Chinois réunis devant des dazibaos. Source : http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.fr/2012/09/chine-dazibao_19.
Les dazibaos, outils d’expression populaire ou relais de la propagande maoïste ?
21 décembre 2017
Se servir des médias sans leur être asservi ? Une analyse de l’entrée en politique de François Ruffin
8 janvier 2018

Act Up Paris : la (re)construction d’un symbole de la lutte contre le sida

Après plusieurs années de silence, l’association Act Up Paris revient sur le devant de la scène médiatique avec la sortie, le 23 août 2017, du film 120 Battements par Minute de Robin Campillo. Le film est un succès en salle et remporte le Grand Prix du jury au festival de Cannes. Act Up Paris est une association de lutte contre le sida créée en 1989 à l’initiative de Didier Lestrade, Pascal Loubet et Luc Coulvain. Leur modèle de référence est Act Up New York, dont ils importent les formes d’actions militantes (die in, zap…). Act Up se démarque ainsi d’emblée des autres associations de lutte contre le sida car ses membres veulent mettre en place une nouvelle forme d’engagement militant. Act Up Paris critique les premières associations, notamment AIDES et ARCAT, dont le rôle de médiateur entre les malades et la société, visant à lutter contre la stigmatisation, aurait exclu les malades de la lutte. Act Up souhaite à l’inverse donner un rôle actif aux séropositifs. Elle 184359inaugure une prise de parole publique des malades du sida, qui sont invités à s’exprimer à la première personne. Act Up fait le choix de se présenter comme une association de séropositifs homosexuels. Cette identité fondée sur un retournement de stigmate ne lui a pas permis d’accéder à un statut d’association d’utilité publique, contrairement à AIDES, devenue fédération nationale en 1990, dont les objectifs médicaux concernent la population dans son ensemble et donc « l’intérêt général » au sens des pouvoirs publics[1]. Dès son apparition, Act Up Paris est donc un collectif militant triplement marginal, à la fois sur le plan de ses discours revendicatifs, de son répertoire d’action et de sa reconnaissance institutionnelle. Le choix du réalisateur Robin Campillo de l’ériger, trente ans plus tard, en symbole de la lutte contre le sida interroge les mécanismes de construction sociale des symboles à l’heure des médias de masse. Act Up s’est en effet fait connaître par des actions médiatiques spectaculaires qui n’avaient pas vocation à s’inscrire dans le temps long. Il convient dès lors de s’interroger sur l’enjeu mémoriel que représente le film 120 Battements par Minute pour cette association. Pourquoi le militantisme d’Act Up s’est-il imposé dans la mémoire collective et comment le film peut-il contribuer à transformer les représentations collectives de l’association ?

Sida : construire l’urgence[2]

Dans les années 1970-1980, le mouvement de libération sexuelle est freiné par un problème sanitaire. Le Center for Disease Control and Prevention d’Atlanta (CDC) publie un premier rapport sur l’apparition d’une nouvelle maladie, le sida. L’épidémie est mondiale et les autorités sanitaires réagissent. En 1987, l’ONU vote une résolution pour unir les pays membres autour de cet enjeu. Au tournant des années 1990, l’Etat français s’engage dans la lutte contre le sida avec la mise en place des premières campagnes de prévention nationales et la création de trois structures spécifiques : l’agence nationale de recherches sur le sida, l’Agence française de lutte contre le sida et le Conseil national du sida[3].

La représentation publique du problème se cristallise autour de la communauté homosexuelle. Ainsi, la maladie est d’abord baptisé « Gay-related immunodeficiency disease » (Grid). Les médias contribuent à fabriquer un lien entre le sida et le mode de vie des homosexuels, véhiculé par la presse avec des titres comme « L’épidémie du cancer gay » (Libération, 19/03/1983) ou « La peste rose : le sida » (Le Parisien Libéré, 31/08/1983). L’imputation de responsabilité du sida à un groupe minoritaire est à l’origine de la naissance d’Act Up qui se présente comme une association de séropositifs et d’homosexuels, deux groupes minoritaires et stigmatisés à qui elle entend donner la parole.

