Les jeux vidéo sont devenus, au fil des décennies, bien plus qu’un simple divertissement. Ils représentent aujourd’hui un espace d’expression, de communication et d’influence. Utilisés à la fois pour éduquer, sensibiliser et promouvoir des idées, ils touchent une audience mondiale et variée, notamment parmi les jeunes générations.
Selon l’étude du SELL1 (France, novembre 2021), 89 % des 15-24 ans et 90 % des 25-34 ans sont des joueurs, témoignant de l’ancrage profond de cette culture dans notre société. Il peut sembler surprenant que le premier parti politique en France à avoir utilisé les jeux vidéo dans une stratégie de communication soit un parti conservateur. En 1995, le Front National, distribuait un jeu vidéo sur disquette où les joueurs pouvaient incarner Jean-Marie Le Pen, son leader emblématique de l’époque2. Cet exemple illustre à quel point les jeux vidéo peuvent représenter un levier d’influence. À mesure que les jeux vidéo prennent de l’ampleur, il n’est pas étonnant que les acteurs politiques aient eux aussi saisi le potentiel de ce média.
La politique s’invite dans le gaming : stratégies et usages
Ce qui est efficace pour captiver l’attention des consommateurs dans le domaine du marketing peut également l’être dans le domaine de la communication politique. Ainsi, une analogie pertinente peut être faite entre les techniques de marketing et celles employées en politique pour influencer et engager les électeurs à travers les jeux vidéo. Dans ce contexte, il est essentiel de comprendre les trois principales typologies de communication politique dans les jeux vidéo : la communication in-game, l’advergaming, et le streaming3.
Les communications politiques intégrées au sein des jeux vidéo (in-game)
La publicité in-game, souvent assimilée à du placement de produit, consiste à intégrer des messages publicitaires directement dans les jeux vidéo. Cette technique est utilisée pour faire passer des messages politiques de manière discrète. Par exemple, lors de la campagne présidentielle américaine de 2008,l’équipe de Barack Obama a utilisé des panneaux publicitaires dans le jeu Need for Speed.
En 2012, l’équipe de campagne de Barack Obama a choisi le jeu Madden NFL 13 pour sa stratégie de communication. Ce jeu de football américain, vendu à près de 2 millions d’exemplaires en quelques semaines, a servi de plateforme pour diffuser des éléments politiques aux joueurs. Intégrer ces éléments permet de diffuser un message politique à un large public en profitant de la popularité du jeu. Plus récemment, Animal Crossing: New Horizons a également servi de plateforme pour promouvoir les idées de Joe Biden lors de la dernière campagne présidentielle américaine. En effet, une île virtuelle a vu le jour appelée Biden Island pour inciter les joueurs à aller voter mais également pour partager le programme et ainsi mettre en avant le candidat démocrate.
En France, les équipes de Minecraft-France, d’Epicube, et les communicants de Jean-Luc Mélenchon avaient orchestré un poisson d’avril en 2017, en organisant un meeting virtuel sur Minecraft.
Bien que ce fut un événement humoristique, il a ouvert la voie à une utilisation plus sérieuse du jeu. Ainsi, en 2022 cette idée a pris une tournure plus concrète lorsque l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron a créé un serveur Minecraft. Cette démarche a permis aux joueurs de visionner en temps réel un meeting se déroulant à la Défense, illustrant comment les environnements virtuels peuvent être utilisés pour atteindre un public jeune de manière immersive.
L’advergaming: la création de jeux vidéo à des fins politiques
L’advergaming désigne la création de jeux vidéo à des fins de communication et de promotion. Contrairement aux simples placements publicitaires dans les jeux, ces jeux sont entièrement conçus pour véhiculer une publicité. Cette approche a été adoptée par plusieurs politiques, souvent pour toucher un jeune public, grand consommateur de jeux vidéo.
En 2017, le parti de La France Insoumise a lancé Fiscal Kombat, un jeu dans lequel le joueur incarne Jean-Luc Mélenchon, qui confisque l’argent des riches pour financer le programme de son quinquennat.
Mélenchon lui-même a souligné l’importance de cet outil pour attirer un public jeune et abstentionniste, expliquant que Fiscal Kombat permettait d’atteindre ceux qui ne suivaient pas forcément les médias traditionnels, ce qui pourrait selon lui les inciter à s’intéresser ensuite au programme politique du mouvement4. Le Parti Travailliste britannique, prenant exemple sur Fiscal Kombat, a décidé de créer son propre jeu, Corbyn Run, pour promouvoir son candidat de l’époque.
