Un ordinateur. Un logiciel. Des militants. La nouvelle arme de mobilisation massive pour les campagnes électorales serait électronique. Lors des élections municipales de mars 2014 Nation Builder, le « community organizing software » proposé par La Netscouade se retrouvait dans les équipes de campagne PS de Reims, Argenteuil et Marseille. Ces logiciels d’organisation des bases militantes passaient pour être devenus les ingrédients phares pour la recette d’une victoire à base de mobilisation de l’électorat. De Nathalie Koscuisco-Morizet à Anne Hidalgo en passant par Patrick Mennucci, de nombreux candidats ont placé leurs espoirs dans ces plateformes électroniques, le mythe américain aidant. Maintenant que nous disposons que quelque recul, tentons de comprendre de quoi il en retourne vraiment.
Une innovation américaine ?
C’est outre-Atlantique que l’on trouve les premières utilisations de ces « super logiciels » à des fins de campagne électorales. Sur l’idée et l’expérience d’Howard Dean, ancien candidat à l’investiture du parti démocrate pour la présidentielle de 2004, la collecte de fonds et l’organisation de communautés de soutien sont numérisées et articulées avec Party Builder. C’est cette plateforme en ligne du parti démocrate qui deviendra MyBarackObama.com pendant la campagne de 2008. Comme le rappelle Dean : « Cet outil nous a permis de consolider notre base de données de militants et de sympathisants : aux Etats-Unis, nous sommes en campagne électorale permanente ; il y a toujours une élection locale. Nous avons mis à la disposition de nos candidats nos données ; ils nous les renvoyaient vérifiées et souvent augmentées de nouvelles informations. »1
Une fois les informations collectées, le canvassing peut commencer. Le canvassing, c’est la mise en place systématique d’une prise de contact interpersonnelle avec un groupe ciblé d’individus. Ou plus simplement, une prise de contact massive avec les électeurs permise grâce à une force militante et élaborée à partir d’un recoupement de toutes sortes de données : sociographiques, d’intentions de vote (basée sur les résultats des élections précédentes) et/ou de soutien au parti. Utilisée pendant les campagnes électorales, cette technique de mobilisation a pour but de faire voter l’ « électeur mou », l’abstentionniste ponctuel mais favorable au parti : ou comme on dit là-bas « to get out the vote ». Il faut comprendre que faire voter ses propres abstentionnistes est une préoccupation au moins autant importante pour un parti en campagne que celle de convaincre l’électorat de l’adversaire. Cependant, pour comprendre le rôle de la mobilisation dans ce dispositif, un court retour historique s’impose.
Une histoire du canvassing
Le canvassing est issu d’un temps où la brigue de suffrages avait du sens : « le suffrage étant restreint, les électeurs étaient peu nombreux et devaient être sollicités individuellement. »2 Très concrètement, il s’agissait pour le candidat de rendre visite à ses électeurs pour tenter de se réserver leurs votes. Pratique née des institutions démocratiques anglaises, elle s’est exportée avec les colons anglais jusqu’en Amérique du Nord.
Avec l’instauration du suffrage universel, le canvassing fut conservé mais réadapté. Les services locaux des partis furent organisés par circonscriptions électorales conçues en fonction de la mobilisation des sympathisants pendant les élections : le candidat ne pouvait plus se déplacer en personne chez de si nombreux votants. Le comité avait donc pour tâche de tenir un fichier d’électeurs afin de connaître, quartier par quartier, la position du parti dans les intentions de votes. Pendant la campagne, le porte-à-porte permettait cette tenue de fichiers en faisant remonter les informations et permettait également de recruter d’autres sympathisants. Le jour du vote des forces militantes étaient mobilisées pour tenir à jour, et de façon nominative, l’état de la participation et des votes à la sortie des bureaux de vote. Ainsi il s’agissait de recenser les abstentionnistes favorables au parti et de les contacter pour les amener à voter, quitte à aller les chercher en voiture… ou en bus.