Les médecins et les chercheurs scientifiques ont le monopole du discours sur le sida jusqu’en 1989 (publication du « rapport Got »[4]). Dans les années 1990, l’Etat met en place une politique de négociation avec les associations[5]. C’est dans ce contexte qu’Act Up revendique la place active des séropositifs dans la lutte contre le sida. La mise en scène d’une « séropositivité politique » (selon les termes de l’association) conduit les malades à pouvoir s’exprimer publiquement. Le discours d’Act Up consiste à imputer publiquement des responsabilités, notamment à des membres du gouvernement. Avec Act Up, le problème public, classé par les journaux dans les rubriques concernant les thèmes de société voire les thèmes médicaux, devient un problème politique[6].

Face à l’ampleur de l’épidémie, le sida est vécu et publicisé comme une situation d’urgence par les associations. Cette urgence est un principe moteur dans le fonctionnement d’Act Up car elle fabrique et entretientnla colère des militants. Les formes de l’engagement d’Act Up proviennent de ce sentiment d’urgence à agir.

Act Up, une mise en scène publique calculée et maîtrisée

La forme du militantisme d’Act Up est inspiré du modèle américain d’Act Up New York crée en 1987[7]. Les militants de l’association pratiquent ainsi le « Die-in », action collective au cours de laquelle ils se couchent sur la voie publique afin de représenter les morts du sida. Une autre forme d’action importée des USA est le « Zap » qui consiste à réagir de manière immédiate à une déclaration officielle en réalisant une action éclair dans un lieu donné[8]. C’est le cas par exemple lors de l’intrusion des membres de l’association dans le laboratoire pharmaceutique ROCHE, afin de revendiquer leur droit à l’information sur l’évolution du remède qui était en cours de fabrication et qui avait pour objectif de neutraliser le virus[9]. Act Up s’est également fait connaître par son utilisation récurrente des poches de sang que les militants jettent sur des coupables préalablement désignés en réunion hebdomadaire (laboratoires pharmaceutiques, médecins, personnalités politiques, etc.)[10]. Les symboles du sang et de la mort sont fréquemment utilisés par l’association pour répondre à la violence de l’épidémie par des actions qui relèvent d’une stratégie assumée de violence symbolique dans l’espace public.

die-in-act-up-paris

Action de die-in organisée par Act-up Paris

Les actions collectives d’Act Up deviennent rapidement des coups d’éclats médiatiques dont les plus célèbres sont l’interruption de la messe à l’église Notre-Dame, le 1er novembre 1991, et la mise en place d’un préservatif rose fluo sur l’obélisque de la concorde le 1er décembre 1993. Des images spectaculaires sont fabriquées par l’association à destination des journalistes. Elle leur fournit des événements « clefs-en-main ». Les codes journalistiques sont ainsi intégrés au fonctionnement d’Act Up. Cela n’est pas surprenant pour une association qui a été fondée par trois journalistes et qui en compte beaucoup parmi ses adhérents. En interne, une partie des membres de l’association se consacre aux questions médiatiques : chaque semaine, un groupe de militants constitue une revue de presse tandis qu’un autre groupe s’occupe des relations avec les journalistes[11]. L’association théorise même son rapport aux médias dans un livre intitulé Le Sida combien de divisions ?, publié en 1994. Act Up s’est ainsi rendue célèbre par ses actions visuellement spectaculaires et très médiatisées. Mais ne serait-ce pas réduire le but de l’association que de la restreindre à sa médiatisation ? Si ces dernières étaient réductibles à des feux de paille médiatiques, comment expliquer l’intérêt suscité, plus de trente ans plus tard, par le film 120 battements par minute ?

Si la communication prend beaucoup de place dans le fonctionnement de l’association, c’est parce que l’arène médiatique est le lieu où les militants, dominés dans le champ associatif et peu intégrés aux dispositifs institutionnels existants, peuvent exprimer des revendications moins consensuelles et constituer des groupes de pression vis-à-vis des pouvoirs publics. Le but de l’association est ainsi de transformer son capital médiatique en capital politique[12]. Pour Act Up, l’enjeu de la lutte contre le sida est de nature essentiellement politique. Il s’agit de dénoncer l’incapacité des partis politiques à s’engager dans la lutte en raison du fait que les enjeux du sida sont liés à des populations marginalisées. Leur défense est donc peu rentable dans une perspective électorale. Selon Act Up, c’est cette faible rentabilité politique de l’enjeu qui explique l’insuffisance de la prévention et de la recherche[13]. Cette lecture permet à l’association d’englober d’autres luttes contre l’exclusion des minorités et d’opérer ce que les sociologues des mouvements sociaux appellent un élargissement de son cadre d’injustice[14].

