Le 3 mars 2019, Nadia Madassi, présentatrice du journal télévisé de la chaîne publique Canal Algérie, mentionne à l’antenne un opposant politique, Ali Ghediri. Alors que depuis une dizaine de jours l’Algérie vit au rythme du Hirak (« Mouvement » en arabe) – d’importantes manifestations contre le régime et pour la mise en place d’une Deuxième République – cette audace vaut à la journaliste un recadrage en direct de sa hiérarchie transmise par son oreillette. Quelques instants plus tôt, elle annonçait la candidature à un cinquième mandat du président algérien Abdelaziz Bouteflika.
Cet épisode invite à analyser les relations qu’entretiennent l’État, les médias et la société civile en Algérie. Pour ce faire, il faut prendre en compte quatre périodes clés de l’histoire des rapports entre la presse et la politique dans ce pays. Si, au lendemain de la Guerre d’Algérie, la transition politique permet une certaine forme de liberté d’expression (1962-1965), entre 1965 et 1988 un monopole d’Etat est imposé à la presse. Les émeutes qui éclatent à Alger en 1988 permettent une brève ouverture démocratique qui prend fin avec la guerre civile des années 1990. La presse devient alors un instrument de propagande qui privilégie un « traitement sécuritaire de l’information »[i]. Cette évolution indique une méfiance de l’appareil politique et bureaucratique à l’égard des médias. En témoigne la déclaration du futur président Bouteflika, qui durant cette période qualifie les journalistes de « commères de hammam ».
Bien que positionnée au 141ème rang sur 180 au classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans Frontières en 2019[ii], l’Algérie semble une nouvelle fois traverser une période favorable à une ouverture politique et médiatique[iii]. Pourtant, au vu des récents évènements[iv] et en prenant en compte l’histoire longue de l’information algérienne, n’est-il pas exclu de voir à nouveau l’espace médiatique se refermer ?
Une tentative d’étouffement de la parole contestataire
Dès le 22 février, la presse écrite publique[v], composée d’El-Moudjahid, Echaâb, El-Massa, Horizons, El-Djoumhouria et Ennasr minimisent l’importance des premières manifestations : Horizons ne fait aucune référence au mouvement, tandis que El Moudjahid place l’information dans les pages centrales du journal. Sur ordre du Ministère de la Communication, ce quotidien tente également d’euphémiser les revendications des manifestants, préférant insister sur le sujet des « réformes économiques » plutôt que sur leurs demandes très explicites de départ du chef de l’État. La presse écrite de droit privé est également soumise à ces pressions puisque ses revenus dépendent en majeure partie des annonceurs et de la publicité étatique, à travers l’Entreprise Nationale de Communication, d’Edition et de Publicité. Elle peut également subir la pression des imprimeurs d’État, capables d’empêcher la parution de ses journaux.
On peut dresser le même constat d’invisibilisation du mouvement au sein de la majorité des médias audiovisuels. La chaîne publique Canal Algérie passe sous silence la première grande marche, préférant mettre en avant des sujets consensuels sur le « thermalisme » et « le salon de l’hôtellerie et de la restauration ». Ainsi, lors de la première semaine de contestation, cette chaîne ne consacre au total qu’un peu plus de quatre minutes aux manifestations[vi]. Depuis la libéralisation du paysage audiovisuel amorcée en 2012, plusieurs chaînes privées ont été créées, ce qui a provoqué un contrôle vertical de l’information par des personnes proches du pouvoir[vii]. Parmi celles-ci, Dzaïr TV détenue par Ali Haddad ou Ennahar TV d’Anis Rahmani, sont devenues les relais de la propagande militaire après la démission de Bouteflika.
Avec 21 millions de citoyens connectées, le pouvoir algérien est conscient de l’importance de contrôler internet et les réseaux sociaux. Ainsi, le journaliste Saïd Boudour comparait le 7 octobre 2019 devant le Parquet d’Oran pour une publication sur Facebook, indice de la « cyberguerre » que mène l’État algérien contre les militants. Cette volonté de contrôle de la diffusion de l’information engendre également des coupures d’accès à Internet. Pour preuve, le site TSA qui relaie les manifestations, est régulièrement inaccessible depuis l’Algérie. Cette contre-révolution numérique s’exprime aussi à travers l’utilisation de « mouches électroniques » [viii] dont la mission est de décrédibiliser la contestation à travers des information ou des commentaires qui s’appuient sur les divergences des militants.
