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« Nous ne faisons pas de politique » : une analyse des stratégies de dépolitisation à l’œuvre au sein des organisations internationales

Compte rendu du dossier « La (dé)politisation des Organisations internationales », revue Critique Internationale, n° 76, juillet-septembre 2017

couverture du n° 76 de la revue Critique internationale

couverture du n° 76 de la revue Critique internationale

La hantise des guerres mondiales a conduit à la création d’organisations internationales (OI) censées traiter de façon dépassionnée des questions transcendant le cadre national. Toutefois, plus d’un demi-siècle après, de nombreuses voix s’élèvent pour critiquer ces organisations accusées de parti pris et de manque de neutralité sur certains dossiers. Bien entendu celles-ci, bien qu’évoluant sur un terrain éminemment politique, réfutent ces accusations et assurent régulièrement qu’elles ne font pas de politique. Un collectif d’enseignants-chercheurs spécialistes des relations internationales et de sociologie des organisations internationales s’est intéressé à cette problématique afin d’analyser le bien-fondé de la volonté affichée par les OI.

Leur étude est publiée par la revue Critique internationale dans sa livraison de juillet-septembre 2017. À partir d’une approche issue de la sociologie politique, ainsi que de cinq études de cas sur plusieurs OI, les auteurs cherchent à vérifier l’hypothèse avancée par Frank Petiteville d’une dialectique de dépolitisation et de re-politisation à l’œuvre au sein des organisations internationales.

Même s’ils ont généralement utilisé des méthodes de recherches similaires, les auteurs s’attachent à des analyses complémentaires et la pluralité de celles-ci rend compte du sérieux et de la volonté affichée de fournir un travail non pas exhaustif mais très approfondi. Parmi ces méthodes, arrive en premier l’observation participante de conférences ou de conseils d’administration, puis les enquêtes qualitatives via des entretiens semi-directifs et enfin l’analyse de données et de documents d’archives des OI. Cette diversité d’approches a permis aux auteurs de mieux questionner le sujet et d’en tirer des enseignements qui fondent l’essentiel de leurs analyses. Ainsi, ils ont réussi à démontrer que les stratégies de dépolitisation développées par les OI se heurtent de façon systématique à ce qui est appelé ici « le refoulé du politique ».

L’article de Frank Petiteville constitue l’introduction générale du dossier. Il constate, à travers une brève revue de la littérature, que les théories des relations internationales et les recherches empiriques en sciences sociales s’accordent presque à l’unanimité sur le fait que les OI, du fait de leur faible légitimité politique, s’efforcent de dépolitiser de plusieurs manières leurs actions, même si plusieurs analyses récentes « soulignent [leur] politisation inévitable ». En rappelant l’objet du dossier, cet auteur émet trois hypothèses dont l’une sera plus particulièrement examinée : pour vérifier celle selon laquelle toute entreprise de dépolitisation déployée dans le monde social est promise à un retour du « refoulé politique », il tente de définir la dialectique politisation / dépolitisation d’où il ressort que les deux concepts sont en fait les deux faces d’une même pièce. Les OI recourent à des pratiques telles que l’usage des normes à vocation éthique et universaliste, le discours neutre et l’expertise pour éviter toute forme de politisation de leur action. Toutefois, malgré les efforts consentis pour paraître apolitiques, les OI se heurtent aux enjeux politiques des sociétés civiles ou aux intérêts politiques nationaux des membres qui les composent.

Le besoin de légitimité et de reconnaissance est le facteur principal qui oblige les OI à mettre en place diverses stratégies leur permettant d’éviter les débats contradictoires. Or étant donné que toute entreprise de dépolitisation est en soi une tentative politique, on verra que tous les articles mettent en lumière cette dialectique dépolitisation/politisation à l’œuvre dans les Organisations internationales.

Si on se réfère au texte de F. Petiteville (p. 6), les modalités de dépolitisation élaborées par les OI se déclinent de trois manières : dépolitisation discursive, dépolitisation normative et dépolitisation par l’expertise[1]. On verra que toutes les stratégies décrites dans les autres articles adoptent l’un de ces axes d’analyse. C’est en ce sens que Simon Tordjman, s’intéressant particulièrement à la question des droits des femmes au sein de l’Assemblée générale de l’ONU, a identifié trois techniques lui permettant d’évacuer la question sans contradiction. Il montre qu’elle fait appel à la « routinisation » (le fait d’aborder fréquemment le sujet) dans l’objectif de créer du consensus autour du sujet en question. Antoine Pécoud s’inscrit dans la même logique. En effet dans son article sur l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), il démontre que celle-ci est coincée entre légitimes préoccupations sécuritaires des États et nécessité de protéger et de garantir les droits des réfugiés et des migrants. Pour concilier ces intérêts divergents, l’institution procède à une stratégie de dépolitisation par le discours, les normes mais aussi par l’expertise. Ainsi les termes clivants qui renvoient à des notions sécuritaires susceptibles de générer des débats sont bannis dans son discours au profit de termes neutres. Il en est de même des règles et normes préconisées, non contraignantes, qui mettent en exergue le caractère moral et consensuel voulu par l’institution. De même l’institution met en avant son expertise, en utilisant un « vocabulaire technocratique » et inventant la notion paradigmatique de « gestion des migrations » qui permet de dépolitiser les enjeux des phénomènes migratoires.