Dans le même esprit, d’autres formations politiques ont également utilisé l’advergaming pour toucher les jeunes électeurs. En 2019, Les Jeunes avec Macron ont développé Super Jam Bros, un jeu vidéo où Nathalie Loiseau, candidate en tête de liste de LREM pour les européennes, affronte des figures politiques comme Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen ou Donald Trump. Ce jeu permet non seulement de renforcer la visibilité de la candidate lors des élections européennes, mais aussi de cibler les jeunes électeurs.
Cette tendance s’est renforcée et plusieurs jeux vidéo ont été développés pour promouvoir des figures politiques : le Parti Communiste Français a proposé Une ouvrière au Parlement européen tandis que des partisans d’Éric Zemmour ont lancé Le Z. Ce phénomène montre que l’advergaming est devenu un outil de communication politique à part entière, adopté par différents partis pour engager de manière ludique et innovante un électorat difficile à capter. Cela permet aux candidats de démontrer qu’ils sont « aware » de l’univers numérique et de la modernité.
Le streaming: diffusion et influence en direct
Le streaming désigne la diffusion en direct de contenu vidéo via internet, souvent sous forme de jeux vidéo, de discussions ou d’événements en temps réel. Sur des plateformes comme Twitch (la plus populaire), les utilisateurs, appelés « streamers », partagent en direct leur écran et leurs activités avec une audience qui peut interagir en temps réel via un chat. Le streaming devient un outil de communication politique, permettant aux politiciens de s’adresser directement à de potentiels électeurs.
Une figure emblématique de cette pratique est Alexandria Ocasio-Cortez, députée démocrate de New York. Lors de sa campagne pour mobiliser les jeunes électeurs, elle a joué en direct au jeu Among Us sur la plateforme Twitch, atteignant une audience de plus de 400 000 spectateurs en direct. À ce moment-là, elle faisait partie des diffusions les plus regardées sur la plateforme. Ce succès est dû à sa capacité à adopter les codes de cette plateforme, à interagir avec son public tout en jouant, rendant le message politique plus accessible. La stratégie de diffusion en direct, notamment sur Twitch, est devenue un moyen novateur pour les politiciens de sensibiliser un public jeune, souvent déconnecté de la politique traditionnelle. En permettant des échanges en temps réel via les chats, les politiciens peuvent toucher un public réceptif. Cela dit, la présence sur ces plateformes nécessite une certaine adaptation. Contrairement à Ocasio-Cortez, certains leaders politiques comme Donald Trump ou Jean-Luc Mélenchon n’ont pas su tirer parti de ce format, se contentant de rediffuser des meetings ou interviews, sans réellement utiliser les fonctionnalités interactives de la plateforme.
Un autre exemple de tentative maladroite est celle de l’ancien porte-parole du gouvernement français, Gabriel Attal, qui avait créé un compte Twitch en 2020, sans jamais publier de contenu. Cela montre les limites auxquelles les politiciens sont confrontés lorsqu’ils essaient de s’emparer de ces nouveaux canaux sans adapter leurs discours ou leurs formats d’expression. Le streaming demande une réelle immersion dans les codes de la plateforme pour en exploiter tout le potentiel. Plus généralement, la communication n’est pas une affaire de «tuyaux» ou de «canaux», mais un travail sur les formes et les contenus, en lien avec des messages et des publics.
Changer les règles du jeu : l’influence du gaming sur la politique
L’influence inversée: quand les jeux vidéo dictent les règles de communication
Dans certains cas, ce ne sont plus les politiques ou les institutions qui influencent les jeux vidéo, mais plutôt les jeux vidéo eux-mêmes qui dictent des cadres de discussion et influencent les débats publics et sociétaux. C’est une inversion de la dynamique habituelle, où le jeu vidéo devient une référence culturelle incontournable à laquelle les politiques doivent réagir ou s’adapter. La gendarmerie nationale a adopté une stratégie de communication originale pour attirer les jeunes recrues. Quelques jours après la sortie de Call of Duty: Modern Warfare III, elle a lancé une campagne de recrutement sur les réseaux sociaux, calquée sur l’esthétique du jeu. Dans un clip de quarante secondes, la gendarmerie met en scène quatre de ses agents, représentant différents rôles comme défenseur, enquêteur ou observateur5.
Chacun porte des uniformes adaptés à ces fonctions, rappelant les « skins » que les joueurs peuvent débloquer dans les jeux vidéo. Le clin d’oeil va jusqu’à détourner le logo de « Modern Warfare III » en « GNIII », pour Gendarmerie nationale III. La campagne a rapidement rencontré un succès, avec plus de 1,4 million de vues en seulement 48 heures. Cette approche montre comment les institutions doivent désormais s’adapter aux codes culturels populaires, ici celui des jeux vidéo, pour communiquer avec les jeunes générations.