Des médias algériens en « mouvement »
Le 14 juin 2019, lors d’un débat organisé à l’Institut du Monde Arabe sur le thème « Mutation en Algérie, mutations dans les médias » Omar Belouchet, co-fondateur du journal El Watan, décrit son journal comme étant : « un journal de résistance, […] qui a construit sa crédibilité, tout en gardant la volonté de défendre la démocratie en Algérie »[ix]. Ce quotidien est resté, malgré les entraves, le principal écho de la protestation dans la presse écrite. Ainsi, comme pour symboliser les difficultés qu’entraînent un cadrage pro-militant, le 5 octobre 2019, un autre journaliste, d’El Watan Belkacem Mostefaoui, dépeint la contestation comme étant : ”vigoureuse et pacifique.” Dans le même temps, cette journée est marquée par l’arrestation violente de plusieurs journalistes de la presse écrite.
Les violences du 5 octobre 2019 ont aussi concerné les journalistes du champ audiovisuel algérien comme Mohammed Djerrada de la chaîne El Hurra, frappé par la police. Une répression à mettre en perspective avec le premier mouvement de contestation de ces médias qui émerge au sein du secteur public. Il prend forme dès le début du Hirak, le 23 février la journaliste Meriem Abdou démissionne de son poste de rédactrice en chef suite à la non-couverture du mouvement par la Chaîne 3 de la Radio Nationale. S’ensuit une série de protestations des journalistes qui va conduire à une évolution de cadrage de la part des médias audiovisuels publics. Ainsi le vendredi 22 mars, la télévision nationale algérienne met à l’agenda les manifestations qui secouent le pays en partageant des slogans tels que : « FLN dégage ! » ou « 20 ans, ça suffit. » Un revirement éditorial qui concerne aussi les chaînes privées, bien que plus tardif et étroitement lié à l’évolution de la situation politique. En effet, à la suite de la démission du président le 2 avril 2019, certaines chaînes vont avoir un regard plus favorable à l’égard de la contestation tout en s’adaptant à l’agenda militaire.
Toutefois, le média le plus important dans cette contestation reste internet. La presse numérique profite du cadre juridique flou entourant la loi de 2012[x], censée encadrer l’information en ligne mais qui, dans les faits, lui laisse une certaine marge de manœuvre. D’ailleurs, le 22 février, ces e-journalistes sont les premiers à se faire l’écho de la contestation. Parmi ces pure players, El Manchar est un journal satirique qui favorise le discours politique des militants notamment à travers le maniement de l’ironie. Le 1er octobre 2019, il titre : ”Selon l’ENTV, 13 Algériens sur 10 sont pour les élections”.
Cet accès à Internet permet aussi l’expression de tous à travers les réseaux sociaux qui sont un véritable outil dans le répertoire d’action collective des militants. En plus d’offrir l’anonymat, cela leur permet également d’éviter une dépendance à l’égard des médias traditionnels qui auraient pu impacter leur fonctionnement. Facebook est ainsi devenu un lieu d’échanges mais aussi d’organisation du mouvement avant son passage sur le terrain.
Le traitement du Hirak par les médias étrangers : un écho lointain
La diaspora algérienne de France, d’Angleterre, du Canada et des États-Unis a relayé le Hirak, ce qui a incité les médias étrangers à couvrir ces événements dans leur pays et en Algérie. La couverture médiatique n’est pas la même si l’on se place du point de vue des pays anglophones[xi] et francophones.[xii]Les médias anglophones privilégient un traitement factuel des manifestations en s’interrogeant sur l’avenir de l’Algérie qu’ils mettent en lien avec les élections vénézuélienne et soudanaise. Les médias reprennent des discours qui vont dans ce sens comme celui du porte-parole de la diplomatie américaine Robert Palladino affirmant le soutien des États-Unis au droit de manifestation sans s’exprimer sur le 5ème mandat.
À l’inverse, les pays francophones insistent sur le cumul des mandats par Abdelaziz Bouteflika, saluent le « pacifisme », la « joie » des manifestations. Ils se questionnent sur le « silence » du président français concernant d’éventuelles « conséquences » d’une déstabilisation du pays sur la France comme une vague de migration ou le danger islamiste.