L’Organisation Internationale du Travail (OIT) étudiée par Marieke Louis s’appuie quant à elle sur une approche fonctionnelle pour dépolitiser son action. En d’autres termes, le choix des membres de l’organisation s’effectue sur la base de leurs appartenances à l’une des parties concernées, ce qui permet à chacune d’avoir son mot à dire. Ainsi, on retrouve au sein de l’OIT, des membres issus d’ONG, du patronat et des gouvernements. L’objectif de ce mode de représentation est d’éviter que l’organisation soit politisée.

Dans leur article intitulé « On ne fait pas de la politique : les pratiques de dépolitisation au PNUD et au PNUE », les auteures s’« interrogent sur la dépolitisation […] comme entreprise politique de praticiens des OI cherchant à masquer les dimensions idéologiques de leurs pratiques » (p. 43). Elles montrent l’invocation massive de l’expertise et donc de la technique au sein de ces deux OI. En effet, le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) et le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) sont des organisations qui ont recours à la technicisation (le traitement des problèmes politiques faisant appel “aux savoirs et savoir-faire techniques des experts”). La technicisation permet non seulement de créer le consensus autour d’un enjeu, mais est le socle même de la légitimité de ces organisations. Toujours dans ce même article, on retrouve la stratégie de dépolitisation par le discours : « il faut », « il est important », « il est judicieux ». L’utilisation de telles expressions impersonnelles est très significative et répond à une volonté de neutraliser les enjeux politiques.

Enfin, les OI ne se limitent pas à la recherche de reconnaissance et ou de légitimité. Elles ont aussi besoin de montrer une autorité acquise grâce à leurs compétences. C’est pourquoi il existe une autre forme de dépolitisation : l’utilisation des outils du management public permettant de mesurer l’efficience de l’action d’une organisation. C’est ce que nous démontre Auriane Guilbaud dans son article : « Transferts et continuités de la politisation à l’Organisation mondiale de la santé : le cas des substituts du lait maternel ». Ici, il apparaît clairement que toutes les OI développent, selon leurs besoins, des techniques pour montrer qu’elles ne font pas de politique.

Avec tous ces efforts pour neutraliser les positions et les clivages, on s’attend à ce qu’il n’y ait plus de revendications partisanes ni d’affrontements idéologiques au sein des OI. Mais ce que nous montrent ces auteurs est tout à fait le contraire. La dépolitisation se heurte presque toujours à une (re)polarisation. Par exemple, Marieke Louis montre que malgré l’apparente dépolitisation de l’OIT, il existe des débats sur sa représentativité. Le tripartisme n’annule pas ces débats car les rapports de force sont toujours présents et certains États trouvent injuste d’être moins représentés que les grandes puissances. Ces débats ont abouti d’ailleurs à la réforme de la représentation au sein de cette organisation.

Simon Tordjman, démontre quant à lui que la stratégie de « décentrement » mise en place par l’Assemblée générale de l’ONU a simplement permis de déplacer le débat contradictoire d’un lieu à un autre, mais pas de dépolitiser ses activités. Et Lucile Maertens et Raphaëlle Parizet établissent que l’approche technique, même si elle est le socle de la neutralisation politique, est confrontée au retour du politique, tant technique et politique sont liées. Plus loin, elles expliquent que l’acceptation tacite de situation politique dans certaines zones de conflit, comme ce fut le cas au Darfour, remet en cause la neutralité voulue par ces OI.

Pour Antoine Pécoud, même si l’OIM est dépolitisée dans ses débats, cela ne l’empêche pas de jouer un rôle politique utile. En effet, l’OIM qui est vu comme un acteur fiable, participe aux discussions autour des migrations et crée du lien entre les pays d’arrivée et les pays d’origine des migrants. De plus, au-delà de son simple rôle logistique de transport des migrants, l’OIM possède une vision du monde et un discours qui lui est propre, lui permettant d’avoir une influence lors des débats sur les migrations. Auriane Guilbaud démontre que toute décision prise par les OI, si neutre soit elle, touche aux intérêts d’une des parties prenantes.

Enfin, en étudiant les processus de dépolitisation de la question de la commercialisation des substituts du lait maternel, L’OMS s’est confrontée, à chaque fois, à l’opposition soit des fabricants soit des ONG de défense des nourrissons.

 

Ce dossier apparaît comme très complet, et il était opportun qu’une étude se penche de façon approfondie sur le sujet de la « dépolitisation des organisations internationales ». Nous pouvons souligner la rigueur méthodologique des textes, l’utilisation d’une diversité de méthodes de recueils de données que sont l’entretien, l’observation (participante ou non) et l’analyse de sources d’archives. Soulignons aussi la clarté des textes, la méthode dialectique choisie permettant de mettre en évidence les dynamiques. Par l’intérêt porté notamment à plusieurs instances du système onusien, ce dossier a permis de mettre en lumière des similitudes dans les stratégies de ces organisations et de démontrer une dynamique générale à l’œuvre dans ces organisations. Il faut noter que la lecture de ces textes donne l’impression d’une certaine redondance. Mais pouvait-il en être autrement ?

Kristina Andreeva, Amadou Saikou Barry, Xavier Lavialle, Mamadou Bobo BA

(promotion M2, 2017-2018)


[1] Sur ces modalités, en particulier pour le premier « dépolitisation discursive » voir le numéro 88 de Mots. Les langages du politique « Discours politiques, discours experts », dirigé par R. Cusso et C. Godin.