Dès lors, si sans les années 1990 les actions d’Act Up s’imposent au grand public par leur dimension symbolique et médiatique, le cadre d’injustice et le répertoire d’action militant de l’association inspirent beaucoup d’autres initiatives qui la citent comme référence, comme Droit au Logement et le mouvement des intermittents du spectacle.

L’essoufflement d’un mouvement qui cherche à faire reconnaître sa mémoire

L’enjeu mémoriel est présent dès la création d’Act Up qui choisit comme emblème le triangle rose des déportés homosexuels pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce choix symbolique inscrit l’association dans la dynamique de construction de l’identité et de la mémoire collective des minorités homosexuelles qu’elle représente[15]. Cet enjeu mémoriel est aussi au cœur du fonctionnement d’Act Up. Les actions spectaculaires et les slogans tels que « Silence = Mort » et « Action = Vie » marquent les esprits. L’association publie également plusieurs livres et accueille des chercheurs à qui elle laisse « le soin d’écrire l’histoire que nous faisons » d’après la quatrième de couverture de son livre Le Sida combien de divisions ? publié en 1994[16].

fra0-14062000-6715-diaporamaToutefois l’association doit lutter pour s’imposer dans la mémoire collective. Depuis la deuxième moitié des années 1990, la lutte contre le sida est moins médiatisée car un consensus optimiste s’est imposé au sujet des avancées médicales et du recul de l’épidémie. L’association, qui comptait plus de 200 adhérents dans les années 1990, n’a désormais plus qu’une vingtaine de membres actifs. Les adhérents les plus emblématiques (comme Cleews Valley) sont décédés. Néanmoins, Act Up continue de se battre pour sa mémoire et pour celle des minorités qu’elle défend. En septembre 2017, Act Up tient une réunion d’urgence sur le projet de construction d’un fond d’archives LGBT, projet ayant été lancé il y a presque 20 ans par la mairie de Paris et qui peine à se mettre en place.

L’enjeu mémoriel pour Act Up consiste à imposer a posteriori sa légitimité. L’association est en effet critiquée dès le début des années 1990. La forme de son militantisme est comparée à un exutoire. L’interprétation psychologique du sentiment de culpabilité des militants a été reprise pour disqualifier l’association, notamment de manière récurrente en 1996 lors des débats sur les anti-protéases[17]. Les militants séropositifs seraient désespérés, ce qui donnerait un caractère irrationnel à leurs actions. Toutefois, par une forme de retournement de stigmate, le « désespoir » est devenu un des mots-clés de la communication d’Act Up. Ce choix est un moyen de légitimer la violence symbolique de ses actions collectives. En effet, les actions reflètent la prise de position de l’association et ne cherchent pas à remporter l’adhésion unanime du public.

La question de la légitimité se pose au sein même de l’association comme le montre l’ouverture du film 120 Battements par Minutes. Deux scènes sont montées parallèlement. Dans la première, on assiste à une action des militants au cours de laquelle ils interrompent une conférence médicale, jettent du sang sur le docteur-conférencier et le menottent. Dans la scène montée en parallèle, les militants débattent de la légitimité de cette action vouée à faire image.

Le film résulte de l’expression des mémoires de différents militants d’Act Up qui transmettent leur vision. Robin Campillo, le réalisateur, adhère à l’association en 1992. Son co-scénariste, Philippe Mangeot, en est président de 1997 à 1999. Le cadrage positif de reconstruction de l’histoire de l’association joue sur les représentations collectives et légitime les actions d’Act Up[18]. Il y a un enjeu politique à réhabiliter cette association représentant la minorité homosexuelle au moment où les droits de cette communauté font partie du débat public. Le film est décrit comme Robin Campillo comme un « hommage » aux militants doublement discriminés comme des séropositifs et des homosexuels. Le cadrage positif du film contribue à réhabiliter la figure du militant dans la société.

