années 1970, avec l’arrivée du graffiti dans le métro new-yorkais, grâce à des artistes issus des quartiers pauvres de la ville tels que « Taki 183 »[2], « Tracy 168 »[3] ou « Stay High 149 »[4]. Initialement, cet art populaire tire une bonne partie de la fascination ou du rejet qu’il suscite de son caractère illégal et subversif. Cette pratique englobe à la fois les graffitis traditionnels – inscriptions faites à la peinture aérosol à main levée les graffitis au pochoir, les sculptures, les stickers (autocollants), les posters (affiches), les mosaïques ou toute sorte d’« installations ». Forme de communication « sauvage », elle fait l’objet de diverses tentatives de domestication qui, on va le voir, interrogent les conditions de possibilité d’une expression « libre » dans l’espace public.
En 1971, le New-York Times publie un article sur le graffeur Taki 183[5]. Cet article conduit à la formation de crews, d’équipes de jeunes graffeurs ayant la volonté d’atteindre le même niveau de notoriété que leur confrère. On voit ainsi apparaître des crews tels que « The Nation’s Top », « The Magnificient Team », « Crazy Inside Artists » ou « Soul Artists ». La ville de New-York se retrouve très vite recouverte des graffitis réalisés par ces équipes de graffeurs. Mais au début des années 1980, le maire de l’époque, Ed Koch, et l’entreprise MTA[6], chargée de la gestion et de la municipalité, déclarent la guerre aux graffitis. Une loi est établie pour sanctionner les graffeurs : réglementation et contrôles sur l’achat des produits servant à peindre, punitions sévères pour tout graffeur ayant peint dans un lieu public ou sur un monument. Conséquence : de moins en moins d’artistes, de peur des sanctions, se consacrent à l’art de rue. Le graffiti manque quasiment de disparaître. Les graffeurs décident alors d’aller s’exercer dans d’autres villes que New-York, à Chicago, Los Angeles ou Washington. C’est ainsi que le street art va se répandre comme une traînée de poudre.
En Europe, le street art apparaît dans les années 1980. Le graffiti new age émerge en Allemagne dans des villes comme Munich, Hambourg et Berlin. A la chute du mur de Berlin, en 1989, ce dernier est intégralement recouvert de slogans, de dessins et peinture qui sont diffusés sur les écrans de télévision du monde entier. Depuis longtemps, le mur était un support d’expression pour beaucoup de jeunes Allemands protestataires. Au Royaume-Uni, les graffeurs sont également présents dès 1983, à Bristol et à Londres. Mais il devient très vite difficile de « graffer » dans la capitale britannique, en raison d’un système de surveillance particulièrement étroit. En France, c’est dans les années 1986 et 1987 que le graffiti « new-yorkais » trouve définitivement sa place à Paris, notamment à proximité du métro Stalingrad, sur les quais de la Seine, les palissades du Louvre et du Centre Pompidou, à Châtelet-les-Halles, à la Chapelle et dans les cités populaires de banlieue. Comme à New-York, dès le début des années 1990, le métro est envahi de graffiti, obligeant la RATP, comme la MTA, à mettre en place une politique de lutte systématique.
Dans les années 1970, à New-York, le street art est associé au mouvement Hip-Hop, un courant contestataire qui révèle les injustices sociales et raciales que subit la communauté noire. Le street art est non seulement un art visuel, mais aussi un acte politique de subversion des normes sociales de la bourgeoisie blanche. À travers leurs productions, les artistes parviennent à faire passer à l’ensemble des citoyens, mais aussi aux dirigeants politiques, des messages en provenance de la « rue », c’est-à-dire des quartiers les plus populaires. Ces messages sont en effet visibles et accessibles à tous et partout (rues, métro, etc.). Une forme originale de communication politique est née : une forme non-conventionnelle d’expression sociale, hors du contrôle des organisations traditionnelles, conduite par des amateurs engagés, les street artists. Cette forme de communication est bien politique au sens originel du terme, car le street art donne la parole aux « sans voix » de la cité (polis en grec), aux gouvernés plutôt qu’aux gouvernants. Il relève pleinement de ce que l’anthropologue James Scott appelle les « arts de la résistance », ces actes continus d’insubordination qui, à l’instar du carnaval ou de la satire, contribuent à la critique « infrapolitique » du pouvoir en place autant qu’à l’affirmation de la dignité sociale des groupes subalternes[7].
La street art : une communication politique par et pour le peuple ?
