« On est pas bien là ? Paisibles, à la fraîche, décontractés du gland ? » Si la phrase est digne de figurer sur les encarts poésie de la RATP, tant on aimerait s’en délecter chaque matin lors de nos sensuels trajets dans les transports parisiens, elle est avant tout une fameuse tirade prononcée par Depardieu dans le film « Les valseuses ». Il est étonnant de noter combien elle semble évoquer avec pertinence et minutie l’état d’esprit dans lequel doit se trouver actuellement l’énonciateur sus-évoqué. Pour nos lecteurs les plus anxieux, sans doute plus préoccupés ces derniers temps par l’imminence de la fin du monde que par la vie privée de dodus nantis, voici un résumé de l’actualité de l’affaire : Gégé s’exile, Ayrault s’emporte et va jusqu’à user du qualificatif de « minable ». Gégé, délicat, sensible, et convenons-en un peu soupe-au-lait sur ce coup-là brandit une lettre ouverte au premier ministre, parue dans le JDD. Les hostilités linguistiques sont lancées; de part et d’autre de la frontière, la guerre de position fait rage. Un mot aura été à l’origine de cet affrontement, et bien soit, c’est par les mots que surviendra le trépas! Il n’en fallait pas moins à chacun pour se saisir de sa plume la plus acérée, et pour partir à la conquête du beau verbe. Quelques références paraphrastiques à Louis Jouvet (dans « Drôle de dame »), et autres arguments comptables indéchiffrables plus tard, le débat prend une nouvelle tournure et sert de terrain de jeu aux comédiens français (Torreton, Lucchini puis Deneuve) dont la conscience professionnelle est mise à mal par les évènements, avec en toile de fond l’éternel débat sur la méritocratie dans le showbiz’ et son élégant corollaire : le nombrilisme.
Du Depardieu au menu ? Il y en aura pour tout le monde
Si l’affaire crée tant de remous, c’est bien sûr qu’elle sert de part et d’autre d’illustration au discours politique. La gauche voit en Depardieu l’incarnation du produit d’une idéologie ultra libérale poussant à l’individualisme tandis que la droite se saisit du phénomène pour glorifier le martyr de l’homme de talent forcé de fuir les contraintes figées d’un gouvernement qui « bride les audacieux ».
Cette dimension du débat politique ambiant n’est pas celle qui retient notre attention. Les titres de presse foisonnent d’articles consacrés au départ du « Gégé national ». L’évènement a déclenché sur tous les médias une avalanche de réactions sous forme de productions textuelles, et donc sémantiques, extrêmement pertinentes pour les communicants politiques que nous sommes. Outre les atermoiements de la presse dont les titres racoleurs nous jettent dans un tourbillon médiatique d’une rare intensité, c’est la multiplication des « lettres ouvertes » qui produit l’essentiel de la matière à notre analyse. Les comédiens français, Gégé en tête, se lancent dans des joutes textuelles qui, derrière leur caractère passionnel et spontané, cachent une forme d’auto promotion du statut d’artiste par un discours performatif relevant d’un syllogisme que l’on pourrait résumer comme suit : « Je manie la plume comme un intellectuel. Or je suis comédien. Donc le comédien est aussi un intellectuel. »
Ainsi à tous les niveaux, dans les sphères artistiques, médiatiques et politiques, le cas Depardieu sert il de prétexte à la production de messages et à l’expression d’avis divers et variés. En bref, dans le Gégé, tout se mange et dieu merci la bête est bien assez grassouillette pour que chacun se goinfre à loisir. Ces amateurs de débat de comptoir s’évertuent à exhaler de vaines polémiques dont la finalité si elle est prétendument morale, n’en est pas moins rigoureusement aporétique.
Les mots et le maniement de la langue sont, dans ce contexte émotionnel, les armes d’une guerre de position cruelle et non moins délicieuse à décrypter. Au centre de cette controverse, une question sous-jacente, qui ne semble intéresser personne alors même qu’elle est à l’origine du réquisitoire anti-Depardieu, celle de l’exil.
La culture et l’inconscient : les maîtres du jugement
Empreint d’une culture judéo-chrétienne profondément enfouie, qu’il pense dépassée et dont il se croit affranchi, le Français champion historique de la laïcité, se croit absous de toute influence religieuse sur son jugement. Et pourtant, le terme d’exil recèle en soi une puissance dévastatrice pour le libre arbitre. Par un phénomène de rejet prenant la forme d’un complexe post œdipien qui fait suite à l’émancipation de la tutelle, l’inconscient collectif a insufflé une multitude de connotations au terme d’exil.
L’Histoire, la Religion, mais aussi les discours politiques et médiatiques récents (notamment ceux ayant été tenus durant la campagne présidentielle) marquent fortement la perception de la langue dans le cas de l’exilé fiscal. C’est pourquoi le mot est plus que jamais source d’une exaltation confuse où préjugés et fantasmes fusionnent en une illusoire chimère linguistique.
