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La peur en politique

Traduit de l’anglais par Christophe Jaquet et préfacé par Philippe Braud, l’ouvrage La Peur. Histoire d’une idée politique (Armand Colin, 2006) questionne les fondements de l’ordre politique libéral en vigueur aux Etats-Unis. Son auteur, Corey Robin, professeur de science politique à New York, procède à la fois à l’histoire intellectuelle de l’idée majeure qui, selon lui, le fonde – la peur – et analyse certains aspects de la société américaine dans lesquels elle ne cesse de s’immiscer.
Replacée dans le contexte historique de leur époque et suivant une méthode qui rappelle celle de Michel Foucault, la lecture de Robin d’auteurs classiques montre comment la peur est d’abord une construction mise en œuvre par le pouvoir en vue de justifier sa propre légitimité. De cette généalogie émerge un camaïeu de la peur à caractère politique, atteignant son degré extrême dans la terreur totale attachée aux expériences tragiques ayant marqué le 20ème siècle – nazisme, stalinisme – et analysées par la philosophe Hannah Arendt.
Si Robin livre un portait assez classique du Léviathan de Hobbes, cette figure biblique qui symbolise l’Etat dans sa capacité à assurer la conservation des hommes pourvu qu’ils lui cèdent une grande partie de leurs droits, il met en relief le fait que l’appareil étatique sait recourir aux institutions civiles (l’Eglise, l’Université) pour diffuser une peur artificielle sur laquelle repose l’ordre social.
Dans L’Esprit des lois de Montesquieu, la terreur est dépourvue de toute rationalité et constitue une réponse involontaire à une violence anarchique exercée par un despote cruel à la psyché monstrueuse. Aussi, l’autorité de loi, la limitation réciproque des pouvoirs, une culture politique favorable à la liberté individuelle et au pluralisme, constituent selon lui les plus sûrs moyens de se prémunir du despotisme.
Avec Tocqueville, la source de la peur ne provient plus de l’éventuelle répression des puissants mais du peuple. La masse est en proie à une inquiétude diffuse, liée à l’égalisation des conditions et au renversement de l’autorité politique traditionnelle. A la tyrannie de la majorité doivent faire contrepoids les mécanismes politiques des libéraux tels que la division des pouvoirs et le fédéralisme.
Les Origines du totalitarisme d’Arendt radicalise l’inquiétude tocquevillienne en montrant une masse anomique, plongée dans la désolation, et qui s’en remet aux idéologies totalisantes. Pour elle, la peur est le résultat d’un processus justiciable d’une analyse politique consacrée par Eichmann à Jérusalem où l’idéologie est appréhendée non plus comme un mythe mais comme un discours politique destiné à faire agir les individus contre leur gré ; la masse n’est plus informe mais constituée de classes sociales et d’organisations civiles sur lesquelles peut s’appuyer le pouvoir.
La fabrique de la peur
Dans le chapitre intitulé « Les vestiges du jour », clôturant cette première partie, Corey Robin raille ce qu’il nomme le « libéralisme de l’inquiétude » dont il reproche aux tenants (Michael Walzer) les tendances « quiétistes » (par exemple, l’éloge des associations non politiques, le rejet du conflit, le goût de l’intégration). Ce libéralisme tiède cherche moins à combattre l’injustice qu’à renforcer la société au nom de la vulnérabilité des individus.
Il critique également le « libéralisme de la terreur » qui émanerait de l’oeuvre de la philosophe Judith Shklar. Au regard des génocides du 20ème siècle (Bosnie, Rwanda), elle considère que le libéralisme n’est pas motivé par la recherche d’un Bien supérieur mais la volonté d’éviter un souverain Mal. Pourtant, comme le note justement Philippe Braud, cet idéal politique visant la régulation et non l’élimination de la peur est-il si condamnable ?
Plus grave encore, selon Robin, les attentats du 11 septembre 2001 ont pu être pensés par les libéraux comme des aiguillons prompts à réveiller les consciences et à revigorer les institutions dans des sociétés occidentales, confites dans l’ennui et menacées d’apathie civique. Or, pour Robin, la peur est un phénomène purement négatif qui ne saurait contribuer à un quelconque renouveau individuel et collectif.
Dans une brève seconde partie consacrée d’abord au maccarthysme, puis aux relations entre employeurs et salariés au sein de l’entreprise, Robin critique l’instrumentalisation pratiquée par les élites des peurs individuelles et collectives. Il dénonce ainsi, de manière un peu convenue, les liens de connivence unissant les élites politiques et administratives, le monde des affaires et des médias. Surtout, son analyse met en lumière l’échec du constitutionnalisme libéral. En effet, les éléments constitutifs du régime politique des Etats-Unis – la séparation des pouvoirs, le fédéralisme, l’autorité de la loi et la société civile – s’avèrent être paradoxalement des vecteurs efficaces de la peur. Par exemple, alors que le fédéralisme doit théoriquement empêcher les tendances centralisatrices du pouvoir, l’existence d’un Etat fédéral et d’Etats fédérés aboutit en réalité à multiplier les possibilités de répression.
En définitive, l’ouvrage de Corey Robin est un plaidoyer vigoureux, à défaut d’être toujours totalement convaincant, pour substituer à l’évitement de la peur, la quête de la justice comme principe des institutions et de l’action publiques.
 
A propos de : Corey Robin, La peur. Histoire d’une idée politique, Armand Colin, 2006. [Note de lecture initialement rédigée pour l’Encyclopédie Universalis]

Stéphanie Wojcik
Stéphanie Wojcik
Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication. Responsable de la première année du Master. Veille à ce que les billets de la rubrique « Chroniques politiques » relèvent de l’analyse et non de la propagande. Je m’occupe aussi des « Actus du Master » et, cette année, « Com des institutions ».