Les forces militantes sont, on l’aura compris, au cœur de ce type de dispositifs. En tant que main d’œuvre formée et volontaire, elles sont avant tout parfaitement articulées. Et avec l’arrivée des technologies numériques, un management toujours plus élaboré de la ressource militante a été mis en place. Par l’allègement de l’administration du dispositif, l’instantanéité entre la collecte et l’analyse des données, l’ouverture de la démarche d’engagement sur les réseaux sociaux en proposant différents paliers… internet et les nouvelles technologies ont également fait naître le fantasme d’une exportation facile de cette pratique.
Faire venir l’Amérique en France
Catalist était la base de données pour le « community organizing » de Barack Obama pendant sa campagne de 20083. Elle était composée d’informations venant de bases de données d’entreprises alors achetées par le parti, ou bien de la campagne elle-même (pour deux tiers d’entre elles)4. Avec cela il ne restait plus qu’à mobiliser au mieux les sympathisants pour les amener à rencontrer les bons électeurs. Parmi ces sympathisants, Arthur Muller (co-fondateur de l’agence Liegey Muller Pons) usait du talon à Boston pour soutenir la campagne d’Obama. Enthousiaste, il partagea l’expérience avec Vincent Pons et Guillaume Liegey (également co-fondateurs de Liegey Muller Pons). En 2012, leur agence pilotait la campagne de mobilisation de François Hollande avec comme outil le site TousHollande.fr, et comme maître mot la mobilisation.
Fort de leurs succès, les logiciels d’organisation de communautés deviennent des outils presque magiques aux yeux de tous, passant pour indispensables aux partis pour remporter une élection. Lors des municipales de 2014 de nombreux logiciels de ce type ont été utilisés par les candidats des principales villes françaises qui ont intégré les recommandations d’agences digitales. Mais comme le précise Arnaud Mercier, Professeur en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Lorraine : « Il s’agit pour une part importante d’un discours marketing de la part de ces agences : ils sont les vendeurs de la solution qu’ils préconisent, il ne faut pas en être dupe. […] La société française n’a rien à voir avec la société américaine et il faut se méfier de ces techniques américaines distribuées clés en main en France. »6
Laurent Nicolas, consultant campagne digitale à La Netscouade travaillant pour Patrick Mennucci lors de sa campagne municipale, le reconnaît : « La campagne offre une visibilité au travail de l’agence et devient un terrain d’expérimentation et d’innovation pour différents métiers du numérique. » Cependant il temporise en affirmant que « une campagne ne rapport pas d’argent, le client politique n’est pas le meilleur que l’on puisse avoir financièrement. Mais les agences telles que La Netscouade travaillent avec un candidat par conviction. » Pour les candidats PS de Marseille, Reims et Argenteuil, un service fut proposé avec Nation Builder. Cette solution n’a pas été fournie clés en main mais accompagnée : « Nous sommes envoyés sur place pour pouvoir réagir en fonction des besoins de la campagne, de la réalité du terrain. »7
Cette réalité du terrain oppose de nombreuses limites à l’importation des techniques de canvassing américaines en France, comme le soulignait Arnaud Mercier. Les politiques de financement et les contraintes juridiques autour de la constitution de bases de données sont complètement différentes dans l’hexagone en comparaison avec celles de nos amis d’US. Mais les réalités historiques et sociologiques sont des contraintes bien plus fortes qui font de la réalité française un tout autre cas. En atteste la polémique naissante autour des mini bus de Samia Ghali lors de la primaire socialiste à Marseille8. Comme il est dur d’importer l’Amérique en France, il faut s’adapter.
Les listes électorales sont le support de travail principal pour organiser la mobilisation à la française. Laurent Nicolas précise : « Nation Builder c’est la promesse d’un meilleur traitement des fichiers électoraux pour accroître et optimiser la mobilisation sur le terrain. En articulant les bases de données et en y intégrant des fonctionnalités web type mail, Facebook, Twitter, sms… on construit des échelles d’engagement pour les différents sympathisants, et on organise ensuite les actions comme le porte-à-porte sur les zones qui nous semblent prioritaires, par bureau de vote, au regard de la dynamique de mobilisation […] mais aussi des taux d’abstention et des résultats aux précédentes élections. »
Engager tout le monde
La nouveauté est donc de permettre à chacun de s’engager dans son quartier. Au rythme qu’il désire. A l’intensité qu’il veut bien s’imposer. Lors de la campagne pour la mairie de Paris, Nathalie Koscuisko-Morizet utilisait Corto et l’application pour mobiles Memento de l’agence Spallian. Elle faisait face à Anne Hidalgo dotée de 50+1, de Liegey Muller Pons ainsi que de Blue State Digital, le logiciel de l’agence éponyme fondée par l’ancien collaborateur de Dean puis d’Obama lors de leurs campagnes. L’histoire d’un petit monde.
