Rencontre avec Gilles Bruno, au cœur de la presse numérique

Les étudiants du Master 1 de Communication Politique et Publique ont eu l’occasion de s’entretenir avec Gilles Bruno, fondateur du site « L’observatoire des médias », pour évoquer la question de la presse en ligne, son évolution et ses origines lors du cours sur « Les Médias en Europe » de Brigitte Sebbah.
La rencontre a été live-twittée par les étudiants sur le compte du Master : @salle421

Gilles Bruno, qui se définit lui-même comme autodidacte, est titulaire d’une licence d’italien et débute sa carrière comme informaticien. Il est désormais consultant indépendant et bloggeur à plein temps. De par son expérience journalistique (notamment à Libération jusqu’en 2006, où il a mis en place des outils informatiques pour les journalistes), Gilles Bruno donne des cours dans les écoles de journalisme, portant notamment sur la technique et les outils informatiques. Son analyse des médias est par ailleurs recherchée par les blogueurs et les journalistes avertis. En 2006, Giles Bruno décide de fonder le blog « L’Observatoire des Médias » afin de scruter et d’analyser les méthodes de la presse pour traiter l’actualité. Son souhait était tout d’abord d’écrire par intérêt pour le sujet, mais son blog est finalement devenu très vite une référence dans le monde médiatique. Refusant de publiciser son site, il nous fait découvrir l’envers du décor et les problèmes rencontrés par le web journalisme aujourd’hui.

Les pure players en France : « J’ai vécu en direct la naissance de Rue 89 »

Anciens de Libération, Pierre Haski, Pascal Riché, Laurent Mauriac et Arnaud Aubron fondent Rue89 en 2007. Propulsé par le scoop de Cécilia Sarkozy, n’ayant pas voté à l’élection présidentielle de 2007, le site annonce la couleur avec un slogan percutant : « L’info à trois voix : les experts, les journalistes, les lecteurs ». Selon Gilles Bruno, Libération a sans doute raté un virage numérique en laissant partir l’équipe de Rue89 en 2006.
Face au succès de cette plate-forme et par ce que le spécialiste nomme « l’effet moutonnier », d’autres journaux décident de lancer eux aussi un site participatif. Le Nouvel Observateur crée pour sa part « Le Plus » accompagné du slogan « L’info peut surprendre » et laissant deviner une information différente de celle proposée par les journalistes reconnus. Grâce à un repérage des internautes actifs dans le domaine du web journalisme, Le Nouvel Observateur réussit à attirer de nombreux collaborateurs, pouvant écrire à un « rythme industriel », réactif à l’actualité et pour la plupart sous contrat. Cette différence est à noter, puisque pour une grande partie des pure players, les internautes ne sont pas rémunérés mais sont attirés par fierté d’avoir leur nom affiché sur le site d’un grand journal.
Le Nouvel Observateur a continué sa lancée dans le domaine du web participatif, en rachetant en décembre 2011 le site Rue89, pour la somme de 7,5 millions d’€. Un chèque conséquent, qui a permis de conserver les locaux mais aussi les journalistes au sein de la rédaction et d’obtenir un compromis intéressant entre les deux sites : en effet, les journalistes de Rue89 peuvent continuer d’écrire, tandis que le Nouvel Observateur s’offre des pages vues et de l’audience, donc des encarts publicitaires plus chers, grâce à une démarche de « co-branding » (les deux logos sont affichés sur la page d’accueil du site Rue 89).

Les rapports conflictuels entre presse papier et Web journalisme

Au contraire de Rue89 ou du Plus du Nouvel Observateur, d’autres sites participatifs ont eu moins de chance : c’est le cas du Post.fr, lancé en septembre 2007 par Le Monde et co-fondé par Benoit Raphael (anciennement au Dauphiné Libéré). Gilles Bruno évoque à ce sujet la difficulté du Monde à assumer certains articles mis en ligne par des internautes et qui ont été pour certains la source de rumeurs et de condamnations judiciaires (12 000 € à Flavie Flamant en 2009 pour avoir annoncé puis démenti son décès). Ces débordements ont d’ailleurs été vivement critiqués dans le documentaire Les Effroyables Imposteurs de Ted Anspach (2010), mettant en scène la rédaction du Post supposée incapable de gérer le flux des articles envoyés par les internautes.
Un autre problème soulevé par Gilles Bruno au sujet du Post.fr est celui de la hiérarchie des articles. Différents statuts furent en effet créés pour différencier les articles des journalistes, des internautes ou encore des «posteurs invités ». Les journalistes de la rédaction pouvaient de plus parrainer un internaute et certifier un article, mais ces diverses attributions revenaient à créer une plus grande confusion dans l’esprit des lecteurs. Mais outre le problème de la reconnaissance ou non des internautes impliquait celui de la responsabilité du Monde en cas de polémique, puisque un article relayant des rumeurs pouvait être très vite partagé sur la Toile. Les contributeurs du Post ont donc été remerciés fin 2011, et le site fermé en janvier 2012 pour laisser place au Huffington Post. On retrouve aujourd’hui ce même souci de confusion des sources dans certains sites participatifs lorsqu’il s’agit d’identifier l’auteur, le contributeur, le parrain ou le bloggeur.

