Le dimanche 30 mars a vu une autre élection municipale. Contrairement à son homologue français, le chef du gouvernement turc, pourtant également mis à mal par l’opinion publique ces derniers temps, a réussi à sortir grand vainqueur des élections. Après des mois de manifestations contre lui, de purges ordonnées dans la police et la justice et de scandales de corruption le concernant, Recep Tayyip Erdogan et son parti AKP (Parti de la Justice et du développement) restent largement majoritaires dans le pays, dépassant même leur score de 2009. Pour ce faire, il a réalisé une habile contre-attaque en retournant pour lui l’outil le plus virulent à son égard : les réseaux sociaux.
« Occupy Gezi » : la Révolution turque sur les réseaux sociaux
Le 28 mai 2013, un banal sit-in sur la place Taksim, regroupant une cinquantaine de manifestants contre la destruction du parc Gezi, se transforme en une vaste contestation du pouvoir d’Erdogan sur tout le territoire turc.1 Les voix s’élèvent notamment contre les répressions policières, son autoritarisme, mais également pour critiquer la censure exercée par le gouvernement sur les médias. Pour preuve, les événements de Gezi ne sont pas retransmis en direct par les grandes chaînes nationales.
Pour pallier à cela, les manifestants se tournent vers les réseaux sociaux. Ils y partagent leurs informations, des vidéos du centre-ville d’Istanbul, des photos etc. Dans un pays aussi “connecté” que la Turquie (la moitié des habitants a accès à Internet et 35% utilisent les plateformes sociales2), le web 2.0 est littéralement pris d’assaut. Au début des débordements, soit les vendredi 31 mai et samedi 1er juin, près de 950 000 tweets comprenant le hashtag #direngeziparki (“Occupons le parc Gezi”) ont été postés – soit environ 3 000 par minute !3 Ainsi, 69% des manifestants déclareront par la suite avoir appris les événements par les réseaux sociaux, contre seulement 7% par la télévision nationale.4 En comparaison avec le “Printemps égyptien”, 90% des tweets de Gezi sont géolocalisés comme envoyés depuis le territoire turc (dont 50% depuis Instanbul même), contre seulement 30% depuis l’Egypte.5
La contre-attaque d’Erdogan
Le Premier ministre Erdogan intervient rapidement à la télévision afin de déclarer que “selon [lui], les réseaux sociaux sont la pire menace pour la société”. Son positionnement est pourtant paradoxal : lui-même compte 4,3 millions de “likes” sur sa page Facebook et 4,1 millions de “followers” sur son Twitter. De plus, dans les mois suivant l’occupation de Gezi, il recrute 6 000 volontaires afin d’occuper le web en sa faveur. Sa communication est purement unidirectionnelle et descendante : il se contente de donner des informations factuelles et ne répond à aucun message.
La bataille reprend quelques mois plus tard, lorsqu’il est accusé de corruption, après la publication sur Dropbox d’une retranscription de verbatims le mettant lui et ses proches à mal… L’information, largement reprise par Twitter, le fragilise encore plus. C’est alors que commence sa tactique de manipulation de l’opinion publique. Erdogan entreprend de piéger ses opposants à leur propre jeu et de retourner la virulence des réseaux sociaux à son avantage. Il crie au complot et durcit son discours en accusant ses ex-alliés du mouvement Gülen de former un “Etat parallèle”.6 Son attaque se traduit par la justification faite de bloquer les réseaux sociaux – Twitter dans un premier temps, puis Youtube, à quelques jours seulement des élections municipales (le 20 mars).
Pourtant, l’interdiction est mal organisée, et les opposants trouvent rapidement le moyen de la contourner, au moyen par exemple du recours aux réseaux privés virtuels (VPN) ou au changement de systèmes de noms de domaines (DNS). Ainsi, sur la période de l’interdiction de Twitter, on voit le nombre de tweets exploser à +138%. 7 Le Président de la république turque lui-même, Abdullah Gül, déclare que l’interdiction viole la loi sur Internet … au moyen d’un tweet !
Faux blocage, mais vraie tactique de campagne
Les opposants sont en réalité tombés dans le piège tendu par Erdogan. Le “Sultan”, comme il est appelé, n’entendait pas réellement cadenasser le web de manière effective. Il sait qu’une censure n’empêchera pas les intellectuels et les jeunes de s’opposer à lui – bien au contraire. Par contre elle lui permet de s’adresser à une autre tranche sociale et géographique de la population peu utilisatrice des réseaux sociaux.
En effet, à quelques jours des Municipales, il souhaitait en vérité adresser un message à ses propres sympathisants, c’est à dire la frange conservatrice du pays, très traditionnelle et qui voit majoritairement les nouvelles technologies comme une menace. Erkan Saka, professeur de communication à l’Université Bilgi d’Istanbul, explique : “Erdogan est un maître tacticien. Quand il critique Twitter ou Facebook, c’est à son électorat âgé et traditionnel qu’il s’adresse, aux réactionnaires aux yeux desquels les cafés Internet sont des lieux de perdition”. En effet, Erdogan démontre que le principe même de Facebook peut conduire à la diffusion de contenu privé ou mener à de nouvelles rencontres – et donc plus largement est un vecteur de destruction de la famille ou de l’honneur des femmes.
Ce faisant, Erdogan entreprend de convaincre la frange d’électeurs la plus susceptible de voter pour son parti, le AKP, et de mobiliser ses supporters. Il transforme la campagne municipale en un véritable référendum “pour ou contre Erdogan”, en une véritable cabale contre les « traitres » du Gülen.
Au final, la tactique d’Erdogan aura été la bonne. Les manifestants, omniprésents sur les réseaux sociaux, n’auront pas réussi à se réunir efficacement de manière politique contre lui. A l’inverse, lui aura réussi à mobiliser son électorat et surtout à imposer les thématiques de campagne. Le Premier ministre est plébiscité : son parti AKP récolte 45% des suffrages (résultats provisoires), contre 28,5% pour le principal parti d’opposition (CHP), et gagne même Ankara et Istanbul. Erdogan, au pouvoir depuis douze ans, apparaît toujours aussi critiqué, mais désormais également en position de force pour les Présidentielles d’août prochain.
Zelda Martin
1 http://www.liberation.fr/monde/2013/06/03/la-turquie-de-la-contestation-a-la-revolte_907779
2 Selon un rapport du Pew Research Center daté de 2012.
3 Chiffres : Université de New York
4 http://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_protestataire_de_2013_en_Turquie
5 Chiffres : Université de Chicago, 2012
6 http://www.lemonde.fr/europe/article/2014/01/21/l-imam-turc-fethullah-gulen-accuse-erdogan-de-menacer-la-democratie_4351687_3214.html
7 selon une étude réalisée par la société d’analyse des médias sociaux Brandwatch