Leur volonté assumée : agrandir la base militante. Un militant pour un parti est un vote assuré et renforcer sa base électorale est essentiel. Mais il est aussi une ressource pour convaincre au porte-à-porte, tracter et créer une émulsion autour de la campagne. Pour ainsi dire, il fait la campagne. Grâce aux sites internet qui sont les interfaces grand public des logiciels, il est possible pour le militant de piloter sa propre campagne, de prendre en main ses engagements et d’œuvrer près de chez lui.
Le recrutement de la force militante est donc simplifié. Ainsi que sa gestion. Il s’agit d’abord de mobiliser le plus possible en proposant des échelles d’engagement, en favorisant la formation depuis chez soi et en appelant à la mobilisation. Chose rendue plus aisée car en un clic, tous les militants qui sont déclarés comme n’ayant réalisé aucune activité ces 5 derniers jours par exemple peuvent recevoir un mail ou un sms de remobilisation.
Le recoupage… pour quels effets ?
Mais NKM ne s’est pas arrêtée là. En recoupant différentes bases de données, elle s’est permise quelques « nouveautés ». Grâce à l’open data il lui a été possible d’identifier les quartiers de Paris les plus éloignés des espaces verts. Jugeant que ce serait un argument de campagne, elle a tablé sur l’envoi de messages personnalisés aux personnes qui en sont le plus éloigné pour leur promettre l’instauration de parcs non loin de chez eux si elle était élue. A un autre niveau, en 2012 lors de sa campagne, Barack Obama envoyait ce type de messages aux américains en fonction de leurs préoccupations premières. Ainsi le recoupage de bases de données a permis à son équipe de campagne de défendre l’avortement auprès des femmes célibataires ou encore de valoriser ses initiatives en matière d’énergie auprès des écologistes. Avec le « projet Narval », les démocrates ont mis sur pied une base de données sophistiquée pour cibler très précisément leurs électeurs potentiels9.
Matthieu Lerondeau, directeur associé à La Netscouade revient sur les municipales en affirmant qu’elles furent « un effet d’optique quant au développement de ces logiciels. C’est lié au fait que la campagne est un grand moment d’innovation politique. » Le nouveau attirant l’œil, ces logiciels auraient donc bénéficié d’un coup de projecteur. Mais pas uniquement. Il précise que l’efficacité de ceux-ci n’est pas moindre : « on estime que le résultat de François Hollande au second tour a bénéficié de 1% de voix supplémentaires grâce au canvassing. […] Mais ce qui a pu pêcher en revanche durant cette campagne c’est le recoupement de fichiers. » Là encore s’agirait-il de s’inspirer des pratiques américaines.
Avec de tels logiciels et stratégies de campagne, la participation bénéficie de militants pour la revitaliser. Peut-être est-ce un dispositif à préconiser aux candidats pour les élections européennes de 2014, scrutin qui souffre d’un déficit de participation grandissant. Si Arnaud Mercier affirme que ce déficit a des causes structurelles telles que cela serait difficile d’améliorer la chose, Laurent Nicolas est plus optimiste : « si un candidat doit choisir dans son budget de campagne entre des dépenses pour un meeting ou des dépenses pour un logiciel de coordination de ses militants, c’est bien cette dernière option qui permet de remporter le plus de voix. » Et de faire voter les gens. Du moins en Amérique.
Alexandre Gaillard.
Crédits photo de couverture : REUTERS, Jean-Paul Pelissier
9 Voir à ce propos l’article de La Presse Le projet Narval ou comment l’équipe d’Obama cible les électeurs http://www.lapresse.ca/international/dossiers/maison-blanche-2012/201211/02/01-4589751-le-projet-narval-ou-comment-lequipe-dobama-cible-les-electeurs.php