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L'histoire – encore sensible – de l'humour sur les « Arabes » en France

couverture du n° 28 de la revue Le Temps des médias

couverture du n° 28 de la revue Le Temps des médias


Compte rendu critique du dossier « L’histoire d’un ‟Arabe” » paru dans Le Temps des médias, n° 28, 2017, sous la direction d’Isabelle Veyrat-Masson et Yvan Gastaut.
La revue Le Temps des Médias a consacré son numéro 28 aux représentations en France de la figure de l’« Arabe » dans les médias. Ce dossier intitulé « C’est l’histoire d’un Arabe… » et coordonné par Isabelle Veyrat-Masson et Yvan Gastaut, analyse, au travers de divers exemples, l’histoire de l’humour sur les Arabes du début de l’ère post-coloniale à nos jours.

Le nom du dossier est une reprise du titre du sketch de Coluche C’est l’histoire d’un mec, où l’humoriste imitait un raciste français et blanc, pour qui la différence n’était pas « normale ».
Le dossier s’est attaché à étudier l’évolution de la représentation de la figure de l’« Arabe » dans les médias français, en particulier depuis la fin de la Guerre d’Algérie. Ceci marque tout l’intérêt et les enjeux qui entourent le traitement d’un tel sujet, car il n’est plus à rappeler que l’histoire de la France est profondément liée à celle des pays maghrébins et du Moyen-Orient.
Tout d’abord, un rappel historique nous semble nécessaire et expliquera tout l’intérêt que nous avons trouvé au traitement de ce sujet. En effet, la colonisation prend ses racines au XVIe siècle et n’a eu de cesse de façonner l’image de l’étranger en France. Le racisme a été un instrument essentiel du colonialisme européen, la prétention européenne à la supériorité étant indispensable pour justifier l’exploitation coloniale. Dans son texte « Femmes et racisme dans les colonies européennes », Simon Katzenellebogen[1] explique le rôle qu’a joué le racisme dans l’expansion coloniale. L’histoire de la France avec ses colonies, et plus précisément ses colonies implantées dans les pays arabes et maghrébins, est donc fondée sur la domination et le racisme comme base structurante de l’idéologie colonialiste. La décolonisation, entamée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il y a donc moins de 70 ans, n’est pas si lointaine, et ne marque pas la fin du racisme en France. Bien au contraire, ce sont désormais les immigrés venant d’anciennes colonies qui le subissent. Or c’est dans cette époque que les premiers exemples analysés se placent.
Tous les textes du dossier évoquent l’image de l’« Arabe » dans l’humour en France. D’abord franco-français, il se démocratise et devient de moins en moins stigmatisant. Le sujet traité est sensible et peut donc heurter ou faire rire. Une blague faite en petit comité n’a pas la même portée que celle faite à la télévision. Prises au premier, second, troisième degré, les blagues sur les « Arabes » peuvent faire rire l’antiraciste et le xénophobe de concert. La définition même d’« Arabe » peut d’ailleurs être sujette à controverse, et les coordinateurs du numéro, dès l’introduction, prennent soin de l’identifier comme une construction et de définir l’« Arabe » comme

cet individu qui traverse les époques : Mamelouks enrôlés par Napoléon Bonaparte pendant la Campagne d’Égypte, indigènes belliqueux du XIXe siècle représentés par l’émir Abd El Kader et les membres de sa smala, ‟Turco” de la guerre de 1870, femmes orientales fantasmées à travers les cartes postales de la Belle Époque, expositions coloniales, soldats et travailleurs indigènes en métropole pendant les deux guerres mondiales, ‟Français-musulmans”, ‟fellaghas”, ‟harkis” pendant la Guerre d’Algérie, travailleurs ‟nord-africains” aux temps des Trente Glorieuses, ‟Maghrébins” victimes de la crise économique, ‟émirs” du pétrole ou encore ‟beurs” puis ‟beurettes”, ‟jeunes de banlieue”, ‟Musulmans (es)” et plus récemment ‟djihadistes”. Loin d’être exhaustif, ce déroulé de dénominations atteste de l’omniprésence de(s) l’‟Arabe(s)” apparaissant comme le dénominateur commun sur le temps long d’une figure d’altérité.