Grâce au street art, les classes populaires disposent d’un moyen de communication politique alternatif qui permet de dénoncer, de commémorer et de provoquer. Ainsi, l’artiste Paolo Ito a profité de la Coupe du Monde de 2014 au Brésil, pour dénoncer le coût exorbitant des investissements réalisés pour cet événement et les conditions de vie insoutenables des Brésiliens des favelas[8]. L’artiste se pose en véritable porte-parole des Brésiliens de son quartier en dépeignant la misère dans laquelle y vivent. L’œuvre, représentant un enfant n’ayant qu’un ballon de foot pour nourriture, constitue un moyen de communication particulièrement efficace avec les élus et les médias : à travers son travail, l’artiste met au-devant de la scène des préoccupations d’intérêt général[9].
Le lieu d’activité du street artist est toujours soigneusement choisi, en fonction à la fois des risques encourus et de l’intérêt symbolique du support ou du bâtiment. Du mur de Berlin à celui qui marque la frontière entre le Mexique et les États-Unis, les murs sont depuis longtemps des supports de prédilection pour les artistes engagés. Le célèbre street artist anglais Banksy leur doit une bonne part de sa réputation. Chacune de ses œuvres transmet un message qui pousse à remettre en question l’Etat, l’armée et la société capitaliste[10]. À Bethléem, en Cisjordanie occupée, on trouve la signature du mystérieux Banksy[11] : à l’aide d’un pochoir, le « terroriste de l’art », comme il s’autodénomme ironiquement[12], peint une jeune fille fouillant un soldat[13]. Une manière de dénoncer la politique d’occupation menée par l’armée israélienne depuis près de cinquante ans. Tout le monde est contrôlé, chaque jour, même les enfants. Pourtant personne ne contrôle les soldats. Avec cette œuvre, Banksy prend position, utilise une action individuelle pour sensibiliser, critiquer et pousser par son art le spectateur à la réflexion politique.
Le street art permet également d’exercer un travail de mémoire collective. En Afrique du Sud, par exemple, le street art constitue une partie intégrante de l’identité nationale. Il est le reflet de la culture et de l’histoire des habitants, mais aussi de revendications d’une société à la fois riche, multiculturelle et marquée par de très fortes inégalités sociales. L’artiste John Adams travaille ainsi sur l’image d’un homme qui a marqué l’histoire de l’Afrique du Sud : Nelson Mandela[14][15]. Symbole de la résistance au régime raciste de l’Apartheid auquel tous les citoyens – hormis quelques nostalgiques – peuvent s’identifier, il est un sujet privilégié de l’art urbain de Soweto, un ancien township noir. Le street art permet de rappeler et de célébrer l’engagement politique du héros de la réunification nationale. Cet exemple interroge d’ailleurs la fonction politique d’une pratique artistique subversive qui bénéficie aujourd’hui d’une légitimité croissante auprès de certaines autorités publiques. Le street art, qui était au départ un moyen de communication populaire, serait-il en train de perdre sa dimension contestataire ?
Le street art : politiquement correct ?
L’exemple des créateurs bellevillois est emblématique de l’ambivalence de ces « rites d’institution »[16] auxquels les street artists participent fréquemment, avec plus ou moins d’enthousiasme. Ces derniers, comme Renato[17] qui est un graveur et une figure emblématique de l’artiste militant, militent pour préserver « un urbanisme à visage humain »[18] dans le quartier de Belleville. Ils sont considérés par les journaux locaux et municipaux comme des « défenseurs de l’identité du quartier »[19], des « créateurs militants »[20] ou encore des « artistes citoyens »[21]. Toutefois, pour certains d’entre eux, c’est dans cette appellation que réside le problème. Ils considèrent qu’un artiste est un créateur. Or les créateurs bellevillois passent plus de temps à militer qu’à créer. Beaucoup critiquent Renato, en affirmant qu’il n’est pas un artiste, mais plutôt un militant, un « artiviste », du fait de son engagement politique dans le quartier de Belleville[22]. D’autres disent que les créateurs bellevillois seraient davantage des « acteurs sociaux que des véritables créateurs »[23]. Le cas des artistes de Belleville indique l’existence de deux types d’artistes de rue : d’un côté, ceux qui s’investissent dans l’espace local avec un engagement citoyen et, d’un autre, ceux qui veulent au contraire s’extraire du quartier, « s’ouvrir davantage aux mondes de l’art parisien »[24].