Le Huffington Post, un pure player sélectif

Lancé le 23 janvier 2012, le site sélectionne de manière beaucoup plus drastique ses contributeurs. Pour Gilles Bruno, la grande intelligence du Huffington Post est d’avoir mis Anne Sinclair à sa tête, amenant avec elle un carnet d’adresses et des contacts influents mais apportant aussi une certaine renommée au média ; tous les contributeurs ne sont donc pas payés, et tous les internautes ne peuvent pas contribuer. Leur succès repose aussi sur leur système de CMS (système de gestion de contenu) et leur plate-forme américaine avec des filiales dans différents pays, ce qui permet au Huffington Post de bénéficier d’une base d’articles plus importante que d’autres pure players. Gilles Bruno qualifie leur système de publication comme étant une « véritable machine de guerre », puisque les articles sont repérés, partagés et traduits à destination des internautes français plusieurs fois par jour.
Le site Slate utilise aussi cette technique de publication, mais propose davantage des articles de magazine, plus longs et détaillés, qui ne conviennent pas forcément à tous les internautes en quête d’une information précise.

Le dilemme journaliste ou « l’effet Google »

Certains sites vont pour leur part axer sur des sujets qui vont « buzzer » ; c’est le cas notamment de Melty.fr, premier site en terme d’audience à destination des adolescents, et qui ausculte le web à la recherche des prochains sujets à sensation. L’outil ne relève cependant pas du « journalisme robot » mais fonctionne grâce à une rédaction habituée à ces méthodes et capable de produire rapidement l’article sur le sujet en question. Désormais, certaines sociétés proposent d’ailleurs aux journalistes plus « traditionnels » des outils afin de les aider à rechercher les sujets qui feront les buzz du lendemain. Conscients du succès et de la visibilité de ces sites, les journalistes sont souvent confrontés à un dilemme : faut-il écrire sur des sujets qui vont faire le buzz ou sur des sujets qui leur semblent davantage importants ?

Les médias et les communicants

Enfin, Gilles Bruno a évoqué les relations entre journalistes et communicants. Selon lui, le communicant doit être capable de rédiger un communiqué de presse pouvant être envoyé aux bonnes personnes, tout en étant lu par ces mêmes journalistes, notamment sur Twitter. Une relation de confiance doit être établie, et les réseaux sociaux sont une opportunité pour cela, afin de pouvoir influencer, ou du moins intéresser, le journaliste par les problématiques du communicant, y compris qui n’ont rien à voir avec le communiqué en question. Une des difficultés du travail se trouve donc ici, à la recherche d’un équilibre entre ces deux professionnels.
Pour conclure, Gilles Bruno insiste sur la nécessité de la présence des journaux papiers sur Internet, afin de ne pas louper le virage de la modernité. Le média doit donc se moderniser, être plus proche de ses lecteurs et pouvoir réagir de façon rapide et précise (avec des « live » notamment). Mais cette volonté se confronte à un problème financier, puisque du temps et de l’argent doivent être accordés à ces journalistes présents sur le web. Les aides attribuées à la presse étaient à l’origine pour la plupart destinées à la modernisation de ces plate-forme web : pourtant, les journaux ont décidé dans leur grande partie d’investir cet argent dans la presse papier, illustrant ici leur manque de visibilité sur la nécessité d’une présence accrue sur le web et sur les nouvelles pratiques des internautes, dans un monde d’informations de plus en plus rapide et collaboratif.
Retrouvez les analyses de Gilles Bruno sur son site http://www.observatoiredesmedias.com/ et sur son Twitter : @gillesbruno

Retour en haut