Septembre 2014, au cœur du quartier d’affaires de Hong-Kong, naît la « révolution des parapluies ». Cette contestation populaire est aujourd’hui de retour dans l’actualité avec l’ouverture du procès de trois de ses initiateurs en novembre 2018. Initialement, le mouvement s’oppose à un projet de réforme lancé en août 2014 par le gouvernement chinois qui vise à modifier le processus d’élection du chef de l’exécutif hongkongais. Une bataille médiatique sur le sens de la protestation démarre alors entre les manifestants, les médias occidentaux et Pékin. La structure particulière du système politique de Hong-Kong peut se résumer par l’expression « un pays, deux systèmes ». Elle désigne l’existence d’une enclave libérale tournée vers la mondialisation au sein d’un territoire marqué par le régime communiste. Hong-Kong possède ainsi un système qui lui est propre et seules la défense et la diplomatie sont gérées par le gouvernement chinois. En 2014, ce dernier décide de modifier l’organisation des élections hongkongaises en n’autorisant que trois candidats à se présenter, présélectionnés au préalable par un collège de 1200 personnes. Autrement dit, cette mesure n’est rien d’autre qu’une présélection du futur chef de l’exécutif de Hong-Kong par Pékin et fausse le principe de suffrage universel.
Opposé à cette mesure, le mouvement protestataire exige des élections libres et démocratiques sans présélection des candidats, c’est-à-dire un véritable suffrage universel. Les étudiants et lycéens, organisés au sein de mouvements citoyens tels que Scholarism, ou encore Hong Kong Federation of Students, sont les premiers à répondre à l’appel d’Occupy Central. Ils vont même le devancer avec un boycott des cours le 22 septembre 20141. Le mouvement Occupy Central with Love and Peace (OCLP) est un collectif pro-démocrate autour duquel Occupy Central va s’organiser. Barthélémy Courmont et Emmanuel Lincot l’analysent comme le produit d’un éclatement de frustration de la part des Hongkongais2. Ce vent de révolte n’est toutefois pas unanime, en particulier lorsque le mouvement s’enlise et impacte le quotidien des habitants et l’économie locale. Cet article revient ainsi sur les luttes entre les pro-démocrates et le gouvernement pékinois pour occuper l’espace public mais aussi médiatique, en s’appuyant sur le traitement journalistique dont la « révolution des parapluies » fait alors l’objet en France et en Chine.
Une lutte de cadrage médiatique : Pékin face à Occupy Central with Love and Peace
L’enjeu majeur pour les deux principaux protagonistes en lutte lors de la « révolution des parapluies » – les autorités chinoises et les manifestants – est d’influencer le traitement médiatique dans un sens favorable à leurs intérêts. Pour OCLP, il s’agit d’obtenir des médias un cadrage positif du mouvement afin d’exercer une pression sur le gouvernement et d’attirer le soutien de partisans pro-démocrates à l’étranger en plus de celui de la population locale. Le mouvement Occupy Central a mobilisé une foule d’étudiants et un répertoire d’action original s’inscrivant dans le « mouvement des places », fondé sur un appel à la « désobéissance civile » qui veut « vaincre la haine par l’amour » et suivre le principe de non-violence3. La « révolution des parapluies » a fédéré ces étudiants sous le symbole du parapluie. Protégeant habituellement des intempéries, celui-ci est détourné par les manifestants qui s’en servent comme bouclier contre les gaz lacrymogènes et au poivre. Le parapluie devient ainsi le symbole des victimes de la répression des forces de l’ordre.
Cependant, la manifestation de l’OCLP n’est pas uniquement une manifestation de rue mais aussi une « manifestation de papier » telle que Patrick Champagne les décrit : une manifestation dont le public « n’est pas la rue, simple espace apparent, mais la presse (au sens large). Les manifestants défilent en définitive pour la presse et pour la télévision. »4
C’est ainsi qu’un mouvement apparemment étudiant a réussi à inquiéter Pékin. En réaction, ce dernier a utilisé le traitement médiatique de l’événement pour en limiter les répercussions et surtout décrédibiliser les manifestants : dans la presse officielle du régime (ex. China Daily, Global Times), les manifestants sont jugés comme des « extrémistes politiques », tandis que la manifestation est qualifiée de « tentative désespérée » pour atteindre leurs objectifs5. Au cours de cette répression gouvernementale, le mouvement pro-démocrate a su contourner la censure au moyen des réseaux sociaux. Les contenus postés sur les différentes plateformes en ligne avaient pour but soit de dénoncer la répression de Pékin à leur encontre, soit de témoigner du pacifisme de leur mouvement6.
Pékin a toutefois entrepris de réduire au silence OCLP et leurs partisans : il a ordonné que toutes les informations sur les sites et réseaux sociaux mentionnant une manifestation anti-gouvernementale soient effacées, et que les hashtags #OccupyCentral et #UmbrellaRevolution soient censurés. Le réseau social Instagram est également devenu indisponible en Chine7 : le gouvernement serait derrière cette initiative afin d’empêcher la fuite d’informations à l’étranger, selon des internautes et des sites repris par l’AFP8. Les manifestants ont néanmoins détourné cette censure en utilisant d’autres réseaux ou applications tels que Firechat et Iconosquare.com.
Parallèlement, des groupes de “casseurs” – appartenant à la mafia chinoise d’après les manifestants9 – ont infiltré le mouvement, ce qui a inéluctablement décrédibilisé davantage l’action protestataire. De ce fait, les autorités pékinoises ont utilisé l’image des casseurs pour entretenir le clivage entre Hong-Kong et la Chine et pour démobiliser la population soutenant les manifestants.