Ce numéro s’attache à montrer que les raisons et surtout l’acceptabilité du rire varient dans le temps. Les questions « qui fait rire ? », « de quoi et de qui ? » et surtout « avec qui ? » sont en effet chargées d’enjeux de plus en plus politiques, soulevés par l’humour qui touche aux « Arabes » dans la France post-coloniale.
Le premier texte « Caricaturer l’Arabe au XIXe siècle », porte sur les caricatures de la figure de l’« Arabe » au XIXe siècle dans les périodiques satiriques illustrés. L’article décrit les caricatures dans un ordre chronologique, ces dernières dépeignant toujours l’« Arabe » comme un être violent, un étranger, un ennemi lointain, et tournant en ridicule les déboires de l’armée marocaine et algérienne.
Le second article « La cèggal è la fôormi de Pierre Péchin : quand la France rit des ‟Arabes” (1974-1977) » porte sur les interactions entre différentes formes d’humour et les attitudes de l’opinion publique par rapport à cet humour à travers un sketch célèbre de Pierre Pechin. L’auteur montre qu’avec le temps les ressorts de l’humour se sont modifiés, la question du racisme ne s’étant posée que quelques années plus tard.
Le troisième article, « L’émir préfère les blondes », s’attaque aux représentations de l’« Arabe » dans le cinéma français et plus particulièrement dans les comédies. Dans les années 70, en plein choc pétrolier, c’est la figure de l’Emir qui émerge, avec, en creux, une critique des immigrés post-coloniaux. Ces comédies tiennent en équilibre sur une frontière trouble où se mélangent racisme assumé, rire décomplexé et antiracisme. Un grand nombre de comédies de la décennie jouent sur ce registre polysémique qui laisse place aux ambiguïtés.
La relation au racisme entretenue par trois des comédiens les plus marquants des années 70/80, Coluche, Thierry Le Luron et Pierre Desproges, est abordée par Nelly Quemener. Dans cet article, la question du racisme dans l’humour en France s’articule avec celle de l’hégémonie de la masculinité blanche. L’article montre qu’à défaut d’être un véritable moyen pour désigner et dénoncer les mécanismes présidant à la production sociale de racisme, l’humour sur cette question est en fait avant tout un terrain de négociation de la masculinité blanche et de défense implicite de son hégémonie. Sous couvert de bons sentiments et d’urgence à agir, les humoristes font advenir une position d’autorité qui ne dit pas son nom, et œuvre à l’imposition de modèles concurrents dea masculinité blanche.
L’article suivant, « Les deux rires de La Zoubida » est une étude de cas consacrée à une chanson humoristique, La Zoubida, écrite et interprétée par Vincent Lagaff, qui connut un grand succès en France au début des années 1990 et dont le clip a fait l’objet de très nombreux visionnages depuis sa mise en ligne sur Youtube en 2007. La vidéo fait rire ou fait problème, et, au travers de l’analyse des commentaires sur Youtube, l’auteur nous éclaire sur la manière dont se déplacent aujourd’hui les frontières ethno-raciales qui, dans le débat public comme dans les situations ordinaires, traversent la société française.
Dans l’article suivant, Constance Desloires analyse l’humour de Jamel Debbouze. Elle commence par une rétrospective de l’humour de la première vague d’humoristes « non-Blancs », notamment avec Smaïn, le seul humoriste solo Arabe et célèbre. Ce dernier endosse des personnages « d’Arabes » caricaturaux mais n’évoque jamais son parcours familial personnel et les discriminations subies, contrairement à Jamel Debbouze, qui est le premier humoriste à se revendiquer comme « Arabe » et donc à changer les codes de l’humour sur ces derniers. Si Debbouze est français et fier de l’être, cela ne l’empêche pas de se moquer des « Arabes » et des musulmans « de l’intérieur ». L’auteure cite ensuite Léon Rappoport[2] pour montrer pourquoi Debbouze use de cet humour : L’humour fondé sur les stéréotypes « est fréquemment une question de fierté et joue un rôle social important dans les groupes minoritaires. » Il semble bien que cette mécanique soit à l’œuvre dans l’humour de Jamel Debbouze. Les moments valorisant les Arabes et ceux les moquant, sont finalement articulés ensemble pour exprimer une certaine fierté du groupe minoritaire.