L’engouement suscité par 120 Battements Par Minutes, qui a dépassé les 750 000 entrées en France, entretient la mémoire du public pour les associations de lutte contre le sida. En effet le sujet a été peu exploité au cinéma auparavant et reste encore tabou dans la société. Le processus de légitimation enclenché par le film est un instrument politique de reconnaissance, s’inscrivant dans la lignée des actions d’Act Up pour renverser les rapports de forces entre les groupes sociaux. On peut s’interroger pour finir sur les retombées possibles pour l’association. Act Up ne risque-t-elle pas de se retrouver pour ainsi dire fossilisée à travers le film, réduit à l’objet d’un glorieux passé ?

Angélique Simonnet, Inès Schmitt, Maurane Sioul, Nancy Strazel


[1] POLLAK Michaël, « Constitution, diversification et échec de la généralisation d’une grande cause. La lutte contre le Sida. », Politix, 4/16, 1991. Causes entendues – Les constructions du mécontentement (1), p.80-90.

[2] HENRY Emmanuel, « Construction des problèmes publics », in Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p.146-154.

[3]   Dans les années 1980, les médecins des grandes agglomérations américaines reçoivent des patients atteints de maladie nouvelles comme le syndrome de Kaposi, renommée GRID. L’émergence de l’épidémie est soutenue par l’existence d’un patient zéro, « Gaëtan Dugas », qui aurait infecté la population américaine. Les premières campagnes publiques autour du sida sont menées par Michèle Barzach, ministre de la santé et de la famille, et récoltent de nombreuses critiques : ces campagnes sont jugées trop publicitaires.

[4] En 1989, suite à la remise du rapport du Professeur Claude Got au gouvernement, les pouvoirs publics mettent en place un dispositif spécifique de lutte contre l’épidémie. Il renforce les services chargés du sida dont ont été dotées deux directions du ministère de la Santé : La Division sida de la Direction générale de la santé (DGS) et la mission sida de la direction des hôpitaux (DH).

[5] BARBOT Janine, « L’engagement dans l’arène médiatique. Les associations de lutte contre le sida. » Réseaux, 17/95, 1999. Sciences, malades et espace public. p.155-196.

[6] BUTON François, « Sida et politique : saisir les formes de la lutte. », Revue française de science politique, 55/5, 2005, p. 787-810.

[7] vacarme, « Votre vie privée contre la nôtre », 25/4, 2003,  p. 19-20.

[8] PATOUILLARD Victoire, « Une colère politique. L’usage du corps dans une situation exceptionnelle : Le zap d’Act up Paris », Société contemporaine, 31/1 1998, p 15-31.

[9] DARNE Rémy,  « Act up contre les labos roches », L’humanité.fr, 27/05/1993.

[10] BARBOT Janine, « Entre soi et face aux autres… », op. cit.

[11] Ibid.

[12] MARCHETTI Dominique, « Les conditions de réussite d’une mobilisation médiatique et ses limites. L’exemple d’Act-Up Paris », CURAPP, La politique ailleurs, PUF, 1998, p. 277-297.

[13] MANGEOT Philippe, « Sida : angles d’attaque », Vacarme, 29/4, 2004, p.74-81.

[14] SNOW David, ROCHFORD Burke, WORDEN Steven, BENFORD Robert, « Frame Alignment Processes, Micromobilization, and Movement Participation », American Sociological Review, 1986, vol. 51, p. 484-481.

[15] FRAISSE Christèle, « La mémoire collective comme outil de légitimation d’une minorité. L’exemple de la minorité homosexuelle », Connexions, 80/2, 2003, p. 79-91.

[16] BROQUA Christophe, « L’ethnographie comme engagement : enquêter en terrain militant », Genèses, 75/2, 2009, p.109-124.

[17] Les antiprotéases inhibent les protéases. Ce sont des agents antirétroviraux. Leur première utilisation sur le marché date de 1995 et elle a constitué une avancée thérapeutique majeur contre le VIH.

[18] FARAISE Anne,  « Cinéma Act Up, la rage de vivre », Alternatives Economiques, 22/08/2017.