Un autre élément participe de l’exacerbation des tensions dans le petit monde du street art au sujet de ses rapports avec la « chose publique ». Il se transforme en effet parfois un élément d’une politique publique, en une commande passée par les autorités publiques pour embellir, mettre en avant, valoriser un bâtiment, un quartier, une ville. Il est alors moins question de mettre en lumière un problème social, d’attirer l’attention des instances politiques sur certaines injustices voire de dénoncer leur rôle. Tel est le cas, par exemple du projet artistique « 8ème art »[25], dont l’enjeu principal est la valorisation des bâtiments du bailleur social, et non d’éventuelles revendications politiques des citoyens. De même, en 2004, la ville de Lille, nommée capitale européenne de la culture, a commandé à l’artiste Yayoi Kusama[26] des sculptures baptisées « Les tulipes de Shangri-La ». La municipalité attend bien évidemment des retombées médiatiques de l’organisation de cet évènement, et de partager les bénéfices symboliques liés à la popularité internationale de l’artiste. C’est un moyen pour la ville de rayonner et d’exister sur la scène artistique mondiale. Le street art devient dès lors un symbole de la ville ; il fait partie de son identité culturelle.On peut ainsi se demander si le rapprochement entre les autorités publiques et le street art ne risque pas, en retour, d’entraîner une dévalorisation de la légitimité inséparablement artistique et politique des artistes urbains et de leur art.
Dans certains cas, la volonté de démocratiser le street art conduit à des accusations « d’embourgeoisement ». Le street art, aujourd’hui, a sa place dans des galeries d’art, des musées ou des ventes aux enchères. Du 2 au 26 avril 2015, une exposition de street art s’est ainsi tenue au sein même du Ministère français de la Culture, avec le projet « Oxymores »[27], inauguré par la Ministre en personne, Fleur Pellerin. Du 4 au 17 mai 2015, le parc de la Villette a accueilli pour sa part le Street Festival, qui repose sur les performances simultanées en public de rappeurs et de street artists qui réalisent de fresques géantes[28]. Le 1er juin 2015, à Drouot, s’est tenue une vente aux enchères de 350 œuvres d’art urbaines[29], dont celle de Banksy, « SilentMajority » vendue pour la somme de 625 400 €.
Des « stars » du street art, telles que Banksy, JR, Obey, Rero, C215, Shepard Fairey ont gagné au fil des années une notoriété internationale. Ces artistes sont aujourd’hui exposés dans des musées et publient des livres qui deviennent parfois des succès de librairie[30]. Ces artistes peuvent vendre leurs œuvres à des montants qui dépassent les 100 000 € – les records étant régulièrement battus par Banksy qui a vendu par exemple l’une de ses œuvres pour la somme de 1,1 million d’euros en 2008[31]. Le travail de ces happy few a permis à l’art de rue de se placer au même rang que des formes d’art plus classiques. Au risque, sans doute, d’opérer une séparation entre une fraction minoritaire d’artistes consacrés et une grande majorité d’anonymes qui ne bénéficient pas du feu des projecteurs.
Le street art apparaît ainsi comme un procédé original de « communication » à la croisée de l’art et de la politique. Mettant en relation un « émetteur » et un « récepteur » par le biais d’un canal particulier, il apparaît comme le versant illégal, clandestin, sauvage et créatif d’une communication politique aujourd’hui fortement institutionnalisée. Toutefois, il est aussi utilisé par des institutions publiques pour améliorer leur propre image de marque en l’agrémentant d’un parfum de rébellion.
Le street art est un procédé de communication potentiellement mais pas forcément politique. L’art a cette particularité de pouvoir mêler l’esthétique à l’engagement et comme tous les arts, le street art produit des œuvres dont le degré de politisation diffère, à la fois selon l’artiste et selon le regard qu’on porte sur son œuvre. Une œuvre de rue peut être un moyen de communication politique. Les gouvernés mais aussi les gouvernants s’en sont saisis, au même titre que d’autres supports de communication. Il n’empêche qu’à l’origine, cet art éphémère porte en lui la culture alternative d’individus rebelles, souvent en butte à la discrimination, qui s’approprient l’espace public en ne respectant ni la règle du droit, ni la loi du marché. Dans les rues de toutes les métropoles du monde, des hommes et des femmes créent des signes à leur image. Ces signes ont des contenus plus ou moins politiques et l’analyse des rapports ambivalents qu’ils entretiennent avec les pouvoirs politiques permettent de comprendre la charge subversive de ce graffiti tout en ironie de Banksy : « si écrire ou dessiner sur les murs pouvait changer quelque chose, cela serait interdit ! ».
Par Fatimata Ba, Emeric Fiari, Fabien Maitre, Thérèse Massamba et Mathieu Ouagazzal
[1]AFP, « Le Havre: des employés municipaux ‘nettoient’ par erreur une œuvre de street art »,L’Express, 15 octobre 2015. URL: http://www.lexpress.fr/region/haute-normandie/le-havre-des-employes-municipaux-nettoient-par-erreur-une-oeuvre-de-street-art_1726341.html/consulté le 16 octobre 2015 (en ligne).