TDM Histoire d'un arabe - IMAGE
Le cinéma de banlieue dont il est question dans « Vers un humour ethnicisant » est un sous-genre cinématographique des années 1990, montrant les spécificités à la fois sociales et ethniques des banlieues. Si les premiers films sur la banlieue sont considérés comme sérieux et graves (La Haine en constitue le meilleur exemple) le genre se diversifie et de nombreuses comédies ont rencontré un grand succès dans les années 1990 : « La particularité du cinéma de banlieue est de ne pas se revendiquer en premier lieu comme ethnique », écrit l’auteur qui signale qu’aujourd’hui, « la plupart des films de banlieue privilégient la communauté beure et maghrébine ». Les films de banlieues sont devenus des films sur une communauté ou un groupe ethnique.
Puis, loin des salles de cinéma, le dossier propose deux derniers articles qui traitent des humoristes/youtubeurs, c’est-à-dire la scène humoriste présente sur internet. Dans le premier, écrit par Sophie Gebeil, l’interrogation porte sur la façon dont les « Arabes » se saisissent de cet espace d’expression qu’est internet, avec Youtube et Dailymotion comme outils, pour dénoncer les traitements médiatiques autour des « Arabes » et se réapproprier leur image. On comprend alors les trois phases de l’évolution de la présence de vidéos d’humoristes « arabes ». Les professionnels de l’humour ont été les premiers à utiliser ces outils, ensuite ce fut au tour des particuliers, et des organismes et associations, comme le Jamel Comedy Club ou Naybeel. La dénonciation du racisme et du traitement médiatique peut alors être le fait des personnes concernées par les discriminations, des « Arabes » eux-mêmes. Enfin, la dernière phase est celle de la multiplication des vidéos sur internet. Ce que l’auteur ne précise qu’assez tard dans son article, c’est que cette réappropriation concerne uniquement les descendants de l’immigration maghrébine et s’inscrit dans un mouvement plus général mêlant récit de l’intimité et engagement civique. À la fin de l’article l’auteur remet tout de même en cause le traitement médiatique que subissent ces jeunes humoristes, qui sont éclipsés par d’autres humoristes dont l’engagement antiraciste n’a pour finalité que de leur permettre d’être repérés et reconnus par les médias dominants.
Ceci permet à Ervin Jonathan de présenter, dans le dernier article de ce dossier, son analyse de cette problématique. Il prend l’exemple d’un duo bordelais d’humoristes/youtubeurs d’origine maghrébine et tente de démontrer la position universaliste des médias français, qui considèrent cet humour comme « communautaire », et il compare leur projet à celui d’un célèbre trio d’humoristes américains de confession musulmane, ainsi qu’à une série canadienne, diffusée sur une chaîne nationale : « La Petite Mosquée dans la Prairie ».
Le choix d’une présentation chronologique des articles fait plus que sens, nous montrant bien l’évolution au fil du temps de cette figure de l’« Arabe » dans l’humour en France. Nelly Quemener et Jonathan Ervine dans leurs articles respectifs analysent et poussent la réflexion au-delà des constatations, et cherchent à expliciter dans un premier cas les effets de l’humour et dans un second cas, à théoriser les différentes étapes de l’humour sur les « Arabes » en suivant le modèle de Rappoport sur l’humour juif.
Mais nous avons également relevé dans certains autres articles un phénomène que nous appellerons l’évitement et qui nous semble limiter la portée des analyses produites. En effet, plusieurs auteurs semblent éviter certains aspects du sujet. On retrouve ce phénomène tout d’abord dans le texte sur les caricatures au XIXe siècle, où l’auteur fait une description très linéaire des caricatures. Les formes de violence et de racisme, que peuvent comporter des caricatures d’« Arabes », en pleine période d’une expansion coloniale fondée sur une idéologie raciste, semblent sous-estimées ou déniées, comme dans ce passage :