Un autre exemple marquant est Jean-Luc Mélenchon qui a vivement critiqué la représentation de Robespierre dans le jeu Assassin’s Creed Unity. Selon lui, cette vision déforme l’histoire et s’apparente à de la « propagande contre le peuple »6. Il estime que la manière dont le jeu présente la Révolution française, notamment à travers des figures comme Robespierre, véhicule un message politique biaisé. L’historien Hervé Leuwers, spécialiste de cette période, n’écarte pas l’idée qu’un jeu vidéo puisse effectivement faire passer un message politique7, rejoignant ainsi en partie les préoccupations de Jean-Luc Mélenchon.
Il y a donc un changement de paradigme où le jeu vidéo n’est plus juste un simple outil de communication, mais une force culturelle qui impose ses propres codes, narrations, et cadres de discussion aux acteurs politiques.
Mobilisation sociale à travers le jeu vidéo: de l’écran à l’action
Les jeux vidéo sont devenus un espace de débat et de mobilisation politique. L’affaire du Gamergate de 2014 en est un exemple, où une polémique sur une prétendue collusion entre journalistes et créateurs de jeux s’est transformée en une lutte idéologique entre des joueurs conservateurs et progressistes. Ce mouvement a rapidement pris une dimension politique, en opposant des visions conservatrices à des approches féministes et antiracistes. Steve Bannon, un proche de Donald Trump, a reconnu avoir utilisé cette polémique pour attirer des électeurs lors de la campagne présidentielle américaine de 20168, illustrant comment les jeux vidéo, en tant qu’univers privilégié par les nouvelles générations, deviennent un lieu incontournable du débat politique, obligeant les politiques à y intervenir.
L’exposition « Games & Politics », organisée en 2019, visait à promouvoir une culture de l’engagement politique à travers le jeu vidéo. Selon Julien Annart « Sans un médiateur formé, le public pourrait totalement passer à côté du message politique du jeu ». On parle alors ici d’une médiation culturelle numérique. Les jeux peuvent offrir une plateforme pour former les générations futures et renforcer la participation citoyenne.
Pour illustrer cela, nous pouvons évoquer l’exemple de l’association Women In Games, en collaboration avec Orange, qui a lancé une campagne contre le cyberharcèlement des femmes, utilisant le monde multijoueur RP de GTA V pour diffuser des messages de sensibilisation. Cette action prouve que les jeux vidéo peuvent être un lieu d’activisme, où les joueurs peuvent s’unir autour de causes sociales.
Jeux vidéo et politique: un horizon de possibilités
Pour conclure, l’interaction entre jeux vidéo et politique ne fait que s’intensifier, mettant en lumière à quel point cet espace virtuel peut influencer et être influencé par les dynamiques politiques contemporaines. Les jeux vidéo, tout en divertissant, deviennent des acteurs significatifs dans la formation et la mobilisation des opinions politiques, révélant leur rôle de plus en plus central dans le paysage sociopolitique. Avec l’avancée des technologies immersives, la frontière entre divertissement et engagement politique pourrait devenir encore plus floue. La manière dont les politiques utiliseront ces outils, et comment les joueurs y répondront, pourrait bien redéfinir les contours de l’influence médiatique et politique.
Article rédigé par Thomas Belkadi
- https://www.sell.fr/sites/default/files/essentiel-jeu-video/lessentiel_du_jeu_video_novembre_2021.pdf ↩︎
- https://hal.science/hal-02045746/document ↩︎
- Décaudin, J.-M. et al., e-Publicité : les fondamentaux. Paris, Dunod, 2011. ↩︎
- https://www.bfmtv.com/politique/elections/presidentielle/fiscal-kombat-melenchon-lance-son-jeu-video
-de-campagne_AN-201704070081.html ↩︎ - X.com, Gendarmerie Nationale ↩︎
- France Info, Dailymotion : https://www.dailymotion.com/video/x2a5r81 ↩︎
- Audureau, W., « Jean-Luc Mélenchon et « Assassin’s Creed Unity » : « deux formes
différentes de la mémoire » de la Révolution », Le Monde, 19 août 2019,
https://www.lemonde.fr/pixels/article/2014/11/14/jean-luc-melenchon-et-assassin-s-creed-unity-deux-f
ormes-differentes-de-la-memoire-de-la-revolution_4523940_4408996.html ↩︎ - Reporter, G. S., « What Gamergate should have taught us about the « alt-right » », The Guardian, 16 avril 2020, https://www.theguardian.com/technology/2016/dec/01/gamergate-alt-right-hate-trump ↩︎