Ce sont d’abord les récits issus des textes religieux qui fondent notre perception de l’exil. De Moïse fuyant avec son peuple les persécutons de pharaon à l’hégire de Mahomet à Médine, notre héritage culturel est empreint de cette image, allant jusqu’à sacraliser l’exil.
C’est ensuite notre passé historique, qui donne à l’exil une dimension tantôt dramatique, tantôt héroïque, où se mêlent à merveille des élans patriotiques et des sentiments de puissance créatrice. La liste des exilés historiques est longue, très longue. Nous pouvons citer quelques unes des figures emblématiques de l’exil : François Guizot, Léon Troski ou Charles de Gaulle par exemple.
Mais l’exil a surtout longtemps été l’apanage des artistes irrévérencieux. L’image du génie bohème incapable de retrouver sa chère patrie, ou incompris de ses semblables a fait long feu. Teinté de romantisme, empreint de nostalgie, l’exil avait une connotation fortement méliorative et a contribué à forger la légende de certains : Courbet, Chateaubriand, Dostoïevski, Zola, et bien sûr Hugo.
L’émergence de l’acception nouvelle de l’exil : un bel exemple de dévoiement sémantique
Si l’exil a longtemps constitué une démarche positive renvoyant dans l’inconscient collectif aux thèmes du voyage, de l’audace, du déracinement, il n’en est généralement plus de même aujourd’hui. En cause l’apparition d’une formule, celle qui nous intéresse ici, et qui est également le qualificatif retenu ces temps-ci pour désigner la pire vermine qui puisse sévir au 21e siècle : l’exilé fiscal.
Mais alors où se situe la frontière entre la démarche jugée profondément éthique, celle de l’artiste intrépide qui brave l’interdit et par vaillance affronte le déracinement, et celle du gros Gégé, l’anti-héro par excellence, l’incarnation de la gabegie de valeurs humaines et solidaires cédant le pas aux vélléités capitalistes ?
La question est de savoir comment une connotation fondamentalement positive a pu laisser place à un regard aussi péjoratif sur l’exil. Par le biais d’un formidable dévoiement sémantique : rappelons qu’un exil est, d’après le petit Robert, « l’expulsion de quelqu’un hors de sa patrie, avec défense d’y rentrer. » Or la juxtaposition de ces deux mots, « exilé-fiscal », puis leur association systématique, orchestrée et relayée par le discours médiatique et politique, notamment pendant la campagne présidentielle récente, a engendré une formule consacrée, également appelée figement de la langue. Ce faisant nous assistons impuissants au dévoiement du terme d’exilé. Ce n’est pas un hasard si l’expression « évasion fiscale » a cédé le pas à « exil fiscal ». C’est parce que celui-ci est bien plus lourd de sens et profond d’évocation. L’usage dans la langue du terme d’exil s’en est vu profondément modifié dans les pratiques, tant il est désormais connoté. Or subir une dérive de sens d’un terme aussi sacré qu’historique ne se fait pas sans douleur.
Comment se fait il que l’exilé contemporain soit frappé d’une telle opprobre ?
Peu avant l’élection de Sarkozy en 2007, l’humoriste Jamel Debbouze avait prévenu : en cas de victoire du candidat Sarkozy, lui et toute sa famille quitteraient la mère patrie, mettant ainsi à l’épreuve les baskets fraîchement acquises pour l’occasion par le truculent boute-en-train. Il nous était difficile de considérer Jamel en icône contestataire, tel un Victor Hugo scrutant Napoléon (ici Sarko) le petit depuis l’île Jersey, le regard perdu dans l’immensité de la Manche. Depardieu a eu la même démarche, celle de la fuite d’un pays pour marquer sa désapprobation vis-à-vis de la ligne politique menée.
Mais ne nous méprenons pas : si les diatribes acerbes contre Depardieu sont légions, ce n’est pas l’homme qui est visé, ni son indécent capital financier soudainement révélé au grand jour, ni ses sorties médiatiques grandiloquentes et vaudevillesques. Si Depardieu est honni, c’est parce qu’il incarne le dévoiement des valeurs séculaires du romanesque et de la gloire de l’exil que des siècles de vie culturelle et historique avaient contribué à bâtir. Ce qui avait fait jadis la noblesse de l’exil a été éclipsé en une heure par la décision d’un homme qui n’a plus d’artiste que le nom. Jetant sur sa patrie un dédain glacial, l’exilé des temps moderne n’a pas fait que trahir ses concitoyens, il a aussi anéanti une partie de leur imaginaire. Et à ce titre, c’est sans doute l’affront que ne saurait tolérer le peuple. Une maxime de François de La Rochefoucauld illustre fort bien le désenchantement que peut nous inspirer cette aventure littéraire des temps modernes, aussi ubuesque que médiocre, et par là même répondre aux irréductibles qui continuent à voir dans l’exil de l’acteur un geste contestataire : « L’on fait plus souvent des trahisons par faiblesse que par un dessein forcé de trahir ».