Il ne s’agit nullement d’une attitude raciale ou coloniale, mais le regard ethnocentrique des titres répond avant tout au contexte de destination des lecteurs qui manifestent dans la première moitié du XIXe siècle un manque d’intérêt pour les conquêtes lointaines (p. 17).

Dans le texte sur le succès de Jamel Debbouze, le même écueil apparait. « La présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002 : le contexte n’est pas favorable aux Arabes. » (p. 4). Notons d’abord que dans l’expression « aux Arabes », la désignation perd ses guillemets… et ajoutons que parler de « contexte pas favorable » sans mentionner l’idéologie raciste et coloniale de Jean Marie Le Pen, constitue pour le moins une euphémisation.
Dans « Vers un humour ethnicisant », l’auteur énonce des raisons économiques à l’émergence du phénomène. Si La Haine, film réalisé par Matthieu Kassovitz est un film « de banlieue » car les acteurs et le réalisateur en sont issus et que l’histoire s’y déroule, l’auteur englobe dans la catégorie « cinéma de banlieue », censée avoir mis les « Arabes » sous les projecteurs, toute une série de films souvent réalisés par des Français non-ethnicisés, jouant sur les clichés avec des titres comme Beur sur la ville (2011) ou Mohamed Dubois (2013). Ces derniers laissent peu d’équivoques quant à la teneur de ces longs-métrages. Pourtant, le fait que les acteurs d’origine maghrébine tiennent toujours le même rôle stéréotypé n’est pas questionné dans cet article.
Nous pouvons également interroger la méthodologie de certains des auteurs. Dans le texte « C’est quand il y en a un… », l’auteur analyse l’humour ethnicisant à la télévision à travers trois personnes et trois situations. Celle de Smaïn, humoriste appartenant à une minorité ethnique, celle de Patrick Sébastien, condamné pour incitation à la haine raciale et enfin Brice Hortefeux, alors ministre de Nicolas Sarkozy, et qui considère que l’humour n’est pas un métier. Le choix de ces exemples, et surtout, la comparaison entre ces derniers, peuvent être questionnés.
Gilles Frigoli explique quant à lui sa méthodologie : « la prudence s’impose du fait de l’absence de contrôle des variables que les études de réception habituelles s’attachent précisément à contrôler » (p. 1) et « un tel changement de niveau d’analyse nécessite une grande vigilance au vu des limites qui pèsent sur l’interprétation des données : limites sociographiques en premier lieu dans la mesure où l’on ne dispose quasiment d’aucune information sur les utilisateurs – ce qui est pour le moins gênant lorsqu’on est sociologue ». C’est sur des commentaires Youtube sous la vidéo de La Zoubida publiée en 2007 que toute l’étude de Frigoli repose, alors même qu’il cite tous les problèmes que cela engendre : concordance et consensus des opinions, problème de représentativité. De plus, si le jour de la sortie de la chanson, Libération publie une tribune dénonçant le caractère raciste de cette dernière, pour l’auteur, c’est « entacher » son succès (p. 4).
Enfin, au fil de notre lecture, nous avons parfois remarqué des « énoncés surprenants ». Le premier concerne l’introduction et l’emploi du terme « Arabe ». S’il est défini, et utilisé au départ entre guillemets, ces guillemets finissent par disparaître, et l’« Arabe », d’abord mentionné avec précaution, devient insensiblement une catégorie, utilisée comme une désignation normale dans l’introduction d’une revue scientifique.
Ainsi, en même temps que le très grand intérêt du sujet abordé dans ce dossier et de la grande richesse des contributions, variées et complémentaires, ce numéro du Temps de médias fait aussi ressortir la difficulté persistante, y compris pour des chercheurs, à aborder ce type d’objet, et les formes de silence ou d’euphémisation qui continuent à entourer, en France, la question du racisme.
 

Reda Bougataya, Emilia Davodeau, Marion Jaille, Sara Natij

(promotion M2, 2017-2018)


[1] Simon KATZENELLENBOGEN, « Femmes et racisme dans les colonies européennes », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 9 | 1999, mis en ligne le 22 mai 2006, URL : http://clio.revues.org/290.
[2] Léon Harold Rappoport était professeur de psychologie sociale. Il a également travaillé sur le développement de la personnalité, la psychohistoire, les variétés de conscience et la psychologie de l’humour ethnique.