Certains acteurs médiatiques ont permis une diffusion du Hirak à l’étranger, comme en France avec Kamel Daoud, dont les interviews dans l’émission audiovisuelle « C Politique » et sur RTL sont reprises par les médias français. Il s’agit d’un écrivain et journaliste algérien d’expression française ayant reçu le prix Goncourt en 2015. Il travaille notamment pour Le Point et le New York Times. Il se positionne en totale opposition au président. L’Algérie est un pays en partie rural et, d’après Kamel Daoud, si le pouvoir tolère que les « grandes » villes manifestent et s’opposent aux décisions gouvernementales, la nouveauté de ce mouvement réside dans le fait que les individus issus d’espaces ruraux manifestent également[xiii]. Selon lui, le « mur de la peur »[xiv] a été cassé : agiter cette crainte d’une guerre civile pour terroriser les Algériens, en référence à la décennie noire, ne semble plus fonctionner en raison du rajeunissement de la population.
Médias et Hirak, un avenir incertain ?
Les élections présidentielles précipitées de juillet 2019 mettant face à face deux anciens ministres de Bouteflika ont été reportées au 12 décembre 2019 grâce à la pression populaire. Sur 23 candidatures enregistrées, l’Autorité de Contrôle des Elections en a seulement validé 5, toutes proches du pouvoir algérien. De ce fait, les militants du “Hirak” contestent une nouvelle fois l’organisation du scrutin par le pouvoir militaire[xv].
Malgré l’ampleur importante des manifestations, on peut d’ores et déjà constater un resserrement du contrôle de l’information par l’Etat. Le Hirak peut-il permettre de briser ce cycle et offrir à l’espace médiatique algérien une liberté de parole réelle et permanente ? Quel rôle pourraient jouer les médias algériens pour faire perdurer le Hirak ?
Sabrina HAMDI, Fadie SUBHI, Yan VOUAKOUANITOU (promo M1 2019-2020)
[i] Croll C., Ould Tayeb N., « Presse gouvernementale et presse dite ‘indépendante’ en Algérie : quelles différences ? », Mots. Les langages du politique, 57, 1998, p. 72-89.
[ii] Reporters sans frontières, « Classement mondial de la liberté de la presse 2019 ».
[iii] Fillieule O., Mathieu L., « Structure des opportunités politiques », dans : Olivier Fillieule éd., Dictionnaire des mouvements sociaux. Paris, Presses de Sciences Po, « Références », 2009, p. 530-540.
[iv] Chibani A., « L’étau se ressere sur les médias algériens », Orient XXI, 8 novembre 2019.
[v] Appellation datant de l’indépendance et héritière du modèle socialiste dans lequel la presse papier est la propriété de l’État. Dris Cherif, « La presse algérienne : une dérégulation sous contraintes. Les nouvelles formes de contrôle ou la « main invisible » de l’État », Questions de communication, 2017/2 (n° 32), p. 261-286.
[vi] Quotidien, « A-t-on voulu faire taire Nadia Madassi, journaliste pour Canal Algérie ? », 4 mars 2019.
[vii] Berteau A., « En Algérie, les principales chaînes de télé appartiennent à des oligarques proches de Bouteflika », Le Monde, 23 mars 2019.
[viii] France info Afrique, « Algérie : les « mouches électroniques », ces trolls qui s’attaquent à la Révolution du sourire », 27 mai 2019.
[ix] Bouzeghrane N., « Les médias algériens à l’épreuve du hirak : «Mutation en Algérie, mutations dans les médias» à l’IMA », El Watan.com, 21 juin 2019.
[x] Mostefaoui B. , « Note sur la régulation des médias en Algérie », L’Année du Maghreb [En ligne], 15 | 2016, mis en ligne le 21 décembre 2016.
[xi] Ouest-France, « Algérie. Washington appelle au « respect » de la « volonté » des Algériens et à des élections « libres », 12 mars 2019.
[xii] Le Figaro, « La France inquiète de la crise politique en Algérie », 3 mars 2019.
[xiii] https://www.bing.com/videos/search?q=kamel+daoud+france+inter&&view=detail&mid=5884DDE32032FF708F965884DDE32032FF708F96&&FORM=VRDGAR
[xiv] Le Monde, « Algérie : « Le mur de la peur a été cassé », estime l’écrivain Kamel Daoud », 1er mars 2019.
[xv] Le Monde (éditorial), « Algérie : une élection vide de sens », 22 octobre 2019.