Un cadrage bienveillant des médias occidentaux ?
L’exposition médiatique d’OCLP s’est fortement accentuée dans les médias français à partir du 28 septembre 2014, début de la répression du mouvement par la police hongkongaise. Pour le politiste E. W. Cheng, il existe un lien entre le recours à la force face à une manifestation revendiquant davantage de démocratie et l’intérêt grandissant des médias pour le sujet, qui se déroule pourtant à des milliers de kilomètres de Paris.
Un traitement plutôt positif peut être ainsi observé dans la presse nationale française. De nombreux articles font état d’un mouvement « jeune » et « pacifiste » pour « défendre la démocratie et protester contre l’ingérence grandissante de la Chine dans les élections »10. Les incidents entre les forces de l’ordre et les manifestants mentionnés ne stigmatisent en rien l’action protestataire et illustrent au contraire la répression violente du gouvernement. On parle ainsi de jour « sanglant » pour qualifier la journée du 28 septembre.
Le vocabulaire employé par la presse est symptomatique d’un cadrage se fondant sur les revendications du mouvement et d’une certaine bienveillance envers une lutte pour la démocratie libérale. Pour les États occidentaux, la répression d’un mouvement pro-démocrate est généralement assimilée à une forme de totalitarisme et de censure, d’autant plus lorsque des interventions policières portent atteinte aux figures de proue du mouvement. Cela a fait d’Occupy Central un mouvement à la cause juste et au mode d’action pacifique face à un gouvernement préférant le réprimer.
Pour comprendre le cadrage médiatique qui s’est opéré dans les démocraties occidentales, c’est-à-dire saisir « les cadres interprétatifs auxquels [les médias] ont eu recours pour définir l’événement »11, il est important de saisir l’enjeu idéologique que représente Hong-Kong : l’île constitue une opportunité de relayer les valeurs du « monde libre » au sein d’un territoire occupé par un régime communiste. S’agissant d’un atout non négligeable pour les démocraties occidentales, cela a conforté les accusations de « complot » de la part des médias publics chinois : ils font en effet état de financements étrangers au profit du mouvement des parapluies et dénoncent l’ingérence des Etats-Unis12.
Enfin, la stratégie d’OCLP cible l’opinion internationale qui est essentielle pour assurer la pérennité du mouvement et obtenir satisfaction face à Pékin. Ainsi, Joshua Wong, âgé de 17 ans seulement à l’époque, plusieurs fois emprisonné par le régime chinois, est devenu la figure favorite des médias. Cette tendance des médias à personnifier les manifestations populaires est récurrente : selon Todd Gitlin13, cette « certification médiatique des leaders » contribue à dresser le portrait de porte-paroles de mouvements contestataires auxquels les lecteurs peuvent s’identifier.
On peut dire que la « révolution des parapluies » incarne les tensions entre un pouvoir pékinois communiste et une enclave hongkongaise pro-démocrate. Ce courant démocrate a eu recours à un éventail d’actions collectives diverses pour résister à la censure et à la répression de l’État chinois (mobilisation de médias internationaux, occupation de la place publique, sit-in, omniprésence sur les réseaux sociaux etc.). Malgré le soutien des démocraties occidentales envers Occupy Central, les revendications du mouvement n’ont pas réellement abouti. Le suffrage universel n’a pas été institué mais la réforme voulue par le gouvernement a elle aussi échoué. En effet, le projet de loi n’a pas réuni toutes les voix nécessaires, en raison du vote des députés pro-démocrates. Le retour dans l’actualité de la « révolution des parapluies » avec la poursuite des procès contre ses participants interroge les effets de long terme de cette action collective protestataire face à un gouvernement déterminé à ne rien céder quand bien même les manifestants convoquent l’opinion internationale par le biais des médias.
Chérifa Jemoui, Nathan Pellet, Gabrielle Martinet (promotion 2018-2019)
1 YUEN S. (2015), « Hong Kong et l’après-Occupy Central », Perspectives chinoises, 2015/1, p.53-58
2 COURMONT B., LINCOT E. (2015), « Après le mouvement des parapluies », Monde chinois, 41(1), p. 20-30
3 LI A. (2014), “Occupy Central: Divided We Stand?”, Berkeley Journal of Sociology
4 CHAMPAGNE P. (1984), “La manifestation. La production de l’événement politique”, Actes de la recherche en sciences sociales, 52/52-53, p.19-41
5 “La « révolution des parapluies » déferle sur Hong Kong mais ne passera pas par Instagram”, Le Huffington Post, 29/09/2014
6 GEVAUDAN C.« Hongkong : quand la « révolution des parapluies » contourne la censure numérique« , Libération, 29/09/2014
8 « Hong Kong : Pékin renforce la censure du Net », Le Point, 01/10/2014
9 « Révolution des parapluies. La police démonte les barricades à Hong Kong », Ouest France, 13/10/2014
10 « Hong-Kong : d’où vient la “Révolution des parapluies” ? », Le Figaro, vidéo
11 RIUTORT P. (2007), Sociologie de la Communication politique, La Découverte, p. 41
12 GRANGEREAU P., « Hongkong s’essouffle, Pékin crie au « complot » », Libération, 7/10/2014
13 GITLIN T. (1980), The world is watching. Mass media in the Making and Unmaking of the New Left, Berkeley: University of California Press