La tuerie de Toulouse (ainsi qu’elle a été qualifiée par les médias) et les évènements qui l’ont suivie ont-ils détourné le bateau de sa route ? Fallait-il laisser se noyer l’assassin ou le secourir afin de pouvoir le juger ? À l’heure où la candidate frontiste veut rétablir la peine de mort, la mort de Mohamed Merah a-t-elle été une forme « originale » de communication politique gouvernementale ?
Un constat d’abord. Plusieurs sont les exemples d’élections jugées toutes tracées, mais dont un évènement brusque et soudain a changé le cours de la normalité jusqu’alors établie. Sur ce modèle, les élections générales espagnoles qui donnaient vainqueur le parti populaire (PP) ont finalement été remportées par le parti socialiste espagnol (PSOE), après qu’un attentat terroriste ait frappé Madrid, trois jours avant la tenue du scrutin. De façon semblable,des éditorialistes américains analysaient les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis comme ayant structuré le vote américain de 2004.
Dans le cas des évènements de Toulouse, le tueur n’a pas choisi une forme de terrorisme massif, mais une forme ciblée, comme adaptée à la France, à ses peurs et ses angoisses. Al Quaida, à travers Mohamed Merah, n’a cette fois pas visé indifféremment des travailleurs du World Trade Center ou des Madrilènes, usagers du métro, mais des citoyens précis, choisis en raison de leur métier, de leur religion ou de leur âge.
Ainsi, on peut penser que la mort, ciblée de façon plus ou moins large, par le terrorisme islamiste est une forme terrible d’expression : dans un grand pays comme les États-Unis, il faut frapper les symboles de la grandeur ; dans un pays clanique comme la France, il faut frapper les minorités signifiantes.
De la même façon, les autorités politiques d’un pays démocratique comme la France utilisent-elles la mort comme moyen de communication ? Quelle différence peut-on faire entre la mort donnée par un simple citoyen à d’autres citoyens et la mort donnée par un État démocratique à un de ses citoyens ? Dans le second cas, il s’agirait d’une mort légitime, car l’État en possède le monopole, comme l’écrit le sociologue Max Weber.
Sur ce point, pour Pierre Manent, une distinction fondamentale doit être opérée entre l’État français et l’État américain relativement à leurs positions sur la peine de mort.
Dans ces deux pays, l’État repose sur une conception hobbésienne du pouvoir : l’individu transfère sa souveraineté à l’État (ou plutôt au Léviathan), lequel garantit sa sécurité, en échange de ses droits. Toutefois, la différence entre la France et les États-Unis s’opère autour de la notion de peine de mort. Donner la mort à un individu pour un État, c’est en quelque sorte se conduire comme un homme à l’état de nature. C’est donc, pour les Français, revenir à un état déréglé, où règnent la peur et la pagaille et où la mort est facile, puisque le seul juge en est l’individu qui la commet.
Aux États-Unis, au contraire, les individus gardent leur pouvoir de violence au sein de l’État, puisque dans beaucoup d’États américains non seulement la peine de mort est en vigueur, mais il est aussi permis de porter une arme et de l’utiliser en cas de légitime défense (celle-ci étant jugée par la loi de l’État).
En France, s’il est donc vrai que l’État a le monopole de la violence légitime, il n’a a priori pas le droit de mort sur un individu, puisque donner la mort à un individu reviendrait à se comporter comme lui à l’état de nature et donc à nier le contrat social, tel que théorisé par Jean-Jacques Rousseau, et sur lequel s’est finalement construite la conception actuelle de l’État français. Cet outrepassement de son pouvoir par l’État donnerait en théorie la légitimité au peuple de reprendre ses droits sur le souverain.
On conçoit donc que la notion de mort est moins simple qu’il en paraît quand il s’agit d’un État qui la donne à un individu. Toujours selon Manent, dans le système français, il ne fait aucun sens pour un État fort de donner la mort à un individu, infiniment plus faible que lui. L’État, cette entité énorme et supérieure ne se trouvant nullement menacée par un unique fauteur.
Dans le cas de Mohamed Merah, la situation est délicate. Si Merah ne déstabilise pas directement l’État et sa souveraineté, il remet en cause son autorité symbolique, la force légitime (démocratique) de son représentant, le Président de la République. En campagne présidentielle, l’enjeu est énorme. En rendant Merah vif à la justice, l’État remplit sa part du contrat, respecte le jeu démocratique. On ne peut toutefois que supputer que les consignes données au RAID sur la vie ou la mort de Mohamed Merah eussent différées si l’on n’avait pas été en pleine campagne présidentielle.
La polyphonie erratique des discours qui ont suivi l’assaut et la mort de Merah est d’ailleurs potentiellement significative de l’enjeu que constituait la mort du terroriste, en cette période où tous les yeux médiatiques sont tournés sur les candidats à l’élection présidentielle.
Peut-on finalement dire que la mort de Merah, donnée par l’État et symboliquement par la main de Nicolas Sarkozy en tant que son représentant, a permis au Président-candidat de regagner une popularité, une légitimité, une autorité, issue de l’État ? Peut-on dire qu’en d’autres temps, avec d’autres enjeux communicationnels, un même évènement aurait conduit à une indignation médiatique et/ou populaire ? Peut-on seulement considérer la mort comme modalité de communication politique ? Autant de questions en suspens, auxquelles la solennité d’un Président est aujourd’hui la seule piste. Et les scrutins d’avril et mai, les seules réponses possibles.