[2] Un des « graffeurs » les plus influents
[3] « Graffeur » américain
[4] Artiste américain spécialiste du graffiti (1950-2012)
[5] « Taki 183 Spawns Pen Pals » [« Taki 183 lance une nouvelle mode »]
[6]Metropolitain Transportation Authority
[7]SCOTT James C., « La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne » [1991], Paris, éditions Amsterdam, 2009.
[8]BONNET Cyril, « Coupe du monde : le graffiti qui dit toute la colère du Brésil », Le Nouvel Observateur, 22 mai 2014. URL :http://tempsreel.nouvelobs.com/photo/20140522.OBS8167/coupe-du-monde-le-graffiti-qui-dit-toute-la-colere-du-bresil.html
[9]CHATELLIER Anaïs, « Un street-artist brésilien donne sa vision de la Coupe du monde », Konbini, 22 mai 2014. URL :http://www.konbini.com/fr/inspiration-2/street-artist-bresilien-coupe-du-monde/
[10]Multitudes, « Insert 6. Graffitis contre-fictionnels », 48(1), 2012, p. 145-146.
[11]BANKSY-ART « L’art de Banksy ». URL :http://www.banksy-art.com/art-banksy.html, consulté le 21/10/2015 (en ligne)
[12]OUT OF THE BOX, « Portrait : Banksy, « l’art-terroriste » ». URL : http://www.out-the-box.fr/portrait-banksy-art-terroriste/
[13]Reuters and Haaretz, « WATCH: BanksyTakesAim at GazanMisery in New Video », Haaretz, 26 février 2015. URL : http://www.haaretz.com/middle-east-news/1.644406, consulté le 17/10/2015 (en ligne)
[14] BONNET Cyril, « PHOTOS. Peintures, sculptures, street art: l’icône Mandela »,Le Nouvel Observateur,6 décembre 2013. URL :http://tempsreel.nouvelobs.com/galeries-photos/nelson-mandela/20131206.OBS8630/photos-peintures-sculptures-street-art-l-icone-
[15] STASSART Isabelle et VERTALDI Aurélia, « Nelson Mandela, l’icône planétaire du street art»,Le Figaro, 6 décembre 2013. URL :http://www.lefigaro.fr/arts-expositions/2013/12/06/03015-20131206ARTFIG00488-nelson-mandela-l-icone-planetaire-du-street-art.php
[16]Bourdieu P., « Les rites d’institution », Langage et pouvoir symbolique, Paris, Points-Essais, Fayard, Le Seuil, 2001, p. 175-186.
[17] GRAVEREAU Sophie, « Art et activisme dans le quartier parisien de Belleville », L’information géographique76(3), 2002, p.52-67.
[18]GARNIER Jean-Pierre, GOLDSCHMIDT Denis, «Défense de Belleville », Actualités, n°1, p.15
[19]Bourseiller Christophe., « On peut encore sauver Belleville », Sept à Paris, décembre 1992.
[20]Babeuf Regulus, « Paysans, ouvriers, épiciers, artistes…mêmes lieux, même combat », Quartiers libres, novembre 2002, 90-91
[21]Le Guellec Gurvan,« L’heure des comptes », Le Nouvel Observateur, Paris, mars 2006.
[22] GRAVEREAU Sophie, «Art et activisme… », op.cit., p.65
[23] Ibid., p.65.
[24]Ibid., p.62
[25]Bouhaddou Marie-Kenza, « Les nouvelles pratiques artistiques et les organismes de logement social : entre service public, service marchand et lieux de créativité collective. », Communication & management 11(1) 2014, p. 15-36.
[26]Artiste contemporaine japonaise, avant-gardiste, peintre, sculptrice et écrivain.
[27]Ministère français de la Culture et de la Communication, « Fleur Pellerin inaugure l’exposition « Oxymores », exposition collective d’art urbain », 2 avril 2015. URL : http://www.culturecommunication.gouv.fr/Presse/Communiques-de-presse/Oxymores-exposition-collective-d-art-urbain, consulté le 18/10/2015 (en ligne)
[28]ROBERT Martine, « Le street art s’embourgeoise dans les galeries d’art », Les Échos, 3 avril 2015. URL :http://www.lesechos.fr/03/04/2015/LesEchos/21912-092-ECH_le-street-art-s-embourgeoise-dans-les-maisons-de-vente.htm(en ligne)
[29]Ibid
[30]Banksy, « Guerre et spray », Paris, Alternatives, 2010.
[31]ROBERT Martine, « Le street art s’embourgeoise … », op.cit (en ligne)